Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/29

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 435-442).


XXIX

La salle, longue et étroite, où se trouvait le buffet était remplie de monde. L’agitation allait croissant, et sur tous les visages on lisait l’inquiétude. Les plus inquiets de tous étaient les chefs de partis qui connaissaient tous les détails et le compte de toutes les boules. C’étaient eux qui devaient conduire la bataille. Les autres, comme des soldats avant l’action, tout en se préparant au combat cherchaient à se distraire. Les uns dégustaient, debout ou assis devant les tables ; d’autres allaient et venaient le long de la salle en fumant des cigarettes, ou causaient à des amis qu’ils n’avaient pas vus depuis longtemps.

Lévine ne fumait pas et n’avait pas faim. Il ne voulait pas se joindre à ses amis, c’est-à-dire à Serge Ivanovitch, Stépan Arkadiévitch, Sviajski et les autres, car il venait d’apercevoir parmi eux Vronskï, en uniforme de chambellan, qui causait avec animation.

La veille encore, au cours des élections, Lévine l’avait remarqué et évité soigneusement, ne désirant pas le rencontrer. Il se réfugia près d’une fenêtre, tout en examinant les groupes qui se formaient et prêtant l’oreille à ce qu’on disait autour de lui. Il était mécontent, car au milieu de tous les autres, animés, inquiets, intéressés, lui seul, ainsi qu’un vieillard édenté, en uniforme de marine et qui, marmonnant entre ses lèvres, venait de s’asseoir près de lui, ne s’intéressaient nullement à ce qui se passait et ne savaient que faire de leur personne.

— C’est une telle crapule ! je le leur ai dit, mais non… Comment donc ! Pendant trois ans il n’a pu y arriver, disait véhémentement un propriétaire de taille moyenne, et très excité, dont les cheveux pommadés tombaient sur le col brodé de son uniforme, tandis qu’il frappait fortement du talon de ses bottes neuves étrennées évidemment pour la circonstance.

Il jeta un regard mécontent sur Lévine et lui tourna le dos.

— Oui, c’est une affaire malpropre. Il n’y a pas d’autre mot, continua d’une voix perçante le propriétaire.

Puis un grand groupe de propriétaires entourant un gros général se dirigea rapidement du côté de Lévine. Les propriétaires évidemment cherchaient un coin où ils pourraient causer sans être entendus.

— Comment osent-ils dire que j’ai ordonné de lui voler son pantalon ? Il l’a laissé au cabaret, je pense ; je m’en moque de son titre de prince. Qu’il n’aille pas répéter de pareilles choses ! C’est de la canaillerie !

— Mais, permettez ! Ils se basent sur l’article de la loi, disait-on dans un autre groupe : la femme doit être inscrite comme femme de gentilhomme.

— Au diable votre article ! Je parle à cœur ouvert ! C’est pourquoi nous sommes des gentilshommes. Il faut avoir confiance…

— Votre Excellence, allons prendre un verre de fine champagne…

Un autre groupe suivait un gentilhomme qui criait quelque chose à haute voix. C’était un des trois ivrognes.

— J’ai toujours conseillé à Marie Séménovna d’affermer ses terres, sans quoi elle n’en retirera rien, disait d’une voix agréable un propriétaire à moustaches blanches en vieil uniforme de général de l’état major.

C’était ce même propriétaire que Lévine avait rencontré chez Sviajski. Il le reconnut aussitôt. Leurs regards se rencontrèrent et ils se saluèrent.

— Enchanté de vous revoir ! Certes je me rappelle vous avoir rencontré l’année dernière chez Nicolas Ivanovitch, dit le vieillard.

— Et comment va votre propriété ? demanda Lévine.

— Mais toujours avec perte, répondit le propriétaire avec un sourire résigné comme s’il n’en pouvait être autrement. Mais comment se fait-il que vous preniez part à notre coup d’état ? dit-il prononçant mal ce mot français. La Russie entière paraît s’y être donné rendez-vous ; nous avons des chambellans, peut-être des ministres, dit-il, désignant la belle personne de Stépan Arkadiévitch, qui en culotte blanche dans l’uniforme de chambellan marchait à côté d’un général.

— Je vous avouerai que je ne comprends guère l’importance de ces élections, dit Lévine.

Le propriétaire le regarda.

— Mais qu’y a-t-il à comprendre ? Et quelle importance peuvent-elles avoir ? C’est une institution désuète qui ne se maintient que par inertie. Regardez les uniformes, ils le disent assez. C’est une réunion de juges de paix, d’arbitres ruraux et non de gentilshommes.

— Pourquoi en ce cas y venez-vous ? demanda Lévine.

— Par habitude, pour entretenir des relations ; par une sorte d’obligation morale. Et à vrai dire, j’y joins aussi une question d’intérêt. Mon gendre désire se présenter comme conseiller de tutelle. Ils ne sont pas riches, il a besoin de se caser… Mais pourquoi des personnages comme ceux-ci y viennent-ils ? et il indiqua le monsieur sarcastique qui avait pris la parole dans la salle de réunion.

— C’est une génération nouvelle de gentilshommes.

— Nouvelle, oui, mais de gentilshommes, non. Ce sont des propriétaires terriens ; nous sommes, nous, des seigneurs. Peut-on compter parmi les gentilshommes ceux qui attaquent les droits de la noblesse ?

— Mais puisque selon vous c’est une institution surannée ?…

— C’est vrai, néanmoins il y a des institutions vieillies qui doivent être respectées. Par exemple, Snetkov… Nous ne valons peut-être pas grand’-chose, mais nous n’en avons pas moins duré mille ans… Supposez que vous traciez devant votre maison un nouveau jardin, et qu’à cet endroit se trouve un arbre séculaire… que cet arbre soit vieux, crevassé, cependant vous n’irez pas l’abattre pour mettre à sa place un massif de fleurs, et vous disposerez les massifs de façon à conserver l’arbre ; celui-là ne repousserait pas en un an, dit-il prudemment, et, aussitôt il changea de conversation : Eh bien, et vos affaires à vous ?

— Elles ne sont pas brillantes, elles ne me donnent que cinq pour cent.

— Sans compter votre travail. Vous valez aussi quelque chose ! Je le vois, par exemple, pour moi. Avant de m’occuper de mes terres j’avais un emploi qui me donnait trois mille roubles par an ; maintenant je travaille davantage, et je m’estime heureux si j’ai mes cinq pour cent… et mon travail n’est pas rétribué.

— Pourquoi le faites-vous, alors ? si c’est une perte sûre.

— Oui, pourquoi ? Que voulez-vous ? c’est par habitude, et on sait qu’il le faut. Je vous dirai plus, continua le propriétaire s’appuyant contre la fenêtre : mon fils n’a aucun goût pour l’agriculture, ce sera un savant, de sorte qu’il n’y aura personne après moi, pour continuer… Et malgré tout je m’obstine. Tenez, cette année, j’ai même planté un jardin.

— Oui, oui, dit Lévine, c’est tout à fait juste. On dirait que nous sentons un devoir à remplir envers la terre… Ainsi moi, à mon exploitation, je ne trouve pas mon compte, cependant, je continue de m’en occuper.

— J’ai un marchand pour voisin, continua le propriétaire ; l’autre jour il est venu me faire visite ; nous avons parcouru le domaine, puis le jardin, et ensuite il m’a dit : Chez vous, Stépan Vassiliévitch, tout est en très bon ordre, mais le jardin est un peu négligé — et mon jardin est très bien tenu. — À votre place, je ferais couper ces tilleuls, vous en avez un millier, chacun d’eux vous donnerait deux bonnes planches, et le bois de tilleul a de la valeur.

— Oui, et du prix qu’il en tirerait, il achèterait du bétail, ou bien des terres qu’il affermerait aux paysans, termina en souriant Lévine, qui avait dû entendre déjà de pareils calculs. Et il se ferait une fortune, tandis que vous et moi remercions Dieu s’il nous permet de pouvoir conserver la nôtre pour nos enfants.

— Vous êtes marié, m’a-t-on dit ?

— Oui, répondit Lévine, avec une orgueilleuse satisfaction. Oui, continua-t-il, n’est-il pas étrange de vivre ainsi sans calculer, comme si nous étions chargés, comme les vestales antiques, de garder un feu quelconque ?

Le propriétaire sourit sous ses moustaches blanches.

— Il en est bien parmi nous certains qui, comme notre ami Nicolas Ivanovitch, ou un nouveau venu, le comte Vronskï, prétendent introduire chez nous l’industrie agricole ; mais jusqu’ici cela n’a servi qu’à manger son capital.

— Pourquoi n’arrivons-nous pas à faire comme le marchand ? Pourquoi ne coupons-nous pas les arbres pour vendre des planches ! dit Lévine revenant à l’idée qui l’avait frappé.

— Mais vous l’avez dit : nous gardons le feu, et l’autre affaire ne convient pas aux gentilshommes. Notre œuvre de gentilhomme ne se fait pas ici aux élections, mais là-bas, dans notre coin. C’est un instinct de caste. Ainsi j’observe parfois les paysans : un bon paysan s’obstinera à louer le plus de terre possible, et qu’elle soit bonne ou mauvaise, il labourera quand même, sans aucun calcul, même en pure perte.

— Nous sommes tous pareils ! dit Lévine. Très heureux de vous avoir rencontré, ajouta-t-il en voyant approcher Sviajski.

— Nous nous retrouvons pour la première fois depuis le jour où nous avons fait connaissance chez vous, dit le propriétaire, et nous avons bavardé longuement.

— Et vous avez certainement médit du nouvel ordre de choses, fit Sviajski avec un sourire.

— Naturellement.

— Il faut bien se soulager le cœur.