Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 23

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 519-524).


XXIII


La commission du 2 juin siégeait généralement le lundi. Alexis Alexandrovitch entra dans la salle, salua, comme d’ordinaire, le président et les membres de la commission, et s’assit à sa place, posant la main sur les papiers préparés devant lui, parmi lesquels se trouvaient ses documents particuliers et ses notes sur la proposition qu’il comptait soumettre à ses collègues. Au reste, les notes était superflues, car non seulement rien ne lui échappait de ce qu’il avait préparé, mais il se croyait encore tenu de repasser au dernier moment dans sa mémoire les sujets qu’il voulait traiter. Il savait d’ailleurs que l’instant venu, lorsqu’il se verrait en face de son adversaire qui chercherait à prendre une physionomie indifférente, la parole lui viendrait d’elle-même, avec toute la netteté nécessaire, et que chaque mot porterait. En attendant, il écoutait la lecture du rapport habituel de l’air le plus innocent, le plus inoffensif. Personne n’aurait pensé, en voyant cet homme à la tête penchée, à l’aspect fatigué, palpant doucement de ses mains blanches, aux veines légèrement gonflées, aux doigts longs et maigres, les bords du papier blanc posé devant lui, que, quelques minutes après, ce même homme allait prononcer un discours qui soulèverait une véritable tempête, obligerait les membres de la commission à crier plus fort les uns que les autres, en s’interrompant mutuellement, et forcerait le président à les rappeler à l’ordre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexandrovitch, d’une voix faible, déclara qu’il avait quelques observations à présenter au sujet de la question à l’ordre du jour. L’attention générale se porta sur lui. Alexis Alexandrovitch éclaircit sa voix, toussa légèrement, et, sans regarder son adversaire, comme il le faisait toujours quand il débitait un discours, s’adressa au premier venu, assis devant lui, qui se trouva être un petit vieillard modeste, sans la moindre importance dans la commission. Quand il en vint au point capital, aux lois organiques, son adversaire sauta de son siège et lui répondit ; Strémof, qui faisait aussi partie de la commission et qu’il piquait au vif, se défendit également. La séance fut des plus orageuses ; mais Alexis Alexandrovitch triompha, et sa proposition fut acceptée ; on nomma trois nouvelles commissions, et le lendemain, dans certain milieu pétersbourgeois, il ne fut question que de cette séance. Le succès d’Alexis Alexandrovitch dépassa même son attente.

Le lendemain matin, le mardi, Karénine, en s’éveillant, se rappela avec plaisir son triomphe de la veille, et ne put réprimer un sourire, malgré son désir de paraître indifférent, quand son chef de cabinet, pour lui être agréable, lui parla des rumeurs qu’excitait la réunion de la veille.

Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail, oublia complètement que ce mardi était le jour fixé pour le retour de sa femme ; aussi fut-il désagréablement impressionné quand un domestique vint lui annoncer qu’elle était arrivée.

Anna était rentrée à Pétersbourg le matin de bonne heure ; son mari ne l’ignorait pas, puisqu’elle avait demandé une voiture par dépêche ; mais il ne vint pas la recevoir, et elle fut prévenue qu’il était occupé avec son chef de cabinet. Après l’avoir fait avertir de son retour, Anna alla dans son appartement, et y fit déballer ses effets, attendant toujours qu’Alexis Alexandrovitch parût ; mais une heure se passa, et il ne parut pas ; sous prétexte d’ordres à donner, elle entra dans la salle à manger, parla au domestique à voix haute, avec intention, toujours sans succès ; elle entendit son mari reconduire jusqu’à la porte son chef de cabinet ; d’habitude, il sortait après cette conférence, elle le savait et voulait absolument le voir pour régler leurs rapports futurs ; il fallut se décider à entrer dans le cabinet de travail d’Alexis Alexandrovitch. Celui-ci en uniforme, prêt à sortir, était accoudé à une petite table et regardait tristement devant lui. Anna le vit avant qu’il l’aperçût, et comprit qu’il pensait à elle. Karénine, à sa vue, voulut se lever, hésita, rougit, ce qui ne lui arrivait guère, puis, se levant enfin brusquement, il fit quelques pas vers elle, en fixant les yeux sur son front et sa coiffure, pour éviter son regard. Quand il fut près de sa femme, il lui prit la main et l’invita à s’asseoir.

« Je suis très content de vous savoir rentrée, » dit-il en s’asseyant près d’elle avec le désir évident de parler, mais en s’arrêtant chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue, et disposée à l’accuser et à le mépriser, Anna ne trouvait rien à dire et avait pitié de lui. Leur silence se prolongea assez longtemps.

« Serge va bien ? — dit-il enfin ; et, sans attendre de réponse, il ajouta : — Je ne dînerai pas à la maison : il faut que je sorte tout de suite.

— Je voulais partir pour Moscou, dit Anna.

— Non, vous avez très, très bien fait de rentrer, » répondit-il. Et le silence recommença.

Le voyant incapable d’aborder la question, Anna prit la parole elle-même.

« Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant sans baisser les yeux sous ce regard fixé sur sa coiffure. Je suis une femme mauvaise et coupable ; mais je reste ce que j’étais, ce que je vous ai avoué être, et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer.

— Je ne vous demande pas cela, — répondit-il aussitôt d’un ton décidé, la colère lui rendant toutes ses facultés et, cette fois, regardant Anna en face, avec une expression de haine : — Je le supposais, mais ainsi que je vous l’ai dit et écrit, continua-t-il d’une voix brève et perçante, ainsi que je vous le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir, je veux l’ignorer ; toutes les femmes n’ont pas comme vous la bonté de se hâter de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot « agréable ».) J’ignore tout tant que le monde n’en sera pas averti, ni mon nom déshonoré. C’est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent rester ce qu’elles ont toujours été ; je ne chercherai à mettre mon honneur à l’abri que dans le cas où vous vous compromettriez.

— Mais nos relations ne peuvent rester ce qu’elles étaient, » dit Anna timidement en le regardant avec frayeur.

En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix railleuse, aiguë et un peu enfantine, toute la pitié qu’elle avait d’abord éprouvée disparut devant la répulsion qu’il lui inspirait ; elle n’eut qu’une crainte, celle de ne pas s’expliquer d’une façon assez précise sur ce que devaient être leurs relations.

« Je ne puis être votre femme, quand je… »

Karénine eut un rire froid et mauvais.

« Le genre de vie qu’il vous a plu de choisir se reflète jusque dans votre manière de comprendre, mais je méprise et respecte trop, je veux dire que je respecte trop votre passé et méprise trop le présent pour que mes paroles prêtent à l’interprétation que vous leur donnez. »

Anna soupira et baissa la tête.

« Au reste, continua-t-il en s’échauffant, j’ai peine à comprendre que, n’ayant rien trouvé de blâmable à prévenir votre mari de votre infidélité, vous ayez des scrupules sur l’accomplissement de vos devoirs d’épouse.

— Alexis Alexandrovitch, qu’exigez-vous de moi ?

— J’exige de ne jamais rencontrer cet homme. J’exige que vous vous comportiez de telle sorte que ni le monde ni nos gens ne puissent vous accuser ; j’exige, en un mot, que vous ne le receviez plus. Il me semble que ce n’est pas beaucoup demander. Je n’ai rien de plus à vous dire ; je dois sortir et ne dînerai pas à la maison. »

Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva aussi ; il la salua sans parler, et la laissa sortir la première.