Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 8

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 432-438).


CHAPITRE VIII


Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dolly mena ses enfants à la communion. Quoiqu’elle étonnât souvent ses parents et ses amies par sa liberté de pensée sur les questions de foi, Daria Alexandrovna n’en avait pas moins une religion qui lui tenait à cœur. Cette religion n’avait guère de rapport avec les dogmes de l’Église, et ressemblait étrangement à la métempsycose ; pourtant Dolly remplissait et faisait strictement remplir dans sa famille les prescriptions de l’Église. Elle ne voulait pas seulement par là prêcher d’exemple, elle obéissait à un besoin de son âme, et en ce moment elle se tourmentait à l’idée de ne pas avoir fait communier ses enfants de l’année. Elle résolut d’accomplir ce devoir.

On s’y prit à l’avance pour décider les toilettes des enfants ; des robes furent arrangées, lavées, allongées ; on rajouta des volants, on mit des boutons neufs, des nœuds de rubans. L’Anglaise se chargea de la robe de Tania, et fit faire bien du mauvais sang à Daria Alexandrovna ; les entournures se trouvèrent trop étroites, les pinces du corsage trop hautes ; Tania faisait peine à voir, tant cette robe lui rendait les épaules étroites. Heureusement Matrona Philémonovna eut l’idée d’ajouter de petites pièces au corsage pour l’élargir, et une pèlerine pour dissimuler les pièces. Le mal fut réparé ; mais on en était venu aux paroles amères avec l’Anglaise.

Tout étant terminé, les enfants, parés et rayonnants de joie, se réunirent un dimanche matin sur le perron, devant la calèche attelée, attendant leur mère pour se rendre à l’église. Grâce à la protection de Matrona Philémonovna, on avait remplacé à la calèche le cheval rétif par celui de l’intendant. Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et l’on partit.

Dolly s’était coiffée et habillée avec soin, presque avec émotion. Jadis elle avait aimé la toilette pour se faire belle et élégante, afin de plaire ; mais, en prenant de l’âge, elle perdit un goût de parure qui la forçait de constater que sa beauté avait disparu. Maintenant, pour ne pas faire ombre au tableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait à une certaine recherche de toilette, toutefois sans qu’elle songeât à s’embellir. Elle partit après un dernier coup d’œil au miroir.

Personne à l’église, excepté les paysans et les gens de la maison ; mais elle remarqua l’admiration que ses enfants et elle-même inspiraient au passage. Les enfants furent aussi charmants de visage que de tenue. Le petit Alexis eut bien quelques distractions causées par les pans de sa veste, dont il aurait voulu admirer l’effet par derrière, mais il était si gentil ! Tania fut comme une petite femme, et prit soin des plus jeunes. Quant à Lili, la dernière, elle fut ravissante ; tout ce qu’elle voyait lui causait l’admiration la plus vive, et il fut difficile de ne pas sourire quand, après avoir reçu la communion, elle dit au prêtre : « Please some more ».

En rentrant à la maison, les enfants, sous l’impression de l’acte solennel qu’ils venaient d’accomplir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien jusqu’au déjeuner ; mais à ce moment Grisha se permit de siffler, et, qui pis est, refusa d’obéir à l’Anglaise, et fut privé de dessert ! Quand elle apprit le méfait de l’enfant, Dolly, qui, présente, eût tout adouci, dut soutenir la gouvernante et confirmer la punition. Cet épisode troubla la joie générale.

Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolas avait sifflé aussi, mais que lui seul était puni, et que, s’il pleurait, c’était à cause de l’injustice de l’Anglaise, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Alexandrovna, attristée, voulut arranger la chose.

Pendant ce temps, le coupable, réfugié au salon, s’était assis sur l’appui de la fenêtre, et, en traversant cette pièce, Dolly l’aperçut, ainsi que Tania, debout devant lui, une assiette à la main. Sous prétexte de faire un dîner à ses poupées, la petite fille avait obtenu la permission d’emporter un morceau de tarte dans la chambre des enfants, et c’était à son frère qu’elle l’apportait. Grisha, tout en pleurant sur l’injustice dont il se croyait victime, mangeait en sanglotant et disait à sa sœur au milieu de ses larmes : « Mange aussi, mangeons à nous deux ». Tania, pleine de sympathie pour son frère, mangeait les larmes aux yeux, avec le sentiment d’avoir accompli une action généreuse.

Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l’expression de son visage les rassura ; ils coururent aussitôt vers elle, lui baisèrent les mains de leurs bouches pleines de tarte, et la confiture mêlée aux larmes leur barbouilla toute la figure.

« Tania, ta robe neuve ; Grisha… » disait la mère souriant d’un air attendri, tout en cherchant à préserver de taches les habits neufs.

Les belles toilettes ôtées, on mit des robes ordinaires aux filles et de vieilles vestes aux garçons, on fit atteler le char à bancs, et l’on alla chercher des champignons au bois. Au milieu des cris de joie, les enfants remplirent une grande corbeille de champignons. Lili elle-même en trouva un. Autrefois, il fallait que miss Hull les lui cherchât ; ce jour-là, elle le découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme général. « Lili a trouvé un champignon ! »

La journée se termina par un bain à la rivière ; les chevaux furent attachés aux arbres, et le cocher Terenti, les laissant chasser les mouches de leurs queues, s’étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe, et s’amusa des rires et des cris joyeux qui partaient de la cabine.

Daria Alexandrovna aimait à baigner elle-même les enfants, quoique ce ne fût pas chose facile de les empêcher de faire des sottises, ni de se retrouver dans la collection de bas, de souliers, de petits pantalons qu’il fallait, le bain fini, reboutonner et rattacher. Ces jolis corps d’enfants qu’elle plongeait dans l’eau, les yeux brillants de ces têtes de chérubins, ces exclamations à la fois effrayées et rieuses, au premier plongeon, ces petits membres qu’il fallait ensuite réintroduire dans leurs vêtements, tout l’amusait.

La toilette des enfants était à moitié faite lorsque des paysannes endimanchées passèrent devant la cabine de bain et s’arrêtèrent timidement. Matrona Philémonovna héla l’une d’elles pour lui donner à faire sécher du linge tombé à la rivière, et Daria Alexandrovna leur adressa la parole. Les paysannes commencèrent par rire, en se cachant la bouche de la main, ne comprenant pas bien ses questions, mais elles s’enhardirent peu à peu, et gagnèrent le cœur de Dolly par leur sincère admiration des enfants.

« Regarde-la donc : est-elle jolie ? et blanche comme du sucre ! dit l’une d’elles en montrant Tania… mais bien maigre ! ajouta-t-elle en secouant la tête.

— C’est parce qu’elle a été malade.

— Et celui-ci, le baigne-t-on aussi ? dit une autre en désignant le dernier-né.

— Oh non, il n’a que trois mois, répondit Dolly avec fierté.

— Vrai ?

— Et toi, as-tu des enfants ?

— J’en ai eu quatre : il m’en reste deux, fille et garçon. J’ai sevré le dernier avant le carême.

— Quel âge a-t-il ?

— Il est dans sa deuxième année.

— Pourquoi l’as-tu nourri si longtemps ?

— C’est l’usage chez nous : trois carêmes. »

On continua à causer des enfants, de leurs maladies, du mari ; le voyait-on souvent ?

Daria Alexandrovna prenait intérêt à la conversation autant que les paysannes, et n’avait aucune envie de s’en aller. Elle était contente de voir que ces femmes lui enviaient le nombre de ses enfants et leur beauté. Puis elles la firent rire, et offensèrent miss Hull par leurs observations sur la toilette de celle-ci. Une des plus jeunes regardait de tous ses yeux l’Anglaise, se rhabillant la dernière, et mettant plusieurs jupons les uns par-dessus les autres. Au troisième, la paysanne n’y tint plus et s’écria involontairement : « Regarde donc ce qu’elle en met, cela ne finit pas ! » Et toutes de rire.