Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 11

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 67-72).


CHAPITRE XI


Levine vida son verre, et pendant quelques instants les deux amis gardèrent le silence.

« Je dois encore te dire une chose. Tu connais Wronsky ? demanda Stépane Arcadiévitch à Levine.

— Non, pourquoi cette question ?

— Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au Tatare qui remplissait leurs verres. C’est que Wronsky est un de tes rivaux.

— Qu’est-ce que Wronsky ? demanda Levine dont la physionomie, tout à l’heure si juvénilement enthousiaste, n’exprima plus que le mécontentement.

— Wronsky est un des fils du comte Cyrille Wronsky et l’un des plus beaux échantillons de la jeunesse dorée de Pétersbourg. Je l’ai connu à Tver, quand j’étais au service ; il y venait pour le recrutement. Il est immensément riche, beau, aide de camp de l’Empereur, il a de belles relations, et, malgré tout, c’est un bon garçon. D’après ce que j’ai vu de lui, c’est même plus qu’un bon garçon, il est instruit et intelligent ; c’est un homme qui ira loin. »

Levine se rembrunissait et se taisait.

« Eh bien, il est apparu peu après ton départ et, d’après ce qu’on dit, s’est épris de Kitty ; tu comprends que la mère…

— Pardonne-moi, mais je ne comprends rien, — répondit Levine en s’assombrissant de plus en plus. La pensée de Nicolas lui revint aussitôt avec le remords d’avoir pu l’oublier.

— Attends donc, dit Stépane Arcadiévitch en lui touchant le bras tout en souriant : je t’ai dit ce que je savais, mais je répète que, selon moi, dans cette affaire délicate les chances sont pour toi. »

Levine pâlit et s’appuya au dossier de sa chaise.

« Pourquoi n’es-tu jamais venu chasser chez moi comme tu me l’avais promis ? Viens au printemps », dit-il tout à coup.

Il se repentait maintenant du fond du cœur d’avoir entamé cette conversation avec Oblonsky ; ses sentiments les plus intimes étaient blessés de ce qu’il venait d’apprendre sur les prétentions rivales d’un officier de Pétersbourg, aussi bien que des conseils et des suppositions de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci comprit ce qui se passait dans l’âme de son jeune ami et sourit.

« Je viendrai un jour ou l’autre ; mais, vois-tu, frère, les femmes sont le ressort qui fait mouvoir tout en ce monde. Mon affaire à moi est mauvaise, très mauvaise, et tout cela à cause des femmes ! Donne-moi franchement ton avis, continua-t-il en tenant un cigare d’une main et son verre de l’autre.

— Sur quoi veux-tu mon avis ?

— Voici : Supposons que tu sois marié, que tu aimes ta femme, et que tu te sois laissé entraîner par une autre femme.

— Excuse-moi, mais je ne comprends rien à cela ; c’est pour moi, comme si, en sortant de dîner, je volais un pain en passant devant une boulangerie. »

Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent plus encore que de coutume.

« Pourquoi pas ? le pain frais sent quelquefois si bon qu’on ne peut pas avoir la force de résister à la tentation.

Himmlisch war’s wenn ich bezwang
Meine irdische Begier.
Aber wenn mir’s nicht gelang
Hatt’ ich auch ein gross Plaisir.

Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement. Levine ne put s’empêcher d’en faire autant.

« Trêve de plaisanteries, continua Oblonsky, suppose une femme charmante, modeste, aimante, qui a tout sacrifié, qu’on sait pauvre et isolée : faut-il l’abandonner, maintenant que le mal est fait ? Mettons qu’il soit nécessaire de rompre, pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne faut-il pas en avoir pitié ? lui adoucir la séparation ? penser à son avenir ?

— Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux classes, ou, pour mieux dire, il y a des femmes et des… Je n’ai jamais rencontré de belles repenties ; mais des créatures comme cette Française du comptoir avec ses frisons me répugnent et toutes les femmes tombées aussi.

— Et l’Évangile, qu’en fais-tu ?

— Laisse-moi tranquille avec ton Évangile. Jamais le Christ n’aurait prononcé ces paroles s’il avait su le mauvais usage qu’on en ferait ; c’est tout ce qu’on a retenu de l’Évangile. Au reste je conviens que c’est une impression personnelle, rien de plus. J’ai du dégoût pour les femmes tombées, comme toi pour les araignées ; tu n’as pas eu besoin pour cela d’étudier les mœurs des araignées, ni moi celles de ces êtres-là.

— C’est commode de juger ainsi ; tu fais comme ce personnage de Dickens, qui jetait de la main gauche par-dessus l’épaule droite toutes les questions embarrassantes. Mais nier un fait n’est pas y répondre. Que faire ? dis-moi, que faire ?

— Ne pas voler de pain frais. »

Stépane Arcadiévitch se mit à rire.

« Ô moraliste ! mais comprends donc la situation : voilà deux femmes ; l’une se prévaut de ses droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux plus lui donner ; l’autre sacrifie tout et ne demande rien. Que doit-on faire ? comment se conduire ? C’est un drame effrayant !

— Si tu veux que je te confesse ce que j’en pense, je te dirai que je ne crois pas au drame ; voici pourquoi : selon moi, l’amour, les deux amours, tels que les caractérise Platon dans son Banquet, tu t’en souviens, servent de pierre de touche aux hommes : les uns ne comprennent qu’un seul de ces amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux qui ne comprennent pas l’amour platonique n’ont aucune raison de parler de drame. En peut-il exister dans ces conditions ? « Bien obligé pour l’agrément que j’ai eu » : voilà tout le drame. L’amour platonique ne peut en connaître davantage, parce que là tout est clair et pur, parce que… »

À ce moment, Levine se rappela ses propres péchés et les luttes intérieures qu’il avait eu à subir ; il ajouta donc d’une façon inattendue :

« Au fait, peut-être as-tu raison. C’est bien possible… Je ne sais rien, absolument rien.

— Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un homme tout d’une pièce. C’est ta grande qualité et aussi ton défaut. Parce que ton caractère est ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se composât d’événements tout d’une pièce. Ainsi tu méprises le service de l’État parce que tu n’y vois aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait répondre à un but précis ; tu voudrais que l’amour et la vie conjugale ne fissent qu’un. Tout cela n’existe pas. Et d’ailleurs le charme, la variété, la beauté de la vie tiennent précisément à des nuances. »

Levine soupira sans répondre ; il n’écoutait pas, et pensait à ce qui le touchait.

Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner, qui aurait dû les rapprocher, bien que les laissant bons amis, les désintéressait l’un de l’autre ; chacun ne pensa plus qu’à ce qui le concernait, et ne s’inquiéta plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phénomène pour en avoir fait plusieurs fois l’expérience après dîner ; il savait aussi ce qui lui restait à faire.

« L’addition », cria-t-il ; et il passa dans la salle voisine, où il rencontra un aide de camp de connaissance, avec lequel la conversation s’engagea aussitôt sur une actrice et sur son protecteur. Cette conversation soulagea et reposa Oblonsky de celle qu’il avait eue avec Levine ; son ami l’obligeait à une tension d’esprit qui le fatiguait toujours.

Quand le Tatare eut apporté un compte de 28 roubles et des kopecks, sans oublier le pourboire, Levine, qui, en campagnard qu’il était, se serait épouvanté en temps ordinaire de sa part de 14 roubles, n’y fit aucune attention. Il paya et retourna chez lui, pour changer d’habit et se rendre chez les Cherbatzky, où son sort devait se décider.