Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 10

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 56-67).


CHAPITRE X


Levine lui-même ne put s’empêcher de remarquer, en entrant dans le restaurant, l’espèce de rayonnement contenu exprimé par la physionomie, par toute la personne de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci ôta son paletot et, le chapeau posé de côté, s’avança jusqu’à la salle à manger, donnant, tout en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir, la serviette sous le bras, qui s’accrochait à lui. Saluant à droite et à gauche les personnes de connaissance qui, là comme ailleurs, le rencontraient avec plaisir, il s’approcha du buffet et prit un petit verre d’eau-de-vie. La demoiselle de comptoir, une Française frisée, fardée, couverte de rubans, de dentelles et de boucles, fut aussitôt l’objet de son attention ; il lui dit quelques mots qui la firent éclater de rire. Quant à Levine, la vue de cette femme, toute composée de faux cheveux et de poudre de riz, lui ôtait l’appétit ; il s’en éloigna avec hâte et dégoût. Son âme était remplie du souvenir de Kitty, et dans ses yeux brillaient le triomphe et le bonheur.

« Par ici, Votre Excellence : ici Votre Excellence ne sera pas dérangée, disait le vieux Tatare, tenace et obséquieux, dont la vaste tournure forçait les deux pans de son habit à s’écarter par derrière.

— Veuillez approcher, Votre Excellence », dit-il aussi à Levine en signe de respect pour Stépane Arcadiévitch dont il était l’invité.

Il étendit en un clin d’œil une serviette fraîche sur la table ronde, déjà couverte d’une nappe, et placée sous une girandole de bronze ; puis il approcha deux chaises de velours, et, la serviette d’une main, la carte de l’autre, il se tint debout devant Stépane Arcadiévitch, attendant ses ordres.

« Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un cabinet particulier à sa disposition dans quelques instants : le prince Galitzine, avec une dame, va le laisser libre. Nous avons reçu des huîtres fraîches.

— Ah ! ah ! des huîtres ! »

Stépane Arcadiévitch réfléchit.

« Si nous changions notre plan de campagne, Levine ? — dit-il en posant le doigt sur la carte ; son visage exprimait une hésitation sérieuse. — Mais sont-elles bonnes, tes huîtres ? Fais attention.

— Des huîtres de Flensbourg, Votre Excellence : il n’y en a pas d’Ostende.

— Passe pour des huîtres de Flensbourg. Mais sont-elles fraîches ?

— Elles sont arrivées d’hier.

— Eh bien, qu’en dis-tu ? Si nous commencions par des huîtres et si nous changions ensuite tout notre menu ?

— Cela m’est égal ; pour moi, ce qu’il y a de meilleur, c’est du chtchi[1] et de la kacha[2] ; mais on ne trouve pas cela ici.

— Kacha à la russe, si vous l’ordonnez ? dit le Tatare en se penchant vers Levine comme une bonne vers l’enfant qu’elle garde.

— Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. J’ai patiné et je meurs de faim. Ne crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de mécontentement sur la figure d’Oblonsky, que je ne sache pas apprécier ton menu : je mangerai avec plaisir un bon dîner.

— Il ne manquerait plus que cela ! On a beau dire, c’est un des plaisirs de cette vie, dit Stépane Arcadiévitch. Dans ce cas, mon petit frère, donne-nous deux, et si c’est trop peu, trois douzaines d’huîtres, une soupe avec des légumes…

— Printanière », reprit le Tatare.

Mais Stépane Arcadiévitch ne voulait pas lui laisser le plaisir d’énumérer les plats en français et continua :

« Avec des légumes, tu sais ? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu épaisse ; puis du rosbif, mais fais attention qu’il soit à point ; un chapon, et enfin des conserves. »

Le Tatare, se rappelant que Stépane Arcadiévitch n’aimait pas à nommer les plats d’après la carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite le plaisir de répéter le menu selon les règles : « potage printanier, turbot sauce Beaumarchais, poularde à l’estragon, macédoine de fruits ». Et aussitôt, comme mû par un ressort, il fit disparaître une carte pour en présenter une autre, celle des vins, qu’il soumit à Stépane Arcadiévitch.

« Que boirons-nous ?

— Ce que tu voudras, mais un peu de champagne, dit Levine.

— Comment ? dès le commencement ? Au fait, pourquoi pas ? Aimes-tu la marque blanche ?

Cachet blanc, dit le Tatare.

— Bien : avec les huîtres, ce sera assez.

— Quel vin de table servirai-je ?

— Du Nuits ; non, donne-nous le classique chablis.

— Servirai-je votre fromage ?

— Oui, du parmesan. Peut-être en préfères-tu un autre ?

— Non, cela m’est égal », répondit Levine qui ne pouvait s’empêcher de sourire.

Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrière lui ; cinq minutes après, il était de retour, tenant d’une main un plat d’huîtres et de l’autre une bouteille.

Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, étendit tranquillement les mains, et entama le plat d’huîtres.

« Pas mauvaises, — dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l’une après l’autre avec une petite fourchette d’argent, et en les avalant au fur et à mesure. — Pas mauvaises », répéta-t-il en regardant tantôt Levine, tantôt le Tatare d’un œil satisfait et brillant.

Levine mangea les huîtres, quoiqu’il eût préféré du pain et du fromage, mais il ne pouvait s’empêcher d’admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même, après avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire satisfait, tout en redressant sa cravate blanche.

« Tu n’aimes pas beaucoup les huîtres ? dit Oblonsky en vidant son verre, ou bien tu es préoccupé ? hein ? »

Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, était gêné ; avec ce qu’il avait dans l’âme, il se trouvait mal à l’aise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de cabinets où l’on dînait avec des dames ; tout l’offusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui remplissait son âme.

« Moi ? oui, je suis préoccupé ; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu paraît étrange. C’est comme les ongles de ce monsieur que j’ai vu chez toi.

— Oui, j’ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch t’intéressaient beaucoup.

— Je n’y peux rien, répondit Levine, tâche de me comprendre et de te placer au point de vue d’un campagnard. Nous autres, nous cherchons à avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler ; pour cela, nous nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu’ils veulent pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains, on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons. »

Stépane Arcadiévitch sourit gaiement.

« Mais cela prouve qu’il n’a pas besoin de travailler de ses mains : c’est la tête qui travaille.

— C’est possible ; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que nous faisons ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier : aussi nous mangeons des huîtres.

— C’est certain, reprit Stépane Arcadiévitch : mais n’est-ce pas le but de la civilisation que de tout changer en jouissance ?

— Si c’est là son but, j’aime autant rester un barbare.

— Tu l’es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille. »

Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé, et son visage s’assombrit ; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immédiatement à le distraire.

« Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c’est-à-dire chez les Cherbatzky ? dit-il en clignant gaiement d’un œil et en repoussant les écailles d’huîtres pour prendre du fromage.

— Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu’il m’ait semblé que la princesse ne m’invitât pas de bonne grâce.

— Quelle idée ! c’est sa manière grande dame, répondit Stépane Arcadiévitch. Je viendrai aussi après une répétition de chant chez la comtesse Bonine. Comment ne pas t’accuser d’être sauvage ? Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou ? Les Cherbatzky m’ont plus d’une fois tourmenté de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir quelque chose. Je ne sais que ceci, c’est que tu fais toujours ce que personne ne songeait à faire.

— Oui, répondit Levine lentement et avec émotion : tu as raison, je suis un sauvage, mais ce n’est pas mon départ qui l’a prouvé, c’est mon retour. Je suis revenu maintenant…

— Es-tu heureux ! interrompit Oblonsky en regardant les yeux de Levine.

— Pourquoi ?

— « Je reconnais à la marque qu’ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux », déclama Stépane Arcadiévitch : l’avenir est à toi.

— Et toi, n’as-tu plus rien devant toi ?

— Je n’ai que le présent, et ce n’est pas tout roses.

— Qu’y a-t-il ?

— Cela ne va pas ! Mais je ne veux pas t’entretenir de moi, d’autant plus que je ne puis t’expliquer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors pourquoi es-tu venu à Moscou ?… Hé ! viens desservir ! cria-t-il au Tatare.

— Tu le devines ? répondit Levine en ne quittant pas des yeux Stépane Arcadiévitch.

— Je le devine, mais je ne puis t’en parler le premier. Tu peux par ce détail reconnaître si je devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch en regardant Levine d’un air fin.

— Eh bien, que me diras-tu ? demanda Levine d’une voix qui tremblait, et sentant tressaillir chacun des muscles de son visage. Comment considères-tu la chose ? »

Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de chablis, en regardant toujours Levine.

« Moi, répondit-il, je ne désire rien autant que cela, rien !

— Mais ne te trompes-tu pas ? sais-tu de quoi nous parlons, murmura Levine, le regard fixé fiévreusement sur son interlocuteur. Tu crois vraiment que c’est possible ?

— Pourquoi ne le serait-ce pas ?

— Vraiment, bien sincèrement ? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si j’allais au-devant d’un refus ? et j’en suis presque certain !

— Pourquoi donc ? dit Stépane Arcadiévitch en souriant de cette émotion.

— C’est l’effet que cela me fait. Ce serait terrible, pour moi et pour elle !

— Oh ! en tout cas je ne vois là rien de si terrible pour elle : une jeune fille est toujours flattée d’être demandée en mariage.

— Les jeunes filles en général, peut-être : mais pas elle. »

Stépane Arcadiévitch sourit ; il connaissait parfaitement les sentiments de Levine, et savait que pour lui toutes les jeunes filles de l’univers se divisaient en deux catégories : dans l’une, toutes les jeunes filles existantes, ayant toutes les faiblesses humaines en partage, des jeunes filles bien ordinaires ! l’autre catégorie, composée d’elle seule, sans la moindre imperfection et au-dessus de l’humanité entière.

« Attends, prends un peu de sauce », dit-il en arrêtant la main de Levine qui repoussait la saucière.

Levine prit humblement de la sauce, mais ne laissa pas Oblonsky manger.

— Non, attends, comprends-moi bien, car c’est pour moi une question de vie ou de mort. Je n’en ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler à un autre qu’à toi. Nous avons beau être très différents l’un de l’autre, avoir d’autres goûts, d’autres points de vue, je n’en sais pas moins que tu m’aimes et que tu me comprends, et c’est pourquoi je t’aime tant aussi. Au nom du ciel, sois sincère avec moi.

— Je ne te dis que ce que je pense, répondit Stépane Arcadiévitch en souriant, mais je te dirai plus : ma femme, une femme étonnante, — et Oblonsky s’arrêta un moment en soupirant pour se rappeler où il en était avec sa femme… — Elle a un don de seconde vue, et voit tout ce qui se passe dans le cœur des autres, mais elle prévoit surtout l’avenir quand il s’agit de mariages. Ainsi elle a prédit celui de la Chahawskoï avec Brenteln ; personne ne voulait y croire, et cependant il s’est fait. Eh bien, ma femme est pour toi.

— Comment l’entends-tu ?

— J’entends que ce n’est pas seulement qu’elle t’aime, mais elle assure que Kitty sera ta femme. »

En entendant ces mots, le visage de Levine rayonna d’un sourire bien voisin de l’attendrissement.

« Elle dit cela ! s’écria-t-il. J’ai toujours pensé que ta femme était un ange. Mais assez, assez parler, dit-il en se levant.

— Reste donc assis. »

Levine ne tenait plus en place ; il fit deux ou trois fois le tour de la chambre de son pas ferme, en clignant des yeux pour dissimuler des larmes, et se remit à table un peu calmé.

« Comprends-moi, dit-il ; ce n’est pas de l’amour : j’ai été amoureux, mais ce n’était pas cela. C’est plus qu’un sentiment : c’est une force intérieure qui me possède. Je suis parti parce que j’avais décidé qu’un bonheur semblable ne pouvait exister, il n’aurait rien eu d’humain ! Mais j’ai eu beau lutter contre moi-même, je sens que toute ma vie est là. Il faut que cela se décide !

— Mais pourquoi es-tu parti ?

— Ah ! si tu savais que de pensées se pressent dans ma tête, que de choses je voudrais te demander ! Écoute. Tu ne peux te figurer le service que tu m’as rendu ; je suis si heureux que j’en deviens égoïste, j’oublie tout ! et cependant j’ai appris aujourd’hui que mon frère Nicolas, tu sais, est ici, et je l’ai oublié ! Il me semble que lui aussi doit être heureux. C’est comme une folie… Mais une chose me paraît terrible : toi qui es marié, tu dois connaître ce sentiment… nous déjà vieux avec un passé, non pas d’amour mais de péché, n’est-il pas terrible que nous osions approcher d’un être pur, innocent ? n’est-ce pas affreux ? et n’est-il pas juste que je me trouve indigne ?

— Je ne crois pas que tu aies grand’chose à te reprocher.

— Et cependant, dit Levine, en repassant ma vie avec dégoût, je tremble, je maudis, je me plains amèrement, oui… »

— Que veux-tu ! le monde est ainsi fait, dit Oblonsky.

— Il n’y a qu’une consolation, celle de cette prière que j’ai toujours aimée : « Pardonne-nous selon la grandeur de ta miséricorde, et non selon nos mérites. » Ce n’est qu’ainsi qu’elle peut me pardonner. »

  1. Chtchi, soupe aux choux.
  2. Kacha, gruau de sarrasin, nourriture habituelle du peuple.