Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 3

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 403-411).


CHAPITRE III


« Je pensais à toi, dit Serge Ivanitch : sais-tu que d’après ce que raconte le docteur, un garçon qui n’est pas bête, ce qui se passe dans le district n’a pas de nom ? Et cela me fait revenir à ce que je t’ai déjà dit : tu as tort de ne pas aller aux assemblées et de te tenir à l’écart. Si les hommes de valeur ne veulent pas se mêler des affaires, tout ira à la diable. L’argent des contribuables ne sert à rien, car il n’y a ni écoles, ni infirmiers, ni sages-femmes, ni pharmacies : il n’y a rien.

— J’ai essayé, répondit à contre-cœur Levine, mais je ne peux pas : que veux-tu que j’y fasse ?

— Pourquoi ne le peux-tu pas ? Je t’avoue que je n’y comprends rien. Je n’admets pas que ce soit incapacité ou indifférence : ne serait-ce pas tout simplement paresse ?

— Rien de tout cela. J’ai essayé et j’ai acquis la conviction que je ne pouvais rien faire. »

Levine n’approfondissait pas beaucoup ce que disait son frère, et, tout en regardant la rivière et la prairie, il cherchait à distinguer dans le lointain un point noir ; était-ce le cheval de l’intendant ?

« Tu te résignes trop facilement ! Comment n’y mets-tu pas un peu d’amour-propre ?

— Je ne conçois pas l’amour-propre en pareille matière, répondit Levine, que ce reproche piqua au vif. Si à l’Université on m’avait reproché d’être incapable de comprendre le calcul intégral comme mes camarades, j’y aurais mis de l’amour-propre ; mais ici il faudrait commencer par croire à l’utilité des innovations à l’ordre du jour.

— Eh quoi ! sont-elles donc inutiles ? demanda Serge Ivanitch, froissé de voir son frère attacher si peu d’importance à ses paroles et y prêter une si médiocre attention.

— Non, que veux-tu que j’y fasse, je ne vois là rien d’utile et ne m’y intéresse pas, répondit Levine qui venait enfin de reconnaître son intendant à cheval dans le lointain.

— Écoute, dit le frère aîné dont le beau visage s’était rembruni : il y a limite à tout ; admettons qu’il soit superbe de détester la pose, le mensonge, et de passer pour un original ; mais ce que tu viens de dire n’a pas le sens commun. Trouves-tu réellement indifférent que le peuple, que tu aimes, à ce que tu assures…

— Je n’ai jamais rien assuré de pareil, interrompit Levine.

— Que ce peuple meure sans secours ? reprit Serge ; que de grossières sages-femmes fassent périr les nouveau-nés ? que les paysans croupissent dans l’ignorance et restent la proie du premier écrivain venu ? »

Et Serge Ivanitch lui posa le dilemme suivant : « Ou bien ton développement intellectuel est en défaut, ou bien c’est ton amour du repos, ta vanité, que sais-je ? qui l’emporte. »

Constantin sentit que, s’il ne voulait pas être convaincu d’indifférence pour le bien public, il n’avait qu’à se soumettre.

« Je ne vois pas, dit-il blessé et mécontent, qu’il soit possible…

— Comment tu ne vois pas, par exemple, qu’en surveillant mieux l’emploi des contributions il serait possible d’obtenir une assistance médicale quelconque ?

— Je ne crois pas à la possibilité d’une assistance médicale sur une étendue de quatre mille verstes carrées, comme notre district. Au reste, je n’ai aucune foi dans l’efficacité de la médecine.

— Tu es injuste, je te citerais mille exemples… Et les écoles ?

— Pourquoi faire des écoles ?

— Comment, pourquoi faire ? Peut-on douter des avantages de l’instruction ? Si tu la trouves utile pour toi, peux-tu la refuser aux autres ? »

Constantin se sentit mis au pied du mur et, dans son irritation, avoua involontairement, la véritable cause de son indifférence :

« Tout cela peut être vrai, mais pourquoi irais-je me tracasser au sujet de ces stations médicales dont je ne me servirai jamais, de ces écoles où je n’enverrai jamais mes enfants, où les paysans ne veulent pas envoyer les leurs et où je ne suis pas sûr du tout qu’il soit bon de les envoyer. »

Serge Ivanitch fut déconcerté de cette sortie, et, tirant silencieusement sa ligne de l’eau, il se tourna vers son frère en souriant :

« Tu as cependant éprouvé le besoin d’un médecin, puisque tu en as fait venir un pour Agathe Mikhaïlovna.

— Et je crois que sa main n’en restera pas moins estropiée.

— C’est à savoir… Puis, lorsque le paysan sait lire, ne te rend-il pas meilleur service ?

— Oh ! quant à cela, non ! répondit carrément Levine ; questionne qui tu voudras, chacun te dira que le paysan qui sait lire vaut moins comme ouvrier. Il n’ira plus réparer les routes ; et, si on l’emploie à construire un pont, il tâchera avant tout d’en emporter les planches.

— Au reste, il ne s’agit pas de cela, — dit Serge en fronçant le sourcil ; il détestait la contradiction et surtout cette façon de sauter d’un sujet à l’autre, et de produire des arguments sans aucun lien apparent. — La question se pose ainsi : Conviens-tu que l’éducation soit un bien pour le peuple ?

— J’en conviens, » dit Levine sans songer que telle n’était pas sa pensée ; il sentit aussitôt que son frère allait retourner cet aveu contre lui, et comprit qu’il serait logiquement convaincu d’inconséquence. Ce fut bien facile.

« Du moment que tu en conviens, tu ne saurais, en honnête homme, refuser ta coopération à cette œuvre.

— Mais si je ne la regarde pas encore comme bonne, cette œuvre, dit Levine en rougissant.

— Comment cela ? tu viens de dire…

— Je veux dire que l’expérience n’a pas encore démontré qu’elle fût vraiment utile.

— Tu n’en sais rien, puisque tu n’as pas fait le moindre effort pour t’en convaincre.

— Eh bien ! admettons que l’instruction du peuple soit un bien, dit Constantin sans la moindre conviction ; mais pourquoi irai-je m’en tourmenter, moi ?

— Comment, pourquoi ?

— Explique-moi ton idée au point de vue philosophique, puisque nous en sommes là.

— Je ne vois pas que la philosophie ait rien à faire là, répondit Serge d’un ton qui parut à son frère établir des doutes sur son droit de parler philosophie.

— Voici pourquoi, dit-il, mécontent et s’échauffant tout en parlant. Selon moi, le mobile de nos actions restera toujours notre intérêt personnel. Or je ne vois rien dans nos institutions provinciales qui contribue à mon bien-être. Les routes ne sont pas meilleures, et ne peuvent pas le devenir : d’ailleurs, mes chevaux me conduisent tout aussi bien par de mauvais chemins. Je ne fais aucun cas des médecins et des pharmacies. Le juge de paix m’est inutile. Jamais je n’ai eu recours à lui, et jamais l’idée d’avoir recours à lui ne me viendra. Les écoles, non seulement me paraissent inutiles, mais, comme je te l’ai expliqué, me font du tort. Quant aux institutions provinciales, elles ne représentent pour moi que l’obligation de payer un impôt de 18 kopecks par déssiatine, d’aller à la ville, d’y coucher avec des punaises, et d’y entendre des inepties et des grossièretés de tout genre : rien de tout cela n’est dans mon intérêt personnel.

— Pardon, interrompit en souriant Serge Ivanitch ; il n’était pas de notre intérêt de travailler à l’émancipation des paysans : nous l’avons cependant fait.

— Oh ! l’émancipation était une autre affaire, reprit Constantin en s’animant de plus en plus ; c’était bien notre intérêt personnel. Nous avons voulu, nous autres honnêtes gens, secouer un joug qui nous pesait. Mais être membre du conseil de la ville, et venir discuter sur des conduits à établir dans des rues que je n’habite pas ; être juré, et venir juger un paysan accusé d’avoir volé un jambon ; écouter pendant six heures les sottises variées que peuvent débiter le défenseur et le procureur ; demander comme président à Alexis, mon vieil ami à moitié idiot : « Reconnaissez-vous, monsieur l’accusé, avoir dérobé un jambon ?… »

Et Constantin, entraîné par son sujet, représenta la scène entre le président et l’accusé, s’imaginant continuer ainsi la discussion.

Serge Ivanitch leva les épaules.

— « Qu’entends-tu par là ?

— J’entends que, lorsqu’il s’agira de droits qui me toucheront, qui toucheront à mes intérêts personnels, je saurai les défendre de toutes mes forces ; lorsque, étant étudiant, on venait faire des perquisitions chez nous, et que les gendarmes lisaient nos lettres, je savais défendre mes droits à la liberté, à l’instruction. Je veux bien discuter le service obligatoire, parce que c’est une question qui touche au sort de mes enfants, de mes frères, au mien par conséquent ; mais savoir comment employer les 40 mille roubles d’impôts, et faire le procès d’Alexis l’idiot, je ne m’en sens pas capable. »

La digue était rompue ; Constantin parlait sans s’arrêter. Serge sourit.

« Et si demain tu as un procès, tu préférerais être jugé par les tribunaux d’autrefois ?

— Je n’aurai pas de procès ; je n’assassinerai personne, et tout cela ne me sert à rien. Nos institutions provinciales, vois-tu, dit-il en sautant selon son habitude d’un sujet à l’autre, me rappellent les petits bouleaux que nous enfoncions en terre le jour de la Trinité pour figurer une forêt. La forêt a poussé d’elle-même en Europe, mais, quant à nos petits bouleaux, il m’est impossible de les arroser et de croire en eux. »

Serge Ivanitch haussa les épaules en signe d’étonnement de voir ces petits bouleaux mêlés à leur discussion ; il comprit cependant l’idée de son frère.

« Ceci n’est pas un raisonnement, » dit-il.

Mais Constantin, pour tâcher d’expliquer cette absence d’intérêt pour les affaires publiques, dont il se sentait coupable, continua :

« Je crois qu’il n’y a pas d’activité durable si elle n’est pas fondée sur l’intérêt personnel : c’est une vérité générale, philosophique », dit-il en appuyant sur ce dernier mot, comme pour prouver qu’il avait aussi bien qu’un autre le droit de parler philosophie.

Serge Ivanitch sourit encore. « Lui aussi, se dit-il, se fait une philosophie pour la mettre au service de ses penchants ! »

— Laisse la philosophie tranquille. Son but a précisément été, dans tous les temps, de saisir ce lien indispensable qui existe entre l’intérêt personnel et l’intérêt général. Mais je tiens à rectifier la comparaison. Les petits bouleaux n’ont pas été fichés en terre, ils ont été semés, plantés, et il faut les traiter avec ménagement. Les seules nations qui aient de l’avenir, les seules qu’on puisse nommer historiques, sont celles qui sentent l’importance et la valeur de leurs institutions, qui par conséquent y attachent du prix. »

Et pour mieux démontrer l’erreur que son frère commettait, il discuta la question au point de vue de la philosophie de l’histoire, un terrain sur lequel Constantin ne pouvait pas le suivre.

« Quant à ton peu de goût pour les affaires, tu m’excuseras si je le mets sur le compte de notre paresse russe, de nos anciennes habitudes de grands seigneurs ; laisse-moi espérer que tu reviendras de cette erreur passagère. »

Constantin ne répondit pas ; il se sentait battu à plate couture, et sentait également que son frère n’avait pas compris, ou n’avait pas voulu comprendre sa pensée. Était-ce lui qui ne savait pas s’expliquer clairement, ou son frère qui y mettait de la mauvaise volonté ? Sans approfondir cette question, il ne répliqua pas et s’absorba dans ses réflexions.

Serge Ivanitch retira ses lignes, détacha le cheval, et ils partirent.