Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 14

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 181-185).


CHAPITRE XIV


Levine était marié depuis près de trois mois. Il était heureux, mais autrement qu’il ne l’avait pensé, et, malgré certains enchantements imprévus, se heurtait à chaque pas à quelque désillusion. La vie conjugale était très différente de ce qu’il avait rêvé ; semblable à un homme qui, ayant admiré la marche calme et régulière d’un bateau sur un lac, voudrait le diriger lui-même, il sentait la différence qui existe entre la simple contemplation et l’action. Il ne suffisait pas de rester assis sans faux mouvements, il fallait encore songer à l’eau sous ses pieds, diriger l’embarcation, soulever d’une main novice les rames pesantes.

Jadis, étant encore garçon, il avait souvent ri intérieurement des petites misères de la vie conjugale : querelles, jalousies, mesquines préoccupations. Jamais rien de semblable ne se produirait dans son ménage, jamais son existence intime ne ressemblerait à celle des autres. Et voilà que ces mêmes petitesses se reproduisaient toutes, et prenaient, quoi qu’il fît, une importance indiscutable.

Comme tous les hommes, Levine s’était imaginé rencontrer les satisfactions de l’amour dans le mariage, sans y admettre aucun détail prosaïque ; l’amour devait lui donner le repos après le travail, sa femme devait se contenter d’être adorée, et il oubliait absolument qu’elle aussi avait des droits à une certaine activité personnelle. Grande fut sa surprise de voir cette poétique et charmante Kitty capable de songer, presque dès les premiers jours de leur mariage, au mobilier, à la literie, au linge, au service de la table, au cuisinier. La façon dont elle avait refusé de voyager pour venir s’installer à la campagne, l’avait frappé pendant leurs fiançailles ; maintenant il se sentait froissé de constater qu’après plusieurs mois l’amour ne l’empêchait pas de s’occuper des côtés matériels de la vie, et il la plaisantait à ce sujet.

Malgré tout, il l’admirait, et s’amusait de la voir présider à l’installation de la maison avec les nouveaux meubles arrivés de Moscou, faire poser des rideaux, organiser les chambres d’amis à l’intention de Dolly, diriger la nouvelle femme de chambre et le vieux cuisinier, entrer en discussion avec Agathe Mikhaïlovna, et lui retirer la garde des provisions. Le vieux cuisinier souriait doucement en recevant des ordres fantaisistes, impossibles à exécuter ; Agathe Mikhaïlovna secouait la tête d’un air pensif devant les nouvelles mesures décrétées par sa jeune maîtresse. Levine les regardait, et quand Kitty venait, moitié riant, moitié pleurant, se plaindre à lui de ce que personne ne la prenait au sérieux, il trouvait sa femme charmante, mais étrange. Il ne comprenait rien au sentiment de métamorphose qu’elle éprouvait en se voyant maîtresse d’acheter des montagnes de bonbons, de dépenser et de commander ce qu’elle voulait, habituée qu’elle avait été chez ses parents à restreindre ses fantaisies.

Elle se préparait avec joie à l’arrivée de Dolly avec ses enfants, aux gâteries qu’elle aurait pour les petits. Les détails du ménage l’attiraient invinciblement, et, comme en prévision des mauvais jours, elle faisait instinctivement son petit nid à l’approche du printemps. Ce zèle pour des bagatelles, très contraire à l’idéal de bonheur exalté rêvé par Levine, fut par certains côtés une désillusion, tandis que cette même activité, dont le but lui échappait, mais qu’il ne pouvait voir sans plaisir, lui semblait sous d’autres aspects un enchantement inattendu.

Les querelles furent aussi des surprises ! Jamais Levine ne se serait imaginé qu’entre sa femme et lui d’autres rapports que ceux de la douceur, du respect, de la tendresse, pussent exister ; et voici que dès les premiers jours ils se disputèrent ! Kitty déclara qu’il n’aimait que lui-même, et fondit en larmes avec des gestes désespérés.

La première de ces querelles survint à la suite d’une course que fit Levine à une nouvelle ferme ; il resta absent une demi-heure de plus qu’il n’avait dit, s’étant égaré en voulant rentrer par le plus court. Kitty occupait exclusivement sa pensée tandis qu’il approchait de la maison, et, tout en cheminant, il s’enflammait à l’idée de son bonheur, de sa tendresse pour sa femme. Il accourut au salon dans un état d’esprit analogue à celui qu’il avait éprouvé le jour de sa demande en mariage. Un visage sombre, qu’il ne connaissait pas, l’accueillit ; il voulut embrasser Kitty, elle le repoussa.

« Qu’as-tu ?

— Tu t’amuses, toi… » commença-t-elle, voulant se montrer froidement amère.

Mais à peine eut-elle ouvert la bouche, que l’absurde jalousie qui l’avait tourmentée pendant qu’elle attendait, assise sur le rebord de la fenêtre, éclata en paroles de reproches. Il comprit alors clairement, pour la première fois, ce qu’il n’avait compris jusque-là que confusément, que la limite qui les séparait était insaisissable, et qu’il ne savait plus où commençait et où finissait sa propre personnalité. Ce fut un douloureux sentiment de scission intérieure. Jamais pareille impression ne lui revint aussi vive. Il voulait se disculper, prouver à Kitty son injustice ; il eût été porté par habitude à rejeter les torts sur elle, mais il l’aurait ainsi irritée davantage, en augmentant leur dissentiment. Rester sous le coup d’une injustice était cruel, la froisser sous prétexte de justification était plus fâcheux encore. Comme un homme luttant à moitié endormi avec un mal douloureux qu’il voudrait s’arracher, constate au réveil que ce mal est au fond de lui-même, il reconnaissait que la patience était l’unique remède.

La réconciliation fut prompte. Kitty, sans l’avouer, se sentait dans son tort, et se montra si tendre que leur amour n’en fut que plus grand. Malheureusement ces difficultés se renouvelèrent souvent pour des raisons aussi futiles qu’imprévues, et parce qu’ils ignoraient encore mutuellement ce qui pour l’un et l’autre avait de l’importance. Ces premiers mois furent difficiles à passer ; ils n’étaient de bonne humeur ni l’un ni l’autre, et la cause la plus puérile suffisait à provoquer une mésintelligence, dont la cause leur échappait ensuite. Chacun d’eux tiraillait de son côté la chaîne qui les liait, et cette lune de miel, dont Levine attendait des merveilles, ne leur laissa, en réalité, que des souvenirs pénibles. Tous deux cherchèrent par la suite à effacer de leur mémoire les mille incidents regrettables, presque ridicules, de cette période pendant laquelle ils se trouvèrent si rarement dans un état d’esprit normal.

La vie ne devint plus régulière qu’à leur retour de Moscou, où ils firent un court séjour dans le troisième mois qui suivit leur mariage.