Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/24

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 160-167).


XXIV

Les félicitations étaient terminées. Tous, en se retirant, causaient des dernières nouvelles, des décorations accordées ce jour-là, des mutations de quelques hauts fonctionnaires.

— Il ferait beau voir la comtesse Marie Borissovna au ministère de la guerre et la princesse Vatkovsky chef de l’état-major, disait d’une voix douce un petit vieillard grisonnant en uniforme chamarré, à une grande et belle demoiselle d’honneur qui le questionnait sur les nouveaux changements.

— Dans ce cas, je serais aide de camp, répondit la demoiselle en souriant.

— Votre poste est déjà trouvé. Vous êtes aux Cultes et on vous donne pour aide Karénine.

— Bonjour, prince ! dit le vieillard, serrant la main à quelqu’un qui s’approchait de lui.

— Que disiez-vous de Karénine ? demanda le prince.

— Lui et Poutiatov ont été décorés de l’ordre d’Alexandre Newsky.

— Je croyais qu’il l’était déjà.

— Non, regardez-le, dit le vieillard, en désignant de son tricorne brodé, Karénine en uniforme de cour, qui, avec son nouveau cordon rouge en sautoir, se tenait dans l’embrasure d’une porte avec un des membres très influents du conseil de l’Empire. — Il est heureux et content comme un kopek de plomb, ajouta-t-il en s’arrêtant pour serrer la main d’un bel et athlétique chambellan.

— Il a vieilli, dit le chambellan.

— Les soucis. Il passe sa vie à écrire des projets. Tenez, en ce moment, il ne lâchera pas ce malheureux avant de lui avoir expliqué tout point par point.

— Comment, vieilli ? Il fait des passions. La comtesse Lydie Ivanovna doit être jalouse de sa femme.

— Je vous en prie, ne dites pas de mal de la comtesse.

— Y a-t-il du mal à être éprise de Karénine ?

— Madame Karénine est-elle vraiment ici ?

— C’est-à-dire pas au Palais, mais à Pétersbourg, je l’ai rencontrée hier avec Alexis Vronskï, bras dessus bras dessous, à la grande Morskaïa.

C’est un homme qui n’a pas... commença le chambellan, mais il s’interrompit pour faire place et saluer au passage une personne de la famille impériale.

Tandis qu’on causait ainsi d’Alexis Alexandrovitch, le critiquant, le ridiculisant, lui, barrait le chemin à un membre du conseil de l’Empire qu’il ne voulait pas lâcher avant de lui avoir exposé son projet financier.

Presque en même temps qu’il avait été abandonné par sa femme, Alexis Alexandrovitch s’était trouvé dans une situation pénible pour un fonctionnaire, il avait vu s’arrêter la marche ascendante de sa carrière. Lui-même ne se rendait peut-être pas compte qu’elle était terminée, mais tous le voyaient.

Était-ce le conflit avec Strémov, ou ses malheurs conjugaux, ou tout simplement était-il arrivé à la limite qui lui était assignée, mais pour tous, il était devenu évident que sa carrière était finie. Il occupait un poste important, il faisait toujours partie d’un grand nombre de commissions et de comités, mais il paraissait avoir donné tout ce qu’il pouvait et être de ceux dont on n’attend plus rien. Quoi qu’il dît, ou proposât, on l’écoutait comme quelque chose d’usé et d’inutile. Mais Alexis Alexandrovitch ne le sentait pas ; au contraire, étant écarté de la participation directe dans l’activité gouvernementale, il voyait mieux que jamais les fautes et les erreurs des actes d’autrui, et croyait de son devoir d’indiquer les moyens de les corriger. Peu après sa séparation d’avec sa femme, il se mit à écrire le projet sur les nouveaux tribunaux, le premier de tous ceux qu’il devait composer sur les branches les plus diverses de l’administration.

Alexis Alexandrovitch non seulement ne remarquait pas sa situation désespérée dans le service, non seulement il n’en était pas attristé, mais plus que jamais il était content de lui-même : « Celui qui a une femme songe aux biens terrestres, pour plaire à sa femme, celui qui n’en a pas ne se soucie que des choses divines, ne songe qu’à plaire à Dieu », a dit l’apôtre Paul, et Alexis Alexandrovitch qui dans toutes les circonstances de sa vie prenait maintenant pour guide les saintes Écritures, se rappelait souvent ce texte. Il lui semblait que resté sans femme, seul avec ses projets, il servait Dieu mieux qu’auparavant.

L’impatience évidente du membre du conseil de l’Empire qui désirait le quitter ne troublait pas Alexis Alexandrovitch. Il ne cessa d’exposer son projet que quand son interlocuteur profitant du passage d’un des membres de la famille impériale s’esquiva.

Reste seul, Alexis Alexandrovitch baissa la tête, se recueillant, puis, jetant un regard distrait autour de lui, il se dirigea vers la sortie où il pensait rencontrer la comtesse Lydie Ivanovna.

« Comme ils ont l’air forts et bien portants ! », se dit-il en regardant le superbe chambellan aux favoris peignés, parfumés, et le cou rouge du prince en uniforme devant qui il devait passer. « Il n’est que trop vrai, tout est mal en ce monde », pensa-t-il, regardant encore une fois les mollets du chambellan.

Alexis Alexandrovitch avançait sans se hâter, de l’air fatigué et digne qui lui était ordinaire ; il salua les messieurs qui parlaient de lui, et, regardant la porte, chercha des yeux la comtesse Lydie Ivanovna.

— Alexis Alexandrovitch ! cria le petit vieillard dont les yeux brillaient méchamment, tandis que Karénine passait près de lui en le saluant froidement, je ne vous ai pas encore félicité, et il désigna la nouvelle décoration.

— Je vous remercie, répondit Alexis Alexandrovitch. Quel beau jour ! ajouta-t-il appuyant selon son habitude sur le mot beau.

Il savait que ces messieurs se moquaient de lui, mais n’attendant d’eux que des sentiments hostiles, il y était indifférent.

Apercevant les épaules jaunes de la comtesse Lydie Ivanovna qui entrait, et ses beaux yeux pensifs, Alexis Alexandrovitch eut un léger sourire qui découvrit ses dents blanches et il s’avança vers elle.

La toilette de Lydie Ivanovna lui avait coûté un grand effort d’imagination, comme toutes celles que dans ces derniers temps elle se composait, car elle poursuivait un but bien différent de celui qu’elle se proposait trente ans auparavant. Jadis elle ne songeait qu’à se parer, et le plus possible, maintenant elle cherchait à éviter le ridicule du contraste entre sa toilette et sa personne. Vis-à-vis d’Alexis Alexandrovitch, elle atteignait son but : elle lui paraissait attrayante. Pour lui elle était dans la foule brutale et moqueuse qui l’entourait l’unique refuge où il pût trouver de la bienveillance et de l’affection.

Franchissant la ligne des regards moqueurs, il se dirigeait tout naturellement vers son regard amoureux, comme la plante vers la lumière.

— Je vous félicite, dit-elle, portant son regard sur le ruban.

Retenant un sourire de plaisir, il souleva les épaules et ferma les yeux, comme pour dire que cela ne lui donnait aucune joie. La comtesse Lydie Ivanovna savait bien que cette distinction, sans qu’il en voulût convenir, était une de ses joies les plus vives.

— Que fait notre ange ? demanda-t-elle, pensant à Serge.

— Je ne puis dire que j’en sois très satisfait, répondit Alexis Alexandrovitch en soulevant les sourcils et ouvrant les yeux. Sitnikov ne l’est pas davantage (c’était le pédagogue chargé de l’éducation mondaine de Serge). Comme je vous le disais, je trouve en lui une certaine froideur pour les questions essentielles qui doivent toucher toute âme humaine et celle d’un enfant.

Et Alexis Alexandrovitch aborda le sujet qui après le service l’intéressait le plus : l’éducation de son fils.

Quand, avec l’aide de Lydie Ivanovna, Alexis Alexandrovitch s’était rattaché à la vie et à l’activité, il avait senti que son devoir était de s’occuper de l’éducation de son fils. Jamais jusque-là les questions d’éducation ne l’avaient intéressé, et il dut consacrer un certain temps à l’étude théorique de la question. Après avoir étudié un grand nombre d’ouvrages d’anthropologie, de pédagogie et de didactique, il composa un plan d’études que le meilleur instituteur de Pétersbourg fut ensuite chargé de mettre en pratique. Mais lui-même s’en occupait toujours.

— Oui, mais le cœur ? Il a le cœur de son père, et avec un cœur pareil, un enfant ne peut être mauvais, dit Lydie Ivanovna d’un air enthousiaste.

— Peut-être… Pour moi, je remplis mon devoir, c’est tout ce que je puis faire.

— Vous viendrez chez moi ? demanda Lydie Ivanovna après un moment de silence, nous avons à causer d’une chose triste pour vous. J’aurais donné tout au monde pour vous épargner certains souvenirs, d’autres ne pensent pas de même. J’ai reçu une lettre d’elle. Elle est ici, à Pétersbourg.

Alexis Alexandrovitch tressaillit au souvenir de sa femme, mais aussitôt son visage reprit cette expression de mortelle immobilité qui indiquait son impuissance absolue en pareille occurrence.

— Je m’y attendais, dit-il.

La comtesse Lydie Ivanovna le regarda avec exaltation et devant cette magnanimité des larmes d’attendrissement parurent dans ses yeux.