Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/01

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 205-211).


HUITIÈME PARTIE


I


Presque deux mois s’étaient écoulés. On était au milieu de l’été, il faisait très chaud, et Serge Ivanovitch s’était enfin décidé à quitter Moscou. Des événements avaient, ce temps-là, traversé sa vie.

Depuis un an, il avait terminé son livre Essais sur les bases et les formes des Constitutions en Europe et en Russie, fruit d’un travail de six années. Quelques chapitres de cet ouvrage et l’introduction avaient paru dans des périodiques ; d’autres fragments avaient été lus par Serge Ivanovitch à diverses personnes de son milieu, de sorte que les idées de cette œuvre n’étaient plus d’une nouveauté absolue pour le public. Cependant, Serge Ivanovitch avait pensé que l’apparition de son livre aurait un certain retentissement dans la société, et, qu’en tout cas, il en serait fort parlé dans les milieux savants.

Cet ouvrage, après un travail très sérieux, très profond, avait été édité l’année passée et envoyé en dépôt chez les libraires.

Sans demander à personne son avis sur ce livre, répondant peu volontiers et feignant l’indifférence aux questions de ses amis qui s’informaient de son succès, ne s’informant même pas chez les libraires de la vente, Serge Ivanovitch, cependant, surveillait avec une grande attention l’impression que produirait son livre dans la société et les milieux intellectuels. Mais une semaine se passa, une deuxième, une troisième, et dans la société, nulle impression ne se manifestait. Ses amis, les spécialistes et les savants, parfois, évidemment par politesse, lui en parlaient. Quant à ses autres connaissances, elles ne s’intéressaient aucunement à cet ouvrage savant et ne lui en parlaient même pas ; enfin, dans la société occupée alors de tout autre chose, c’était l’indifférence la plus complète. Dans la littérature, également ; pendant un mois, il n’y eut pas un seul mot sur le livre.

Serge Ivanovitch supputait minutieusement le temps nécessaire pour écrire une critique, mais un mois se passa, puis un autre, et toujours le silence. Seul, le Scarabée du Nord, dans un feuilleton humoristique sur le chanteur Drabante, qui avait perdu sa voix, glissa quelques mots dédaigneux sur l’ouvrage de Koznichev ; c’était la preuve qu’il était depuis longtemps regardé par tous comme quelque chose de ridicule.

Enfin, le troisième mois, dans une revue sérieuse, parut un article critique. Serge Ivanovitch connaissait l’auteur de cet article. Il l’avait rencontré une fois chez Goloubtkov.

C’était un feuilletoniste très jeune, malade, très débrouillard, mais très peu instruit et timide dans ses relations personnelles.

Malgré son parfait mépris pour l’auteur, Serge Ivanovitch se mit à lire l’article avec la plus grande attention. Il était terrible. Évidemment, le feuilletoniste avait compris l’ouvrage juste à l’envers, mais il avait choisi ses citations si habilement, que pour quiconque n’ayant pas lu le livre (et, de toute évidence, peu de personnes l’avaient lu), il était clair que tout l’ouvrage n’était rien de plus qu’une série de mots emphatiques employés mal à propos (ce qu’indiquaient les points d’interrogation), et que l’auteur dudit ouvrage était un homme parfaitement ignorant. Et tout cela était si spirituel que Serge Ivanovitch, lui-même, n’eût pas désavoué pareil esprit. C’était là surtout le terrible. Avec toute la bonne foi qu’apportait Serge Ivanovitch à contrôler la justesse des raisonnements du critique, il ne s’arrêtait pas un instant aux fautes et aux erreurs ridicules, mais aussitôt, malgré lui, il se rappela, jusqu’aux moindres détails, sa rencontre et sa conversation avec l’auteur de l’article.

« Ne l’ai-je point offensé alors ? » se demanda Serge Ivanovitch. Il se rappela avoir, à cette première rencontre, rectifié un mot dit par le jeune homme, un mot qui montrait son ignorance. Serge Ivanovitch eut ainsi l’explication du sens de l’article.

Après cet article, ce fut de nouveau un silence de mort sur l’ouvrage, tant dans la littérature que dans la société ; et Serge Ivanovitch voyait que son œuvre, le travail de six années, composée avec tant d’amour et d’efforts, ne laisserait aucune trace.

La situation de Serge Ivanovitch était surtout pénible, du fait qu’ayant terminé son livre, il n’avait plus l’occupation qui remplissait son temps.

Serge Ivanovitch était intelligent, instruit, sain, actif et ne savait à quoi employer son activité. Les conversations dans les salons, les assemblées, les comités, partout où on pouvait causer, occupaient une partie de son temps. Mais, habitant la ville depuis longtemps, il ne se permettait pas, comme faisait son frère inexpérimenté, quand il venait à Moscou, de donner tout son temps à ces conversations, et il lui restait encore beaucoup de loisirs et de forces intellectuelles à dépenser.

Heureusement pour lui, il eut alors pour se tirer de l’ennui que lui causait l’insuccès de son livre, après les questions des allogènes, des amis d’Amérique, de la famine de Samara, de l’exposition, du spiritisme, — la question slave auparavant à peine entrevue de la société, venait de se poser à elle dans toute sa gravité ; et à cette question, Serge Ivanovitch s’adonna tout entier.

Dans le milieu auquel appartenait Serge Ivanovitch, en ce temps-là, on ne parlait que de la guerre serbe, on n’écrivait que sur ce sujet. Tout ce que fait d’ordinaire la foule oisive, pour tuer le temps, se faisait maintenant au profit des Slaves : bals, concerts, dîners, allumettes, toilettes des dames, bière, restaurants, tout témoignait de la sympathie pour les Slaves.

Serge Ivanovitch était, sur bien des points, en désaccord avec ce qu’on disait et écrivait sur cette question. Il constatait que la question slave était devenue un de ces sports mondains qui, toujours se remplaçant l’un par l’autre, servent à occuper l’attention de la société. Il voyait que beaucoup en faisaient une affaire lucrative, secondant leur ambition. Il convenait que les journaux publiaient beaucoup de choses inutiles et exagérées, dans le but seul d’attirer l’attention du public et de crier plus fort que les autres. Dans ce mouvement général de la société, il remarquait que c’étaient les malchanceux et les mécontents, qui allaient de l’avant et criaient plus fort que les autres : des chefs d’armée sans armées, des ministres sans ministères, des journalistes sans journaux, des chefs de partis sans partisans.

Il voyait tout ce qu’il y avait dans ce mouvement de légèreté et de ridicule, mais il y voyait aussi un enthousiasme très vif, toujours croissant, qui réunissait toutes les classes de la société et auquel on ne pouvait refuser sa sympathie.

Le massacre des coreligionnaires, des frères slaves, avait suscité de la sympathie pour les victimes et de l’indignation envers les oppresseurs ; l’héroïsme des Serbes et des Monténégrins, qui luttaient pour la grande cause, fit naître chez tout le peuple le désir de venir en aide à ces frères non pas seulement en paroles mais par des actes.

Il y avait pour Serge Ivanovitch un autre phénomène heureux : c’était la manifestation de l’opinion publique.

La société avait, d’une façon très nette, exprimé son désir. L’âme du peuple avait reçu son expression, comme disait Serge Ivanovitch, et plus il s’occupait de cette œuvre, plus elle lui semblait appelée à devenir considérable et à faire époque.

Il s’y consacrait tout entier et oubliait ainsi son livre. Tout son temps était maintenant employé, si bien qu’il n’arrivait pas à répondre à toutes les lettres et aux questions qu’on lui adressait.

Ayant ainsi travaillé tout le printemps et une partie de l’été, ce ne fut qu’en juillet qu’il se prépara à aller à la campagne chez son frère. Il allait se reposer deux semaines dans le sacro-saint du peuple, dans le fond de la campagne, jouir du spectacle du soulèvement de l’esprit du peuple, dont il était absolument convaincu, de même que tous les habitants des capitales et des villes.

Katavassov, qui depuis longtemps songeait à remplir la promesse qu’il avait faite à Lévine de lui faire visite, partit avec Serge Ivanovitch.