Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 265-269).


XIII

Lévine se souvint alors d’une scène récente entre Dolly et ses enfants. Les enfants, restés seuls, s’étaient amusés à faire cuire des framboises sur une bougie et à se lancer du lait, comme d’une fontaine, dans la bouche. La mère les surprit. En présence de Lévine, elle se mit à leur exposer quel grand travail coûtait aux grandes personnes ce qu’ils détruisaient ainsi, leur disant que s’ils cassaient les tasses ils n’en auraient plus pour prendre le thé, et que s’ils gaspillaient le lait ils n’auraient plus rien à manger et mourraient de faim.

Lévine fut frappé de la méfiante réserve avec laquelle les enfants accueillirent les paroles de leur mère. Ils étaient seulement attristés de voir interrompre un jeu intéressant et ne croyaient pas un mot de ce que leur disait leur mère. En effet, ils ne pouvaient la croire parce qu’ils ne pouvaient estimer la valeur des choses dont ils jouissaient : il leur était impossible d’établir un rapport entre ce qu’ils détruisaient et ce dont ils vivaient. « Tout cela c’est pareil, ont-ils pensé : il n’y a rien d’intéressant ni d’important dans tout cela ; c’était et sera toujours ainsi. Nous n’avons pas pensé à cela ; c’est fait ; nous voulions inventer quelque chose de nouveau. Voilà : nous avons inventé de mettre des framboises dans une tasse et de les cuire sur la bougie, de nous verser du lait comme d’une fontaine dans la bouche. Cela, c’est amusant et nouveau, ce n’est pas plus mal que de boire dans la tasse. »

« Est-ce que je ne fais pas la même chose en cherchant par la raison le sens des forces de la nature et de la vie de l’homme ? » se reprit-il à penser.

« Et n’est-ce pas la même chose que font toutes les théories philosophiques, par une voie de la pensée, étrange, impropre à l’homme, en l’amenant à la connaissance de ce qu’il sait depuis longtemps et qu’il sait si sûrement qu’il ne pourrait vivre sans cela. Est-ce qu’on ne voit pas clairement, dans le développement de la théorie de chaque philosophe qu’il connaît d’avance, aussi indiscutablement que le paysan Feodor, le sens principal de la vie, et ce n’est que par la voie spirituelle qu’il veut retourner à ce qui est connu de tous ?

« Eh bien, si on laissait les enfants seuls, se pourvoir à eux-mêmes, faire la vaisselle, traire le lait, etc., est-ce qu’ils s’amuseraient ? Ils mourraient de faim. Laissez-nous avec nos passions, nos pensées, sans la conception d’un Dieu unique et créateur, ou sans l’idée de ce qui est bien, sans explication du mal. Construisez quelque chose sans ces conceptions… Nous ne faisons que détruire parce que, moralement, nous sommes rassasiés, précisément comme les enfants !

« D’où me vient cette connaissance joyeuse qui m’est commune avec les paysans, qui seule me donne le calme de l’âme ?

« D’où me vient-elle ?

« Moi, qui ai été élevé dans l’idée de Dieu, élevé en chrétien, moi dont la vie est pleine de ces biens moraux que le christianisme m’a donnés, qui vis de ces biens, comme les enfants, sans le comprendre, je les détruis, c’est-à-dire que je veux détruire ce qui fait ma vie. Et aussitôt qu’arrive un moment important de la vie, comme les enfants quand ils ont froid et faim, je vais à lui, et encore, comme les enfants que les mères réprimandent pour leur méfaits, je sens que mes tentatives d’enfant ne me comptent pas.

« Oui, ce que je sais, je ne le sais pas par la raison. Cela m’est donné, révélé ; je le sais par le cœur, par la foi en ces vérités essentielles que l’Église enseigne.

« L’Église ! l’Église ! » se répéta Lévine. Il se retourna de l’autre côté et, appuyé sur les bras, se mit à regarder au loin le troupeau qui descendait de l’autre côté de la rivière.

« Mais puis-je croire en tout ce que l’Église enseigne ? » pensa-t-il, cherchant et inventant tout ce qui pouvait détruire son calme actuel. Il se mit à se remémorer les dogmes de l’Église qui toujours lui avaient paru les plus étranges et les plus séduisants.

« La création ? Par quoi expliquerais-je son existence ? Par rien… Le diable et le péché ? Et le mal, par quoi l’expliquerais-je ? Le rédempteur ? Mais je ne sais et ne puis savoir rien, rien, sauf ce qui a été révélé à moi et à tous. »

Il lui sembla qu’il n’y avait pas un seul dogme de l’Église, violant le principal : la foi en Dieu, au bien, comme l’unique destination de l’homme.

Avec chaque croyance de l’Église, on pouvait remplacer ses besoins par le service de la vérité, et chacune de ces croyances, non-seulement ne la violait pas, mais était nécessaire pour que s’accomplît ce miracle essentiel, qui se manifeste toujours sur la terre et qui consiste en ce qu’il est possible à chacun — à des millions de gens les plus divers, sages ou innocents, enfants ou vieillards, à tous, au paysan, à Lvov, à Kitty, aux mendiants et aux rois, — de comprendre indiscutablement la même chose, de former cette vie de l’âme pour laquelle seule il faut vivre et que seule nous apprécions.

Couché sur le dos il regardait maintenant le ciel haut, sans nuages.

« Est-ce que je ne sais pas que c’est un espace infini et non point une voûte ronde ? Mais j’aurai beau cligner les yeux et tendre ma vue, je ne puis le voir autrement que sphérique et limité, et malgré ma connaissance de l’espace infini, j’ai indiscutablement raison quand je vois la voûte bleue limitée, j’ai davantage raison que lorsque j’aspire à voir au-delà. »

Lévine avait cessé de penser et semblait écouter des voix mystérieuses causant entre elles joyeusement et avec intérêt.

« Est-ce la foi ? » pensa-t-il, ayant peur de croire à son bonheur.

« Mon Dieu, je te remercie ! » prononca-t-il en refoulant les sanglots qui se soulevaient dans sa poitrine et essuyant les larmes qui remplissaient ses yeux.