Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/03

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 218-222).


III

Après avoir pris congé de la princesse, Serge Ivanovitch, avec Katavassov qui l’avait rejoint, entra dans le wagon et le train s’ébranla.

À la gare de Tzaritzino, le train fut accueilli par un excellent chœur de jeunes gens qui chantèrent : « Gloire ! » De nouveau des volontaires se montrèrent aux portières et saluèrent, mais Serge Ivanovitch ne faisait plus attention à eux.

Il s’était déjà tellement occupé des volontaires qu’il en connaissait le type et n’y trouvait plus d’intérêt. Katavassov qui, au contraire, à cause de ses travaux scientifiques, n’avait pas eu le loisir d’observer les volontaires s’intéressait beaucoup à eux et interrogeait Serge Ivanovitch à leur sujet.

Serge Ivanovitch lui conseilla de passer en deuxième classe et de causer personnellement avec eux. À la station suivante, Katavassov suivit ce conseil. Il passa en deuxième classe et fit connaissance avec des volontaires. Ils étaient assis au coin du wagon et causaient à haute voix, sachant fixée sur eux l’attention des voyageurs et de Katavassov qui venait d’entrer. Le grand jeune homme, à la poitrine enfoncée, causait plus fort que les autres. Il paraissait ivre et racontait une histoire quelconque arrivée dans son institut. En face de lui se trouvait un officier, déjà plus jeune, en uniforme de la garde autrichienne. En souriant il écoutait le narrateur et l’interrompait. Un troisième, en uniforme d’artilleur, était assis près d’eux sur une valise ; un quatrième dormait. Engageant la conversation avec le jeune homme, Katavassov apprit que c’était un riche marchand de Moscou, maintenant ruiné, qui à vingt-deux ans avait déjà dilapidé une grande fortune. Il ne plut point à Katavassov ; il était trop veule et maladif. Évidemment il était convaincu, surtout maintenant, après avoir bu, qu’il accomplissait un acte héroïque et il s’en vantait de la façon la plus désagréable. Un autre, un officier en retraite, fit également sur Katavassov un impression fâcheuse. On voyait que c’était un homme qui avait essayé de tout. Il avait été employé de chemin de fer, gérant, organisateur de fabriques, et il parlait de tout sans aucune nécessité en employant mal à propos des termes scientifiques.

Le troisième, l’artilleur, au contraire, plut beaucoup à Katavassov. C’était un jeune homme modeste et doux, qui, évidemment, s’inclinait devant la science de l’officier de la garde en retraite et devant l’héroïque sacrifice du marchand ; il ne parlait pas de lui-même. Quand Katavassov lui demanda ce qui le poussait à partir en Serbie, il répondit modestement :

— Bah ! tout le monde part. Il faut bien venir en aide aux Serbes ; ils sont à plaindre.

— Oui, surtout il y a peu d’artilleurs là-bas.

— Je n’ai pas servi longtemps dans l’artillerie, peut-être me détachera-t-on au génie ou dans la cavalerie.

— Pourquoi dans le génie quand on a surtout besoin d’artilleurs ? demanda Katavassov, calculant d’après l’âge de l’artilleur qu’il devait avoir déjà un grade assez élevé.

— Je n’ai pas servi longtemps dans l’artillerie ; j’ai démissionné comme sous-officier, dit-il.

Et il se mit à expliquer pourquoi il n’avait pas subi l’examen.

Tout l’ensemble fit sur Katavassov une impression désagréable, et quand les volontaires descendirent à la station suivante pour boire, Katavassov voulut causer avec quelqu’un afin de contrôler cette impression.

Un vieillard en manteau militaire s’était arrêté en passant pour écouter la conversation de Katavassov avec les volontaires. Dès qu’ils furent seuls, Katavassov s’adressa à lui.

— Quelles variétés de situations sociales parmi tous ces hommes qui partent là-bas, dit Katavassov, vaguement désireux d’exprimer son opinion et, en même temps, de faire parler le vieillard.

Celui-ci était un militaire qui avait fait deux campagnes. Il savait ce que c’était qu’un soldat, et d’après leur extérieur, d’après leurs conversations, comme d’après la bravoure qu’ils apportaient à vider des bouteilles en route, il les tenait pour de mauvais soldats. De plus, il habitait un chef-lieu de district et il ne put s’empêcher de raconter que là s’était fait inscrire comme volontaire un ivrogne doublé d’un voleur dont personne ne voulait pour ouvrier. Mais sentant qu’en raison de l’opinion actuelle de la société il était dangereux d’exprimer une opinion contraire, et surtout de critiquer les volontaires, il examina aussitôt Katavassov.

— Bah ! Là-bas ces gens sont nécessaires, dit-il en riant des yeux ; et ils se mirent à parler de la dernière nouvelle de la guerre. Tous deux retenaient leur étonnement de ce qu’une bataille fût attendue pour le lendemain alors que les dépêches annonçaient que les Turcs étaient battus sur tous les points. C’est ainsi que tous deux se séparèrent sans exprimer leur pensée.

Katavassov revint dans son compartiment, et malgré lui manquant de sincérité, il fit part à Serge Ivanovitch de ses observations, d’après lesquelles il résultait que les volontaires étaient de braves garçons.

À la grande station d’une ville, de nouveau des chants et des acclamations accueillirent les volontaires. De nouveau parmi les quêteurs et les quêteuses, les dames de province offraient des bouquets aux volontaires et les suivaient dans le buffet. Mais ces manifestations étaient beaucoup plus modérées qu’à Moscou.