Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/30

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 443-451).


XXX

Sviajski prit Lévine sous le bras et l’emmena vers les siens.

Il était maintenant impossible d’éviter Vronskï. Il était là avec Stépan Arkadiévitch et Serge Ivanovitch et regardait précisément du côté de Lévine.

— Enchanté ! dit-il, tendant la main à Lévine. Il me semble que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer… chez la princesse Stcherbatzkï.

— Je me rappelle parfaitement notre rencontre, répondit Lévine qui devint pourpre et se tourna aussitôt vers son frère pour lui parler.

Vronskï sourit légèrement et s’adressa à Sviajski sans témoigner aucun désir de poursuivre son entretien avec Lévine. Mais celui-ci, gêné de sa grossièreté, tout en causant avec son frère, se retournait sans cesse vers Vronskï, cherchant le moyen de la réparer.

— Où en êtes-vous maintenant ? demanda Lévine en regardant Sviajski et Vronskï.

— À Snetkov. Il faut qu’il se décide, répondit Sviajski.

— Et lui, y consent-il ou non ?

— Précisément, ni l’un ni l’autre, dit Vronskï.

— Et s’il se désiste, qui proposera-t-on ? demanda Lévine se tournant vers Vronskï.

— Celui qui voudra ! dit Sviajski.

— Vous peut-être ? demanda Lévine.

— Certainement non, répondit Sviajski gêné en jetant un regard inquiet sur le monsieur sarcastique qui se trouvait près de Serge Ivanovitch.

— Alors qui ? Névédovski ? continua Lévine en sentant qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux.

— En aucun cas ! répondit le monsieur sarcastique.

C’était Névédovski lui-même. Sviajski le présenta à Lévine.

— Alors, toi aussi, te voilà entraîné ? dit Stépan Arkadiévitch en échangeant un regard avec Vronskï. C’est comme aux courses. On peut tenir un pari.

— Oui, cela entraîne, dit Vronskï. Et une fois qu’on a commencé, on veut voir la fin. C’est la lutte ! dit-il en fronçant les sourcils et contractant les muscles de son visage.

— Quel homme d’affaires remarquable, ce Sviajski ! Chez lui tout est si clair, si net.

— Oh ! oui ! fit distraitement Vronskï.

Un silence suivit pendant lequel Vronskï — puisqu’il fallait regarder quelque part — regarda Lévine : ses jambes, son uniforme, son visage, et remarquant ses yeux sombres, dirigés sur lui, pour lui adresser la parole, il dit :

— Comment se fait-il que, vivant toujours à la campagne, vous ne soyez pas juge de paix ? Vous n’êtes pas en uniforme de juge de paix…

— Parce que la justice de paix me semble une institution absurde, répondit d’un air sombre Lévine qui attendait l’occasion de causer avec Vronskï pour effacer sa grossièreté de tout à l’heure.

— J’aurais cru le contraire, dit Vronskï très calme mais un peu étonné.

— C’est un jouet, interrompit Lévine. Les juges de paix ne sont point nécessaires. Pendant huit années, je n’ai eu affaire à eux qu’une seule fois, et j’en ai obtenu un jugement contraire au bon sens. Le juge de paix réside à quarante verstes de chez moi, et pour une affaire de deux roubles, je dois envoyer un avocat auquel j’en donne quinze.

Et il raconta qu’un paysan qui avait volé de la farine chez un meunier, accusé de vol par celui-ci, le poursuivit pour calomnie.

Tout cela était maladroit, ridicule ; Lévine lui-même le sentait.

— C’est un tel original ! fit Stépan Arkadiévitch avec un bon sourire. Mais il me semble qu’on vote. Allons.

Et ils se séparèrent.

— Je ne te comprends pas, dit Serge Ivanovitch, qui avait remarqué la sortie maladroite de son frère. Je ne comprends pas qu’on puisse manquer à ce point de tact politique. Décidément, nous autres Russes, en sommes dépourvus. Le maréchal de la noblesse de la province est notre adversaire ; et je te vois à tu et à toi avec lui, tu lui demandes de se représenter. Et le comte Vronskï… je n’en ferais pas mon ami. Il m’a invité à dîner, et je n’ai pas accepté, mais c’est un des nôtres, alors pourquoi s’en faire un ennemi ? Ensuite tu demandes à Névédovski s’il se présentera… Cela ne se fait pas.

— Ah ! je n’y comprends rien du tout, rien du tout ! Tout cela est sans importance ! dit Lévine d’un air sombre.

— C’est possible ; mais tu t’en mêles et tu gâtes tout !

Lévine se tut et ils entrèrent ensemble dans la grande salle.

Le maréchal de la noblesse de la province s’était décidé à poser sa candidature, bien qu’il sentît dans l’air les intrigues tramées contre lui et qu’il sût qu’il n’était pas le candidat de tous les districts. La salle était silencieuse.

Le secrétaire déclara d’une voix haute la candidature aux fonctions de maréchal de la noblesse, du capitaine de la garde impériale Mikhaïl Stépanovitch Snetkov.

Les maréchaux de districts allèrent avec des assiettes contenant les boules de leurs stalles de district à la grande table de la province et les élections commencèrent.

— À droite, chuchota Stépan Arkadiévitch à Lévine quand celui-ci avec son frère s’approcha de la table.

Mais Lévine avait oublié tous les calculs qu’on lui avait expliqués et il craignait une erreur de la part de Stépan Arkadiévitch ; Snetkov était un adversaire. En s’approchant de l’urne, il tenait la boule de la main droite, mais une fois devant l’urne, craignant de se tromper, il la passa dans la main gauche et la mit à gauche. Les habitués des scrutins qui se trouvaient près de l’urne, rien qu’au mouvement du coude comprirent de quel côté la boule était déposée, et ils froncèrent les sourcils, l’air fâché.

Le silence s’établit et on entendit compter les boules. Ensuite une voix prononça le nombre des boules noires et des boules blanches.

Le vieux maréchal avait une très forte majorité.

Des clameurs s’élevèrent ; on se précipita vers la porte. Snetkov entra ; les gentilshommes l’entourèrent et le félicitèrent.

— Maintenant, c’est fini ? demanda Lévine à Serge Ivanovitch.

— Cela commence, au contraire, répondit celui-ci en souriant. Le candidat de l’opposition peut avoir plus de voix.

Lévine avait complètement oublié cela. Il se rappela seulement maintenant qu’il y avait là une finesse quelconque ; mais il ne voulut pas se donner la peine de chercher en quoi elle consistait. L’ennui le gagnait ; il voulait s’enfuir de cette foule.

Comme personne ne faisait attention à lui, se croyant inutile, il se dirigea avec précaution vers la petite salle du buffet, et ressentit un grand soulagement en se retrouvant de nouveau avec les valets. Le vieux serviteur lui proposa de manger quelque chose. Lévine y consentit. Il prit une côtelette aux haricots blancs, causa avec les valets sur les maîtres d’autrefois, puis comme il ne désirait pas retourner dans la salle où il se sentait mal à l’aise, il fit un tour dans les tribunes.

Les tribunes étaient pleines de dames élégantes qui se penchaient sur le rebord afin de ne pas perdre un mot de ce qui se disait en bas. Près des dames, assis ou debout, se trouvaient des avocats très élégants, des professeurs de lycée en lunettes, des officiers. On ne parlait que des élections : on disait que le maréchal de la noblesse était fatigué ; on vantait l’habileté des discussions. Lévine entendit dans un groupe faire les louanges de son frère. Une dame disait à un avocat :

— Je suis ravie d’avoir entendu Koznichev. Pour avoir ce plaisir on peut se passer de dîner. C’est un vrai régal ! Quelle clarté ! et on entend tout. Chez vous, au palais, personne ne parle ainsi. Il n’y a guère que Maïdel et encore, il est loin d’être aussi éloquent.

Lévine se trouva une place près de la rampe d’appui, et, se penchant, il se mit à regarder et à écouter.

Tous les gentilshommes étaient groupés par districts.

Au milieu de la salle se tenait un monsieur en uniforme qui proclamait d’une voix forte :

— Candidat à la fonction de maréchal de la noblesse de la province, le capitaine en second Eugène Ivanovitch Apoukhtine !

Il se fit un silence de mort, au milieu duquel retentit la voix faible d’un vieillard.

— Se retire !

— Candidat : le conseiller à la cour Pierre Pétrovitch Bole ! reprit la même voix.

— Se retire ! prononça une voix jeune et perçante. Les mêmes déclarations de candidatures continuèrent auxquelles on répondait toujours : « Se retire ! » Cela dura près d’une heure. Lévine accoudé à la rampe regardait et écoutait. D’abord il s’étonna, ne comprenant nullement ce que cela signifiait, ensuite, persuadé qu’il ne comprendrait jamais, il devint triste ; puis, au souvenir de l’émotion et de l’inquiétude qu’il avait lues sur tous ces visages, il devint encore plus triste. Il résolut de partir et descendit. En traversant le vestibule il rencontra un gentilhomme triste, les yeux gonflés, qui marchait de long en large. Il le salua. Il rencontra aussi un couple : une dame qui trottinait rapidement, en frappant du talon, et l’élégant substitut du procureur.

— Je vous disais bien que vous ne seriez pas en retard, disait le procureur au moment où Lévine se reculait pour laisser passer la dame.

Lévine était près de la sortie et tirait déjà de sa poche de gilet son numéro de vestiaire quand le secrétaire le rejoignit :

— Venez, Constantin Dmitritch. On vote !

Le candidat était Névédovski qui avait déclaré si résolument qu’il ne se présenterait pas.

Lévine s’approcha de la porte de la salle. Elle était fermée. Le secrétaire frappa. La porte s’ouvrit et Lévine aperçut devant lui deux gentilshommes tous deux très rouges.

— Je n’en puis plus ! dit un propriétaire.

Puis Lévine aperçut le maréchal de la noblesse de la province. Son visage était effrayant de fatigue et de peur.

— Je t’ai dit de ne pas laisser sortir ! cria-t-il au gardien.

— Je ne laisse qu’entrer, Votre Excellence !

— Seigneur Dieu !

Et soupirant profondément, le maréchal de la noblesse, en culottes blanches, fatigué, la tête baissée, s’avança au milieu de la salle vers la grande table.

On vota, puis on fit les calculs ; Névédovski se trouva élu maréchal de la noblesse. Plusieurs étaient gais ; plusieurs étaient contents ; plusieurs étaient enchantés ; d’autres mécontents et malheureux. Tant qu’à Snetkov, il ne pouvait cacher son désespoir.

Quand Névédovski sortit de la salle, une foule enthousiaste l’entoura et le suivit, comme elle avait suivi le premier jour le gouverneur qui avait ouvert les élections, et de même qu’elle avait suivi Snetkov quand celui-ci avait été élu.