Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 75-81).


XIII

Il n’existe pas de conditions auxquelles l’homme ne puisse s’habituer, surtout s’il voit que tous ceux qui l’entourent vivent de la même façon.

Trois mois auparavant, Lévine n’aurait pu croire qu’il pourrait s’endormir tranquille, dans les conditions où il se trouvait actuellement. Il n’aurait pu croire qu’en menant une vie absurde, inerte, dispendieuse pour ses moyens, une vie de beuverie (il ne pouvait appeler autrement ce qui s’était passé au cercle), avec des relations faussement amicales avec l’homme jadis aimé par sa femme, et sa visite encore plus absurde chez une femme qu’il ne pouvait qualifier autrement que de perdue, par laquelle il s’était laissé séduire, attristant par cela même sa propre femme ; il n’aurait pu croire qu’il lui fût possible, dans ces conditions, de s’endormir tranquillement. Néanmoins, sous l’influence de la fatigue, de l’insouciance et du vin, il s’endormit profondément et tranquillement.

À cinq heures du matin, le grincement de la porte qui s’ouvrait, l’éveilla. Il se dressa brusquement et regarda autour de lui. Kitty n’était pas près de lui, mais, de l’autre côté de la cloison, il y avait de la lumière, et il entendit ses pas.

— Quoi ! Qu’y a-t-il ? Kitty, qu’y a-t-il ? prononça-t-il à demi endormi.

— Rien, répondit-elle, paraissant dans la chambre la bougie à la main. Je me suis sentie un peu mal à l’aise, ajouta-t-elle avec un sourire particulier et charmant.

— Quoi ! Est-ce que cela commence ? demanda-t-il d’un ton quelque peu effrayé. Il faut envoyer chercher le médecin. Et il se mit à s’habiller hâtivement.

— Non, non, fit-elle en souriant et le retenant par la main. Ce n’est sûrement rien ; c’était un simple malaise, c’est déjà passé.

Elle s’approcha du lit, éteignit la bougie, se recoucha et se tint tranquille. Lévine était inquiet du silence de sa respiration qu’elle semblait retenir, et surtout de son expression particulièrement tendre, et de l’excitation avec laquelle en se montrant dans la chambre elle lui avait dit : « rien » ; néanmoins, il avait un tel sommeil, qu’il se rendormit aussitôt.

Ce ne fut qu’après qu’il se rappela la douceur de sa respiration, et comprit tout ce qui s’était passé dans sa chère âme pendant que sans bouger, dans l’attente de l’événement le plus grand de la vie d’une femme, elle était couchée près de lui.

À sept heures, il fut éveillé par le contact de sa main sur son épaule. Elle paraissait lutter entre le regret de l’éveiller, et le désir de causer avec lui.

— Kostia, ne t’effraye pas… Ce n’est rien… mais il me semble… Il faut envoyer chercher Élisabeth Petrovna.

De nouveau la bougie était allumée. Elle était assise sur le lit, et tenait à la main un tricot, ouvrage qui l’occupait ces derniers jours.

— Je t’en prie, ne t’effraye pas. Ce n’est rien. Je n’ai pas peur, dit-elle en voyant son visage effrayé ; et elle serra sa main contre sa poitrine, puis la porta à ses lèvres.

Lévine se leva hâtivement, plein d’épouvante, et ne la quittant pas des yeux. Il endossa sa robe de chambre, et s’arrêta, toujours la regardant. Il fallait agir, mais il ne pouvait détacher d’elle son regard. Lui qui aimait tant son visage, lui qui connaissait si bien l’expression de son regard ne l’avait jamais vue ainsi. Comme il se trouvait ignoble et misérable au souvenir du chagrin qu’il lui avait causé la veille, en la voyant maintenant : son visage coloré, entouré de ses cheveux fins qui sortaient du bonnet de nuit, brillait de joie et de résolution.

Si naturel et si égal que fût le caractère de Kitty, Lévine était cependant frappé de ce qu’il voyait maintenant, quand tout ce qui enveloppait cette âme était enlevé, et que le fond même de son âme resplendissait à ses yeux. Et dans cette simplicité, dans cette nudité, celle qu’il aimait était encore plus pure.

Elle le regardait en souriant, mais tout d’un coup ses sourcils tremblèrent. Elle leva la tête, se rapprocha vivement de lui, le prit par le bras et se serra contre lui, l’enveloppant de son souffle brûlant. Elle souffrait et paraissait se plaindre de ses souffrances.

Au premier moment, par habitude, il se crut coupable ; mais le regard si tendre de Kitty disait que non seulement elle ne lui reprochait rien, mais qu’elle l’aimait. « Si ce n’est moi, alors quel est le coupable ? » pensa-t-il involontairement, cherchant pour le punir l’auteur de ses souffrances. Mais il ne trouvait pas. Elle souffrait, se plaignait, mais triomphait de ses souffrances, s’en réjouissait, les aimait. Il voyait que dans son âme se passait quelque chose de très beau, mais quoi ? Il ne pouvait le comprendre. C’était au-dessus de sa compréhension.

— J’ai fait prévenir maman ; toi, va plus vite chercher Élisabeth Petrovna… Kostia, ce n’est rien, c’est passé !

Elle s’éloignait de lui et souriait :

— Eh bien ! maintenant, va. Voici Pacha qui vient. Je vais mieux.

Et, à son étonnement, Lévine la vit prendre son tricot qu’elle avait apporté pour la nuit, et se mettre à tricoter.

Pendant que Lévine sortait par une porte, il entendit la femme de chambre entrer par l’autre. Il s’arrêta et entendit Kitty donner des ordres détaillés à la femme de chambre et se mettre avec elle à déplacer le lit.

Il s’habilla et, pendant qu’on attelait, car il n’y avait pas encore de fiacres, il retourna dans la chambre à coucher, moins sur la pointe des pieds que sur des ailes, lui semblait-il.

Deux bonnes, avec prudence, déplaçaient quelque chose dans la chambre à coucher. Kitty marchait, tricotait rapidement et donnait des ordres.

— Je vais tout de suite chez le docteur. On a déjà envoyé chez Élisabeth Petrovna, mais j’y passerai moi-même. Faut-il encore autre chose ?… Oui, prévenir Dolly.

Elle le regardait avidement, n’écoutant pas ce qu’il lui disait.

— Oui, oui, va, prononça-t-elle en fronçant les sourcils et faisant un geste de la main.

Il était déjà dans le salon quand un gémissement plaintif, qui s’éteignit aussitôt, arriva de la chambre à coucher. Il s’arrêta un moment sans pouvoir comprendre.

« Oui, c’est elle ! » se dit-il ; et se prenant la tête à deux mains, il courut en bas.

« Seigneur Dieu, ayez pitié de nous ! Seigneur ayez pitié ! » Il répétait ces mots qui, tout d’un coup, lui étaient venus en tête. Et lui, cet incrédule, ne répétait pas ces paroles uniquement des lèvres. En ce moment, il savait que tous ses doutes et cette impossibilité de croire qu’il ressentait ne l’empêchaient nullement de s’adresser à Dieu. Maintenant tout cela, comme une poussière, tombait de son âme. À qui donc pouvait-il s’adresser, sinon à Celui entre les mains de qui il sentait son âme et son amour ?

Le cheval n’était pas encore attelé ; mais sentant ses forces physiques se décupler en même temps que son désir de faire ce qu’il fallait, pour ne pas perdre un seul instant, sans attendre la voiture, il sortit à pied et ordonna à Kouzma de le rejoindre.

Au coin de la rue il croisa un attelage de nuit qui se hâtait. Dans le petit traîneau était assise Élisabeth Petrovna, en manteau de velours, emmitouflée de châles. « Grâce à Dieu ! Grâce à Dieu ! » prononça-t-il en la reconnaissant avec joie. Sans même faire arrêter le cocher, il courut à côté du traîneau.

— Alors c’est commencé depuis deux heures, pas plus ? Allez chez Pierre Dmitritch, mais ne le pressez pas et prenez de l’opium à la pharmacie.

— Ainsi, vous pensez que tout ira bien ?

« Seigneur Dieu ayez pitié de nous ! » prononça Lévine en apercevant son cheval qui sortait de la porte cochère. Il bondit dans le traîneau, s’installa à côté de Kouzma et ordonna de filer chez le docteur.