Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/23

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 155-159).


XXIII

La comtesse Lydie Ivanovna, jeune fille d’un naturel très exalté, avait été mariée fort jeune à un viveur riche, noble, bon enfant et très débauché. Dès le second mois de leur mariage, son mari la quitta, répondant à ses effusions de tendresse par un sourire ironique, méchant même, que ne pouvaient s’expliquer les personnes qui connaissaient le bon cœur du comte et ne voyaient aucun défaut dans l’enthousiaste Lydie. Depuis lors les époux, sans être divorcés, vivaient chacun de leur côté, et quand le mari rencontrait sa femme, il l’accueillait toujours avec une raillerie amère que nul ne pouvait comprendre.

La comtesse Lydie Ivanovna avait depuis longtemps renoncé à adorer son mari, mais depuis, elle ne cessait d’être amoureuse de quelqu’un et même de plusieurs personnes à la fois, hommes et femmes, généralement de ceux qui attiraient l’attention d’une façon quelconque. Ainsi, elle s’éprit de tous les nouveaux princes et nouvelles princesses qui s’alliaient à la famille impériale ; puis elle aima successivement un métropolite, un vicaire, et un prêtre ; ensuite un journaliste, trois slavophiles, Komissarov, puis un ministre, un docteur, un missionnaire anglais et enfin Karénine.

Toutes ces affections, qui passaient par différentes phases de chaleur ou de refroidissement, ne l’empêchaient pas d’entretenir les relations les plus nombreuses et les plus compliquées, tant à la cour que dans le monde. Mais quand après son malheur elle prit Karénine sous sa protection, qu’elle s’occupa de ses affaires domestiques et de la direction de son âme, elle comprit alors qu’elle n’avait jamais sincèrement aimé que lui et que toutes ses autres affections n’étaient qu’illusoires.

Le sentiment qu’elle éprouvait maintenant pour Karénine lui semblait plus fort que tous ses sentiments anciens. En analysant ce sentiment et le comparant aux anciens, elle se rendait compte qu’elle ne se serait pas éprise de Komissarov s’il n’eût sauvé la vie de l’empereur, ni de Ristitch-Koudjitski, si la question slave n’avait pas existé ; tandis qu’elle aimait Karénine pour lui-même, pour sa grande âme incomprise, pour les sons flûtés de sa voix qu’elle trouvait charmants, pour son parler lent, son regard fatigué, son caractère, ses mains blanches et molles aux veines gonflées, Non seulement elle se réjouissait à l’idée de le voir, mais encore elle cherchait sur son visage un indice de l’impression qu’elle faisait sur lui. Elle voulait lui plaire autant par sa personne que par sa conversation. C’était pour lui qu’elle s’occupait maintenant de sa toilette plus qu’elle ne l’avait jamais fait. Elle s’imaginait parfois ce qui aurait pu être si tous les deux eussent été libres. Elle rougissait d’émotion quand il entrait, et ne pouvait retenir un sourire charmé quand il lui disait quelques paroles aimables.

Depuis plusieurs jours la comtesse Lydie Ivanovna était vivement troublée : elle avait appris le retour à Pétersbourg d’Anna et de Vronskï. Il fallait épargner à Alexis Alexandrovitch une rencontre avec elle ; il fallait même lui éviter le tourment de savoir que cette odieuse femme se trouvait dans la même ville que lui et pouvait à chaque instant le rencontrer. Par des connaissances, Lydie Ivanovna s’enquit des intentions de ces vilaines gens, comme elle appelait Anna et Vronskï et elle tâcha de guider, tous ces jours, les mouvements de son ami pour qu’il ne les rencontrât pas. Un jeune avocat, ami de Vronskï, qui lui donnait ces renseignements, espérant obtenir par elle une concession de chemin de fer, lui apprit qu’ils avaient arrangé leurs affaires et comptaient partir le lendemain.

Lydie Ivanovna commençait à se rassurer quand, le lendemain matin on lui apporta un billet dont, à son horreur, elle reconnut aussitôt l’écriture ; c’était celle d’Anna Karénine. L’enveloppe de long format, en papier épais, jaune, portait un grand monogramme, et le billet était parfumé.

— Qui l’a apporté ?

— Un commissionnaire de l’hôtel.

Longtemps la comtesse resta debout sans avoir le courage de s’asseoir pour lire cette lettre ; l’émotion lui valut presque un accès d’asthme, dont elle souffrait. Enfin, lorsqu’elle fut calmée, elle ouvrit le billet écrit en français et lut :


« Madame la comtesse,

« Les sentiments chrétiens dont votre âme est remplie me donnent l’audace impardonnable, je le sens, de vous écrire. Je suis malheureuse d’être séparée de mon fils, et demande en grâce de le voir une seule fois avant mon départ. Pardonnez-moi de me rappeler à vous. Si je ne m’adresse pas directement à Alexis Alexandrovitch, c’est pour ne pas donner à cet homme généreux la douleur de se souvenir de moi. Connaissant votre amitié pour lui, je sais que vous me comprendrez. M’enverrez-vous Serge, ou préférez-vous que je vienne à l’heure indiquée, ou me ferez-vous savoir où et dans quel endroit je pourrai le voir ? Un refus me semble impossible quand je songe à la générosité de celui à qui il appartient de décider. Vous ne sauriez vous imaginer combien je désire revoir mon enfant, ni par conséquent comprendre l’étendue de ma reconnaissance pour l’appui que vous voudrez bien me prêter.

« Anna. »


Tout dans ce billet irritait la comtesse Lydie Ivanovna : son contenu, les allusions à la magnanimité de son mari et surtout le ton dégagé qu’elle y croyait voir.

— Il n’y a pas de réponse, dit d’un ton d’autorité la comtesse Lydie Ivanovna, et ouvrant aussitôt son buvard elle écrivit à Alexis Alexandrovitch qu’elle espérait le voir à une heure, à la réception impériale.

« Il me faut vous entretenir d’une affaire grave et triste. Là nous conviendrons du lieu où nous pourrons nous voir. Le mieux serait chez moi, où je ferai préparer votre thé. C’est indispensable. Il nous impose sa croix ; mais Il donne la force de la porter », ajouta-t-elle pour le préparer un peu.

La comtesse Lydie Ivanovna écrivait deux ou trois billets par jour à Alexis Alexandrovitch. Elle aimait ce moyen qui donnait à leurs relations un caractère à la fois élégant et mystérieux qu’elles n’avaient pas en réalité.