Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/11

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 64-68).


XI

« Quelle femme charmante, admirable et malheureuse ! » pensait Lévine, en sortant dans la rue avec Stépan Arkadiévitch.

— Eh bien ! que t’avais-je dit ? fit Stépan Arkadiévitch voyant Lévine complètement gagné.

— Oui, répondit-il pensivement, une femme extraordinaire ; non seulement parce qu’elle est très intelligente, mais parce qu’elle a du cœur. C’est vraiment dommage !

— Enfin, Dieu merci, tout s’arrangera bientôt ! C’est bien. À l’avenir ne juge pas sans connaître, lui dit Stépan Arkadiévitch ouvrant la portière de la voiture… Au revoir, nous ne suivons pas le même chemin.

Sans cesser de penser à Anna, se rappelant les propos les plus simples qu’ils avaient échangés, revoyant, sans en omettre un détail, les dernières expressions de son visage, comprenant de mieux en mieux sa situation et la prenant en pitié, Lévine se trouva chez lui.




En rentrant chez lui, Lévine apprit de Kouzma que Catherine Alexandrovna se portait bien, que ses sœurs venaient de la quitter, et trouva deux lettres. Il les lut dans l’antichambre pour s’en débarrasser tout de suite. L’une était de Sokolov, son intendant. Celui-ci écrivait qu’on ne pouvait vendre le froment, vu qu’on n’en trouvait que cinq roubles cinquante, et qu’il n’y avait où prendre de l’argent. L’autre, était de sa sœur. Elle lui reprochait de n’avoir pas encore arrangé ses affaires.

« Eh bien, on vendra pour cinq roubles cinquante si on n’en trouve pas davantage ! » se dit aussitôt Lévine, résolvant avec une facilité extraordinaire une question qui le matin même lui avait paru si difficile.

« C’est incroyable, ici tout le temps est pris, » pensa-t-il en lisant la seconde lettre. Il se sentait coupable envers sa sœur de n’avoir pas encore fait ce qu’elle lui avait demandé.

«Aujourd’hui, je ne suis pas allé au tribunal, c’est vrai, mais je n’avais pas une minute », et décidant de s’en occuper sans faute le lendemain, il alla trouver sa femme.

En s’y rendant Lévine se remémora rapidement toute sa journée. Tous les événements du jour se résumaient en conversations qu’il avait écoutées, et auxquelles il avait pris part ; et toutes portaient sur des sujets dont il ne se fût point occupé, s’il eût été seul à la campagne. Cependant, elles étaient intéressantes, même toutes étaient très bonnes. Il n’y avait que deux anicroches : ce qu’il avait dit du brochet, et puis encore quelque chose qui n’était pas ça dans la sympathie qu’il éprouvait pour Anna.

Lévine trouva sa femme triste et ennuyée. Le dîner des trois sœurs avait été très gai, mais ensuite on l’avait attendu, attendu, et tout le monde s’était assombri ; enfin les sœurs étaient parties laissant Kitty seule.

— Et toi, qu’as tu fait ? lui demanda-t-elle, le regardant droit dans ses yeux qui brillaient d’un éclat inquiétant. Mais pour ne pas l’empêcher de tout dire, elle dissimula son attention et, avec un sourire approbateur, écouta le récit de sa soirée.

— J’ai été très heureux de rencontrer Vronskï. Je me suis senti très à l’aise devant lui ; j’ai été très simple. Tu comprends que désormais je ferai mon possible pour l’éviter, mais je suis très heureux que le malaise soit passé, dit-il, et se rappelant que, pour l’éviter, il était allé aussitôt chez Anna, il rougit… Voilà, nous disons que le peuple boit, je ne sais qui boit davantage du peuple ou de notre société ; le peuple, lui, boit aux jours de fête, mais… Kitty ne s’intéressait nullement à la beuverie du peuple. Elle avait remarqué sa rougeur et désirait en savoir la cause.

— Eh bien, après, où es-tu allé ?

— Stiva m’a beaucoup prié d’aller voir Anna Arkadievna.

En disant ces mots, Lévine rougit encore davantage et l’incertitude de bien ou de mal agir qu’il avait éprouvée en allant chez Anna fut définitivement dissipée : il savait maintenant qu’il n’aurait pas dû y aller.

Au nom d’Anna, les yeux de Kitty brillèrent d’un éclat particulier, mais faisant un effort sur elle-même, elle cacha son émotion et dit seulement : Ah !

— Je pense que tu n’en seras pas fâchée ? Stiva me l’a demandé si instamment et Dolly le désirait, continua Lévine.

— Nullement, dit-elle, mais dans son regard il lut une tension dont il n’augura rien de bon.

— C’est une femme charmante, très malheureuse et très belle, dit-il, et il parla des occupations d’Anna et répéta ce qu’elle l’avait chargé de lui dire.

— Sans doute, elle est très malheureuse, dit Kitty, quand il s’arrêta… De qui les lettres ?

Il lui répondit, et trompé par son ton calme il alla se déshabiller.

Quand il revint, il trouva Kitty à la même place.

Il s’approcha d’elle, elle le regarda et se mit à sangloter.

— Quoi ? Qu’as-tu ? demanda-t-il, sachant d’avance de quoi il s’agissait.

— Tu t’es amouraché de cette vilaine femme ; elle t’a séduit ; je l’ai vu à tes yeux… oui ; et il n’en saurait être autrement… Tu as bu au cercle, tu as joué et ensuite tu es allé chez qui ? Non, partons d’ici… Demain, je partirai…

Lévine eut beaucoup de peine à calmer sa femme, enfin elle s’apaisa quand il lui avoua que les sentiments d’attendrissement unis au vin l’avaient troublé et qu’il avait subi les ruses d’Anna, mais que dorénavant il l’éviterait. Une chose qu’il reconnaissait plus sincèrement, c’était qu’en vivant si longtemps à Moscou, où il ne faisait que causer, boire et manger, il devenait presque idiot. Ils causèrent ainsi jusqu’à trois heures du matin ; alors seulement la réconciliation fut assez complète pour qu’ils pussent s’endormir.