Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 21

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 303-309).


CHAPITRE XXI


L’écurie provisoire, une baraque en planches, se trouvait à proximité du champ de courses. Le dresseur ayant seul monté le cheval pour le promener, Wronsky ne savait trop dans quel état il allait trouver sa monture. Un jeune garçon, qui faisait office de groom, reconnut de loin la calèche et appela aussitôt le dresseur, un Anglais au visage sec, orné au menton d’une touffe de poils. Celui-ci vint au-devant de son maître en se dandinant à la façon des jockeys, les coudes écartés du corps ; il était vêtu d’une jaquette courte et chaussé de bottes à l’écuyère.

« Comment va Frou-frou ? demanda Wronsky en anglais.

All right, sir, répondit l’Anglais du fond de sa gorge. Mieux vaut ne pas entrer, ajouta-t-il en soulevant son chapeau. Je lui ai mis une muselière et cela l’agite. Si on l’approche, elle s’inquiétera.

— J’entrerai tout de même. Je veux la voir.

— Allons alors », répondit avec humeur l’Anglais, toujours sans ouvrir la bouche ; et de son pas dégingandé il se dirigea vers l’écurie ; un garçon de service en veste blanche, balai en main, propre et alerte, les introduisit. Cinq chevaux occupaient l’écurie, chacun dans sa stalle ; celui de Mahotine, le concurrent le plus sérieux de Wronsky, Gladiator, un alezan de cinq vershoks, devait être là. Wronsky était plus curieux de le voir que de voir son propre cheval, mais, selon les règles des courses, il ne devait pas se le faire montrer, ni même se permettre de questions à son sujet. Tout en marchant le long du couloir, le groom ouvrit la porte de la seconde stalle et Wronsky entrevit un vigoureux alezan aux pieds blancs. C’était Gladiator ; il le savait, mais se retourna aussitôt du côté de Frou-frou, comme il se fût détourné d’une lettre ouverte qui ne lui aurait pas été adressée.

« C’est le cheval de Mak…, Mak…, dit l’Anglais sans arriver à prononcer le nom, indiquant la stalle de Gladiator de ses doigts aux ongles crasseux.

— De Mahotine ? oui ; — c’est mon seul adversaire sérieux.

— Si vous le montiez, je parierais pour vous, dit l’Anglais.

— Frou-frou est plus nerveuse, celui-ci plus solide, répondit Wronsky en souriant de l’éloge du jockey.

— Dans les courses avec obstacles, tout est dans l’art de monter, dans le pluck », dit l’Anglais.

Le pluck, c’est-à-dire l’audace et le sang-froid. Wronsky savait qu’il n’en manquait pas et, qui plus est, il était fermement convaincu que personne ne pouvait en avoir plus que lui.

« Vous êtes sûr qu’une forte transpiration n’était pas nécessaire ?

— Du tout, répondit l’Anglais. Ne parlez pas haut, je vous prie, la jument s’inquiète », ajouta-t-il en faisant un signe de tête du côté de la stalle fermée où l’on entendait piétiner le cheval sur sa litière.

Il ouvrit la porte et Wronsky entra dans le box faiblement éclairé par une petite lucarne. Un cheval bai brun, avec une muselière, y foulait nerveusement la paille fraîche.

La conformation un peu défectueuse de son cheval favori sauta aux yeux de Wronsky. Frou-frou était de taille moyenne, son ossature était étroite, sa poitrine également, quoique le poitrail fût saillant ; la croupe était légèrement fuyante et les jambes, surtout celles de derrière, un peu cagneuses. Les muscles des jambes paraissaient faibles et les flancs très larges, malgré l’entraînement qu’elle avait subi et la maigreur de son ventre. Au-dessous du genou, ses jambes, vues de face, semblaient de vrais fuseaux ; vues de côté au contraire, elles étaient énormes. Sauf ses flancs, on l’aurait dite creusée des deux côtés. Mais elle avait un mérite qui faisait oublier tous ces défauts : elle avait de la race, du sang, comme disent les Anglais. Ses muscles faisaient saillie sous un réseau de veines recouvertes d’une peau lisse et douce comme du satin ; sa tête effilée, aux yeux à fleur de tête, brillants et animés, ses naseaux saillants et mobiles, qui semblaient injectés de sang, toute l’allure de cette jolie bête avait quelque chose de décidé, d’énergique et de fin. C’était un de ces animaux auxquels la parole ne semble manquer que par suite d’une conformation mécanique incomplète. Wronsky eut le sentiment d’être compris par elle tandis qu’il la considérait. Lorsqu’il entra, elle aspira l’air fortement, regarda de côté, en montrant le blanc de son œil injecté de sang, chercha à secouer sa muselière, et s’agita sur ses pieds comme mue par des ressorts.

« Vous voyez si elle est agitée, dit l’Anglais.

— Ho, ma belle, ho ! » dit Wronsky en s’approchant pour la calmer ; mais plus il approchait, plus elle s’agitait. Elle ne se tranquillisa que lorsqu’il lui eut caressé la tête et le cou ; on voyait ses muscles se dessiner et tressaillir sous son poil délicat. Wronsky remit à sa place une mèche de crinière qu’elle avait rejetée de l’autre côté du garrot, approcha son visage des naseaux qu’elle gonflait et élargissait comme des ailes de chauves-souris. Elle respira bruyamment, dressa les oreilles et tendit son museau noir vers lui, pour le saisir par la manche ; mais, empêchée par sa muselière, elle se reprit à piétiner.

« Calme-toi, ma belle, calme-toi ! » lui dit Wronsky en la flattant ; et il quitta la stalle dans la conviction rassurante que son cheval était en parfait état.

Mais l’agitation de la jument s’était communiquée à son maître ; lui aussi sentait le sang affluer à son cœur et le besoin d’action, de mouvement, s’emparer violemment de lui ; il aurait voulu mordre comme elle ; c’était troublant et amusant.

« Eh bien ! je compte sur vous, dit-il à l’Anglais ; à six heures et demie sur le terrain.

— Tout sera prêt. Mais où allez-vous, mylord ? » demanda l’Anglais en se servant du titre de lord qu’il n’employait jamais.

Étonné de cette audace, Wronsky leva la tête avec surprise et regarda l’Anglais comme il savait le faire, non dans les yeux, mais sur le haut du front ; il comprit aussitôt que le dresseur ne lui avait pas parlé comme à son maître, mais comme à un jockey, et répondit :

« J’ai besoin de voir Bransky et serai de retour dans une heure. »

« Combien de fois m’aura-t-on fait cette question aujourd’hui ! pensa-t-il, et il rougit, ce qui lui arrivait rarement. L’Anglais le regarda attentivement ; il avait l’air de savoir où allait son maître.

« L’essentiel est de se tenir tranquille avant la course ; ne vous faites pas de mauvais sang, ne vous tourmentez de rien.

All right », répondit Wronsky en souriant et, sautant dans sa calèche, il se fit conduire à Péterhof.

À peine avait-il fait quelques pas, que le ciel, couvert depuis le matin, s’assombrit tout à fait ; il se mit à pleuvoir.

« C’est fâcheux, pensa Wronsky en levant la capote de sa calèche ; il y avait de la boue, maintenant ce sera un marais. »

Et, profitant de ce moment de solitude, il prit les lettres de sa mère et de son frère pour les lire.

C’était toujours la même histoire : tous deux, sa mère aussi bien que son frère, trouvaient nécessaire de se mêler de ses affaires de cœur ; il en était irrité jusqu’à la colère, un sentiment qui ne lui était pas habituel.

« En quoi cela les concerne-t-il ? Pourquoi se croient-ils obligés de s’occuper de moi ? de s’accrocher à moi ? C’est parce qu’ils sentent qu’il y a là quelque chose qu’ils ne peuvent comprendre. Si c’était une liaison vulgaire, on me laisserait tranquille ; mais ils devinent qu’il n’en est rien, que cette femme n’est pas un jouet pour moi, qu’elle m’est plus chère que la vie. Cela leur paraît incroyable et agaçant. Quel que soit notre sort, c’est nous qui l’avons fait, et nous ne le regrettons pas, se dit-il en s’unissant à Anna dans le mot nous. Mais non, ils entendent nous enseigner la vie, eux qui n’ont aucune idée de ce qu’est le bonheur ! ils ne savent pas que, sans cet amour, il n’y aurait pour moi ni joie ni douleur en ce monde ; la vie n’existerait pas. »

Au fond, ce qui l’irritait le plus contre les siens, c’est que sa conscience lui disait qu’ils avaient raison. Son amour pour Anna n’était pas un entraînement passager destiné comme tant de liaisons mondaines à disparaître en ne laissant d’autres traces que des souvenirs doux ou pénibles. Il sentait vivement toutes les tortures de leur situation, toutes ses difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout cacher, en s’ingéniant à mentir, à tromper, à inventer mille ruses. Et tandis que leur passion mutuelle était si violente qu’ils ne connaissaient plus qu’elle, toujours il fallait penser aux autres.

Ces fréquentes nécessités de dissimuler et de feindre lui revinrent vivement à la pensée. Rien n’était plus contraire à sa nature, et il se rappela le sentiment de honte qu’il avait souvent surpris dans Anna lorsqu’elle aussi était forcée au mensonge.

Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois une étrange sensation de dégoût et de répulsion qu’il ne pouvait définir. Pour qui l’éprouvait-il ?… Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le monde entier ?… Il n’en savait rien. Autant que possible il chassait cette impression.

« Oui, jadis elle était malheureuse, mais fière et tranquille ; maintenant elle ne peut plus l’être, quelque peine qu’elle se donne pour le paraître. »

Et pour la première fois l’idée de couper court à cette vie de dissimulation lui apparut nette et précise : le plus tôt possible serait le mieux.

« Il faut que nous quittions tout, elle et moi, et que, seuls avec notre amour, nous allions nous cacher quelque part », se dit-il.