Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/02

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 212-217).


II

Serge Ivanovitch et Katavassov étaient à peine arrivés à la gare du chemin de fer de Koursk, ce jour-là particulièrement animée, et descendus de voiture, cherchant du regard le domestique chargé de leurs bagages, qu’aussitôt parurent quatre voitures de volontaires. Des dames étaient venues les attendre avec des bouquets et, suivies de la foule, elles pénétrèrent dans la gare.

Une des dames venues pour saluer les volontaires, en sortant de la salle, s’adressa à Serge Ivanovitch.

— Vous aussi, vous êtes venu les saluer ? demanda-t-elle en français.

— Non, je pars en voyage, princesse, je vais me reposer chez mon frère. Et vous, vous êtes toujours là pour les recevoir ? dit Serge Ivanovitch avec un sourire imperceptible.

— On ne peut faire autrement, répondit la princesse. N’est-il pas vrai que de chez vous sont partis huit cents volontaires ? Malvinski ne me croyait pas.

— Plus de huit cents. Si on compte ceux qui ne sont pas partis directement de Moscou, on dépasse le mille, dit Serge Ivanovitch.

— C’est ce que je disais ! fit la dame joyeusement. Et c’est vrai qu’on a déjà ramassé plus d’un million ?

— À peu près, princesse.

— Et que dites-vous du télégramme d’aujourd’hui ? On a de nouveau écrasé les Turcs.

— Oui, j’ai lu répondit Serge Ivanovitch.

Ils causaient du dernier télégramme qui confirmait que trois jours durant les Turcs avaient été écrasés sur tous les points, s’étaient enfuis et qu’on s’attendait pour le lendemain à une bataille décisive.

— À propos, savez-vous qu’ici un jeune homme très gentil a voulu qu’on l’inscrive. Je ne sais pourquoi on a fait des difficultés. Je voulais vous en parler. Je le connais. Écrivez donc, je vous prie, un mot de recommandation pour lui. Il est envoyé par la comtesse Lydie Ivanovna.

Après avoir entendu les détails que la princesse connaissait sur le jeune homme qui voulait s’engager comme volontaire, Serge Ivanovitch passa dans le salon de première classe, écrivit un mot de recommandation à qui de droit et le remit à la princesse.

— Vous savez, le comte Vronskï… très connu… il part avec ce train, dit la princesse avec un sourire triomphant et expressif, quand il revint lui remettre le billet.

— J’avais entendu dire qu’il partait, mais j’ignorais quand. Avec ce train ?

— Je l’ai vu, il est ici ; sa mère seule l’accompagne… En somme, c’est ce qu’il avait de mieux à faire.

— Oui, sans doute.

Pendant qu’ils causaient, la foule passait devant eux, envahissant le buffet. Ils s’y rendirent aussi et entendirent un monsieur qui, la coupe à la main, faisait d’une voix forte un discours aux volontaires.

« Servir… la religion, l’humanité, nos frères !… » disait ce monsieur, enflant toujours la voix.

« Moscou vous bénit pour cette grande œuvre. Vivat ! » conclut-il d’une voix forte et émue. Et tous répétèrent : Vivat !

Une nouvelle cohue fit irruption dans la salle et faillit renverser la princesse.

— Eh bien ! princesse, qu’en dites-vous ? demanda Stépan Arkadiévitch qui, avec un sourire de joie rayonnante, surgit tout à coup du milieu de la foule. N’est-ce pas qu’il a bien parlé et chaleureusement ! Bravo ! Ah ! Serge Ivanovitch ! Si vous prononciez aussi quelques paroles d’encouragement, vous savez si bien… ajouta-t-il avec un sourire tendre, respectueux et prudent, en pressant légèrement le bras de Serge Ivanovitch.

— Non, je pars à l’instant.

— Où ?

— À la campagne, chez mon frère.

— Alors vous y verrez ma femme ; je lui ai écrit ; mais vous la verrez avant que la lettre n’arrive. Dites-lui, je vous prie, que vous m’avez vu et que all right. Elle comprendra. D’ailleurs, soyez aimable, et dites-lui que je suis nommé membre de la commission… Cela suffit, elle comprendra. Vous savez… les petites misères de la vie humaine… dit-il s’adressant à la princesse, comme pour s’excuser. — La Miagkaïa, pas Lise, mais Bibiche, envoie mille fusils et douze sœurs de charité. Je vous l’ai dit, n’est-ce pas ?

— Oui, j’ai entendu dire cela, répondit Koznichev.

— C’est dommage que vous partiez, reprit Stépan Arkadiévitch. Demain on offre un dîner à deux des nôtres qui partent : Dimer-Bartiantzkï, de Pétersbourg, et Vesslovskï Gricha. Il s’est marié récemment. En voilà un gaillard ? N’est-ce pas, princesse ?

La princesse, sans répondre, regarda Koznichev. Mais le fait que Serge Ivanovitch et la princesse désiraient être débarrassés de lui, ne gênait nullement Stépan Arkadiévitch. En souriant il regardait tantôt la plume du chapeau de la princesse, tantôt de côté, comme s’il suivait quelque chose. Apercevant une dame qui circulait avec une aumônière, il l’appela et lui remit un billet de cinq roubles.

— Je ne puis rester indifférent à ces troncs, tant que j’ai de l’argent sur moi, dit-il. Et que dites-vous du télégramme d’aujourd’hui ? Les braves Monténégrins !

— Que dites-vous ! s’exclama-t-il apprenant par la princesse que Vronskï partait avec ce train. Pour une seconde le visage de Stépan Arkadiévitch exprima la tristesse ; mais aussitôt, d’un pas mal assuré et écartant ses favoris, Stépan Arkadiévitch rentra dans la salle où était Vronskï, et, oubliant ses sanglots désespérés sur le cadavre de sa sœur, il ne vit plus en Vronskï que le héros et le vieux camarade.

— Malgré tous ses défauts, on ne peut lui en vouloir, dit la princesse à Serge Ivanovitch dès qu’Oblonskï se fut éloigné d’eux. Voilà précisément un caractère vraiment russe, slave, seulement je crains qu’il soit désagréable à Vronskï de le voir. Vous avez beau dire, le sort de cet homme me touche. Vous causerez avec lui en route.

— Oui, peut-être, si j’en ai l’occasion.

— Je ne l’ai jamais aimé, mais cela rachète beaucoup. Non seulement il part, mais il conduit à son compte un escadron.

— Oui, j’ai entendu dire…

La sonnette retentit. Tous se dirigèrent vers la sortie.

— Le voici ! fit la princesse en désignant Vronskï, vêtu d’un long manteau, coiffé d’un chapeau noir à large bord, et qui marchait en donnant le bras à sa mère. Oblonskï se tenait à côté de lui et causait avec animation. Vronskï, les sourcils froncés, regardait devant lui, comme s’il n’entendait pas ce que disait Stépan Arkadiévitch.

Probablement sur l’indication d’Oblonskï il se retourna du côté de la princesse et de Serge Ivanovitch et souleva silencieusement son chapeau. Son visage vieilli, douloureux, semblait pétrifié.

Vronskï laissa d’abord passer sa mère, puis disparut lui-même dans un compartiment du train. Sur le quai retentirent les cris de Boje tzaria kranï, puis des hourra ! des vivat ! Un des volontaires, un grand jeune homme à la poitrine enfoncée, saluait, en agitant au-dessus de sa tête son bonnet de castor et un bouquet. Derrière lui se montraient, saluant aussi, deux officiers, et un homme âgé, à longue barbe, coiffé d’un chapeau crasseux.