Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 69-74).


XII

Après avoir reconduit ses hôtes, Anna se mit à marcher d’un bout à l’autre de la chambre. Bien qu’inconsciemment (comme elle le faisait ces derniers temps avec tous les jeunes gens), toute la soirée, elle avait fait son possible pour plaire à Lévine, et elle savait avoir atteint son but, autant que cela est possible avec un honnête homme marié, après une seule rencontre ; en outre, Lévine lui avait plu beaucoup (malgré les différences qui existaient entre Vronskï et Lévine, en sa qualité de femme, elle voyait en tous deux les traits communs qui expliquaient que Kitty eût pu être amoureuse de l’un et de l’autre) ; cependant dès qu’il fut sorti elle cessa de penser à lui.

Une seule pensée, sous diverses formes, la poursuivait :

« Si j’agis ainsi sur les autres, sur cet homme honnête qui aime sa famille, pourquoi lui, est-il si indifférent à mon égard ?… Non, pas indifférent, il m’aime, je le sais… mais quelque chose de nouveau nous sépare maintenant. Pourquoi n’est-il pas là de toute la soirée ? Il m’a fait dire par Stiva qu’il ne pouvait pas quitter Iachvine, qu’il devait surveiller son jeu ? Mais est-ce donc un enfant, ce Iachvine ?… Admettons que ce soit vrai, il ne ment pas… dans cette vérité il y a autre chose… Il est content de l’occasion de me montrer qu’il a d’autres devoirs… Je le sais, j’en conviens… mais pourquoi me le prouver ? Il veut me montrer que son amour pour moi ne doit pas porter atteinte à sa liberté. Mais ce ne sont pas des preuves qu’il me faut, c’est de l’amour… Il devrait comprendre combien cette vie à Moscou m’est pénible ! Est-ce que je vis ? Je ne vis pas. J’attends le dénouement qui s’éloigne… Pas encore de réponse !… Et Stiva dit qu’il ne peut aller chez Alexis Alexandrovitch… Moi, je ne puis pas lui écrire ; je ne puis rien faire, rien commencer, rien changer… Je reste là, j’attends, en inventant des passe-temps : cette famille anglaise, la littérature, la lecture, mais tout cela ce n’est qu’une tromperie, quelque chose comme la morphine… Il devrait avoir pitié de moi », se disait-elle sentant dans ses yeux des larmes de pitié pour elle-même.

Elle entendit le coup de sonnette sec de Vronskï. Hâtivement elle essuya ses larmes, s’assit près de la lampe et ouvrit un livre, feignant d’être calme. Il fallait lui montrer du mécontentement pour ce fait de n’être pas rentré comme il l’avait promis, mais seulement du mécontentement, pas de la douleur, et, principalement, ne pas inspirer de pitié. Elle pouvait avoir pitié d’elle-même, lui pas.

Elle ne voulait pas lutter ; elle lui reprochait de ne pas vouloir la lutte, et involontairement elle-même se mettait en posture de lutter.

— Eh bien ! tu ne t’es pas ennuyée ? lui demanda-t-il, l’air animé et joyeux, en s’approchant d’elle. Quelle terrible passion que le jeu !

— Non, je ne me suis pas ennuyée. Du reste, depuis longtemps j’ai appris à ne pas m’ennuyer. Stiva est venu avec Lévine.

— Oui, ils voulaient venir dès ce soir. Eh bien, comment trouves-tu Lévine ? demanda-t-il, s’asseyant près d’elle.

— Très bien. Il n’y a pas longtemps qu’ils sont partis. Et que fait Iachivne ?

— Il avait gagné dix-sept mille roubles ; je lui conseillais de partir, il y consentait presque, mais il retourna au jeu et perdit.

— Alors, pourquoi es-tu resté ? demanda-t-elle tout à coup levant les yeux sur lui.

L’expression de son visage était hostile et froide.

— Tu as dit à Stiva que tu restais pour surveiller Iachvine, cependant tu l’as quitté !…

La même expression de froide préparation à la lutte parut également sur son visage.

— Primo, je ne l’ai chargé d’aucune commission ; secundo, je ne mens jamais ; et enfin, je suis resté parce que je l’ai voulu ; dit-il en fronçant les sourcils. Anna ! pourquoi, pourquoi ? fit-il après un moment de silence, se penchant vers elle, et lui tendant sa main ouverte, pour qu’elle y mît la sienne.

Elle était heureuse de cet appel à la tendresse, mais une force mauvaise ne lui permit pas de s’abandonner à ce sentiment ; on eût dit que les conditions de la lutte ne lui permettaient pas de se soumettre.

— Cela se comprend : tu as voulu rester, et tu es resté. Tu fais tout ce que tu veux… mais pourquoi me le dis-tu ? Pourquoi ? dit-elle s’enflammant de plus en plus. Est-ce que quelqu’un discute tes droits ? Mais si tu veux avoir raison, eh bien, soit !

Sa main se ferma. Il se recula, et l’expression de son visage devint encore plus hostile.

— Pour toi ce n’est que de l’obstination, dit-elle le regardant fixement et trouvant tout d’un coup un nom à cette expression du visage qui l’agaçait. Oui, précisément de l’obstination. Pour toi il ne s’agit que de savoir si tu resteras vainqueur dans la lutte contre moi, et pour moi…

De nouveau, elle ressentit de la pitié pour elle-même et faillit pleurer.

— Si tu savais ce que c’est pour moi, quand je sens, comme maintenant, que tu m’es hostile, oui, précisément hostile… Si tu savais ce que c’est pour moi ? Si tu savais combien en ce moment je suis prête à un terrible malheur, je le crains moi-même… Et elle se détourna, cachant ses sanglots.

— Mais pourquoi pleures-tu ? dit-il effrayé de ce désespoir ; et se penchant de nouveau vers elle il lui prit la main, et l’embrassa. — Pourquoi ? Est-ce que je cherche des distractions en dehors de la maison ? Est-ce que je n’évite pas la société des femmes ?

— Sans doute, dit-elle.

— Eh bien, dis-moi ce que je dois faire pour que tu sois tranquille ? Je suis prêt à faire tout pour que tu sois heureuse, dit-il touché de son désespoir. Alors que ne ferais-je pas pour te délivrer d’un chagrin comme celui que tu éprouves maintenant, Anna ?

— Rien, rien, dit-elle, je ne le sais pas moi-même… Peut-être la vie isolée, les nerfs… N’en parlons plus… Comment se sont passées les courses ? tu ne me l’as pas raconté, demanda-t-elle tâchant de cacher le triomphe de la victoire.

Il se fit servir à souper et se mit à lui raconter des détails sur les courses, mais à son ton, à ses regards qui devenaient de plus en plus froids, elle voyait qu’il ne lui pardonnait pas sa victoire, et que le sentiment d’obstination contre lequel elle luttait, se montrait de nouveau en lui. Il était plus froid avec elle qu’auparavant, comme s’il regrettait de s’être soumis. Et elle, se rappelant les paroles qui lui avaient valu la victoire : « Je suis prête à un terrible malheur, je le crains moi-même… » comprit que cette arme était dangereuse et ne pouvait servir une deuxième fois. Elle sentit qu’à côté de l’amour qui les unissait, s’établissait un esprit malin de lutte qu’elle ne pouvait chasser du cœur de Vronskï et encore moins du sien.