Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 22

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 512-518).


CHAPITRE XXII


Il était cinq heures passées. Pour ne pas manquer au rendez-vous, et surtout pour ne pas s’y rendre avec ses chevaux que tout le monde connaissait, Wronsky prit la voiture d’isvostchik de Yashvine et ordonna au cocher de marcher bon train ; c’était une vieille voiture à quatre places ; il s’y installa dans un coin, et étendit ses jambes sur la banquette.

L’ordre rétabli dans ses affaires, l’amitié de Serpouhowskoï et les paroles flatteuses par lesquelles celui-ci lui avait affirmé qu’il était un homme nécessaire, enfin l’attente d’une entrevue avec Anna, lui donnaient une joie de vivre si exubérante qu’un sourire lui vint aux lèvres ; il passa la main sur la contusion de la veille, et respira à pleins poumons.

« Qu’il fait bon vivre », se dit-il en se rejetant au fond de la voiture, les jambes croisées. Jamais il n’avait éprouvé si vivement cette plénitude de vie, qui lui rendait même agréable la légère douleur qu’il ressentait de sa chute.

Cette froide et claire journée d’août, dont Anna avait été si péniblement impressionnée, le stimulait, l’excitait.

Ce qu’il apercevait aux dernières clartés du jour, dans cette atmosphère pure, lui paraissait frais, joyeux et sain comme lui-même. Les toits des maisons que doraient les rayons du soleil couchant, les contours des palissades bordant la route, les maisons se dessinant en vifs reliefs, les rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu’aucun souffle de vent n’agitait, les champs avec leurs sillons de pommes de terre, où se projetaient des ombres obliques : tout semblait composer un joli paysage fraîchement verni.

« Plus vite, plus vite », dit-il au cocher en lui glissant par la glace de la voiture un billet de trois roubles. L’isvostchik raffermit de la main la lanterne de la voiture, fouetta ses chevaux, et l’équipage roula rapidement sur la chaussée unie.

« Il ne me faut rien, rien que ce bonheur ! » pensa-t-il en fixant les yeux sur le bouton de la sonnette, placé entre les deux glaces de la voiture ; et il se représenta Anna telle qu’il l’avait vue la dernière fois. « Plus je vais, plus je l’aime !… Et voilà le jardin de la villa Wrede. Où peut-elle bien être ? Pourquoi m’a-t-elle écrit un mot sur la lettre de Betsy ? » C’était la première fois qu’il y songeait ; mais il n’avait pas le temps de réfléchir. Il arrêta le cocher avant d’atteindre l’avenue, descendit tandis que la voiture marchait encore, et entra dans l’allée qui menait à la maison : il n’y vit personne ; mais en regardant à droite dans le parc, il aperçut Anna, le visage couvert d’un voile épais ; il la reconnut à sa démarche, à la forme de ses épaules, à l’attache de sa tête, et sentit comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à ses mouvements et à sa respiration.

Quand ils furent près l’un de l’autre, elle lui prit vivement la main :

« Tu ne m’en veux pas de t’avoir fait venir ? J’ai absolument besoin de te voir, — dit-elle, et le pli sévère de sa lèvre sous son voile changea subitement la disposition joyeuse de Wronsky.

— Moi, t’en vouloir ? mais comment et pourquoi es-tu ici ?

— Peu importe, dit-elle en passant le bras sous celui de Wronsky ; viens, il faut que je te parle. »

Il comprit qu’un nouvel incident était survenu, et que leur entretien n’aurait rien de doux ; aussi fut-il gagné par l’agitation d’Anna sans en connaître la cause.

« Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il en lui serrant le bras et cherchant à lire sur son visage.

Elle fit quelques pas en silence pour reprendre haleine, et s’arrêta tout à coup.

« Je ne t’ai pas dit hier, commença-t-elle en respirant avec effort et parlant rapidement, qu’en rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch, je lui ai tout avoué… je lui ai dit que je ne pouvais plus être sa femme… enfin tout. »

Il l’écoutait, penché vers elle, comme s’il eût voulu adoucir l’amertume de cette confidence ; mais aussitôt qu’elle eut parlé, il se redressa et son visage prit une expression fière et sévère.

« Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je comprends ce que tu as dû souffrir ! » Mais elle n’écoutait pas et cherchait à deviner les pensées de son amant ; pouvait-elle imaginer que l’expression de ses traits se rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu’il venait d’entendre ; au duel, qu’il croyait dorénavant inévitable ! jamais Anna n’y avait songé, et l’interprétation qu’elle donna au changement de physionomie de Wronsky fut très différente.

Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond de l’âme que tout resterait comme par le passé, qu’elle n’aurait pas la force de sacrifier sa position dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée passée chez la princesse Tverskoï l’avait confirmée dans cette conviction ; néanmoins elle attachait une grande importance à son entrevue avec Wronsky, elle espérait que leur situation respective en serait changée. Si dès le premier moment il avait dit sans hésitation : « Quitte tout et viens avec moi », elle aurait même abandonné son fils ; mais il n’eut aucun mouvement de ce genre, et lui sembla plutôt blessé et mécontent.

« Je n’ai pas souffert, cela s’est fait de soi-même, dit-elle avec une certaine irritation, et voilà… » Elle retira de son gant la lettre de son mari.

« Je comprends, je comprends, interrompit Wronsky en prenant la lettre sans la lire, et en cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette explication pour consacrer entièrement ma vie à ton bonheur.

— Pourquoi me dis-tu cela ? puis-je en douter ? dit-elle. Si j’en doutais…

— Qui vient là ? dit tout à coup Wronsky en désignant deux dames qui venaient à leur rencontre. Peut-être nous connaissent-elles… » Et il entraîna précipitamment Anna dans une allée de côté.

« Cela m’est si indifférent ! — dit celle-ci ; ses lèvres tremblaient, et il sembla à Wronsky qu’elle le regardait sous son voile avec une expression de haine étrange. — Je le répète : dans toute cette affaire, je ne doute pas de toi ; mais lis ce qu’il m’écrit. » Et elle s’arrêta de nouveau.

Wronsky, tout en lisant la lettre, s’abandonna involontairement, comme il l’avait fait tout à l’heure en apprenant la rupture d’Anna avec son mari, à l’impression qu’éveillait en lui la pensée de ses rapports avec ce mari offensé ; malgré lui il se représentait la provocation qu’il recevrait le lendemain, le duel, le moment où, toujours calme et froid, il serait en face de son adversaire, et, après avoir déchargé son arme en l’air, attendrait que celui-ci tirât sur lui ;… et les paroles de Serpouhowskoï lui traversèrent l’esprit : « Mieux vaut ne pas s’enchaîner. » Comment faire entendre cela à Anna ?

Après avoir lu la lettre, il leva sur son amie un regard qui manquait de décision ; elle comprit qu’il avait réfléchi, et que, quelque chose qu’il dît, ce ne serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à ce qu’elle avait attendu de lui ; son dernier espoir s’évanouissait.

« Tu vois quel homme cela fait ? dit-elle d’une voix tremblante.

— Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n’en suis pas fâché… Pour Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui donner le temps d’expliquer sa pensée. Je n’en suis pas fâché parce qu’il est impossible d’en rester là, comme il le suppose.

— Pourquoi cela ? » demanda Anna d’une voix altérée, n’attachant plus aucun sens à ses paroles, car elle sentait son sort décidé.

Wronsky voulait dire qu’après le duel, qu’il jugeait inévitable, cette situation changerait forcément, mais il dit tout autre chose :

« Cela ne peut durer ainsi. J’espère maintenant que tu le quitteras, et que tu me permettras — ici il rougit et se troubla — de songer à l’organisation de notre vie commune ; demain… »

Elle ne le laissa pas achever :

« Et mon fils ? Tu vois ce qu’il écrit : il faudrait le quitter. Je ne le puis, ni ne le veux.

— Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas quitter ton fils, et continuer cette existence humiliante ?

— Pour qui est-elle humiliante ?

— Pour tous, mais pour toi surtout.

— Humiliante ! ne dis pas cela, ce mot n’a pas de sens pour moi, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Comprends donc que, du jour où je t’ai aimé, tout dans la vie s’est transformé pour moi : rien n’existe à mes yeux en dehors de ton amour ; s’il m’appartient toujours, je me sens à une hauteur où rien ne peut m’atteindre. Je suis fière de ma situation parce que… je suis fière… » Elle n’acheva pas, des larmes de honte et de désespoir étouffaient sa voix. Elle s’arrêta en sanglotant.

Lui aussi sentit quelque chose le prendre au gosier, et pour la première fois de sa vie il se vit prêt à pleurer, sans savoir ce qui l’attendrissait le plus : sa pitié pour celle qu’il était impuissant à aider et dont il avait causé le malheur, ou le sentiment d’avoir commis une mauvaise action.

« Un divorce serait-il donc impossible ? » dit-il doucement. Elle secoua la tête sans répondre. « Ne pourrais-tu le quitter en emmenant l’enfant ?

— Oui, mais tout dépend de lui maintenant ; il faut que j’aille le rejoindre », dit-elle sèchement ; son pressentiment s’était vérifié : tout restait comme par le passé.

« Je serai mardi à Pétersbourg et nous déciderons.

— Oui, répondit-elle, mais ne parlons plus de tout cela. »

La voiture d’Anna, qu’elle avait renvoyée avec l’ordre de venir la reprendre à la grille du jardin Wrede, approchait.

Anna dit adieu à Wronsky et partit.