Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/07

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 302-309).


VII

Le lendemain était un dimanche. Stépan Arkadiévitch se rendit au grand théâtre, à la répétition d’un ballet où il remit à Maria Tchibissova, une jolie danseuse, admise par sa protection dans le corps du ballet, les coraux qu’il lui avait promis la veille ; dans l’obscurité des couloirs du théâtre, il réussit même à embrasser le joli visage de la jeune femme, rouge du plaisir que lui avait causé le cadeau. En outre, il devait convenir avec elle d’un rendez-vous après le ballet. Il lui expliqua qu’il ne pouvait être là au commencement du ballet, mais lui promit de venir au dernier acte et de l’emmener souper. Du théâtre, Stépan Arkadiévitch se rendit au marché Okhotnï, où il acheta lui-même le poisson et les asperges pour le dîner, enfin alla à l’hôtel Dusseau où il avait à voir trois personnes qui, par bonheur, étaient descendues au même hôtel : c’était d’abord Lévine, de retour de l’étranger, puis son nouveau chef, qui venait d’être promu à ce poste important de Moscou, enfin son beau-frère, Karénine, qu’il voulait absolument emmener dîner.

Stépan Arkadiévitch aimait la bonne chère, mais il tenait surtout à offrir à des convives choisis, un repas composé de mets délicats et de boissons surfines. Le menu du dîner de ce jour lui plaisait particulièrement : il y avait des perches vivantes, des asperges, et la pièce de résistance était un superbe rosbeef nature ; les vins étaient à l’avenant. Quant aux invités, il devait y avoir Kitty et Lévine, et pour que cela n’eût pas l’air trop fait exprès, une cousine et le jeune Stcherbatzkï ; enfin, parmi les convives de marque, Serge Koznichev et Alexis Alexandrovitch ; le premier, Moscovite et philosophe, le second, Pétersbourgeois et politicien. Un autre invité, Pestzov, un charmant jeune homme de cinquante ans, célèbre par son originalité et son enthousiasme, libéral, beau parleur, musicien, historien, devait compléter cette réunion et servir de trait d’union entre Koznichev et Alexis Alexandrovitch, qu’il se chargerait de taquiner et d’exciter.

Le montant du second paiement, relatif à la vente de la forêt, venait d’être reçu et n’était pas encore dépensé ; Dolly, ces derniers temps, s’était montrée bonne et charmante ; enfin la pensée de ce dîner réjouissait particulièrement Stépan Arkadiévitch. Il était très gai et se sentait heureux de vivre.

Il y avait bien deux choses qui lui semblaient un peu désagréables, mais elles se trouvaient noyées dans toute cette joie dont son âme débordait.

C’était d’abord l’attitude froide et sévère dont Alexis Alexandrovitch s’était montré revêtu la veille lorsqu’il l’avait rencontré dans la rue ; en outre, il n’était pas venu les voir et ne les avait pas informés de sa présence à Moscou ; enfin certaines rumeurs étaient parvenues jusqu’à lui relativement aux relations de Vronskï et d’Anna : bref, Stépan Arkadiévitch devinait qu’il se passait quelque chose entre le mari et la femme. Le second nuage qui obscurcissait l’horizon de son bonheur, c’était que le nouveau chef, comme d’ailleurs tous les nouveaux chefs, avait déjà la réputation d’un homme terrible se levant à six heures du matin, travaillant comme un cheval et exigeant la même assiduité de ses subordonnés. En outre, on en faisait un ours, lui prêtant des manières diamétralement opposées à celles de son prédécesseur, lequel, par ses habitudes, se rapprochait beaucoup de Stépan Arkadiévitch lui-même.

La veille, Stépan Arkadiévitch avait fait son service revêtu de l’uniforme et le nouveau chef s’était assis auprès de lui et lui avait parlé comme à une connaissance. Aussi, Stépan Arkadiévitch s’était-il cru obligé de lui rendre visite en redingote. Peut-être son nouveau chef allait-il mal le recevoir. Cette pensée ne cessait de le préoccuper. Néanmoins il sentait confusément que tout s’arrangerait à merveille. Ne sommes-nous pas tous des hommes, tous des pécheurs ; alors, à quoi bon se fâcher et se quereller ? pensait-il en entrant à l’hôtel.

— Bonjour, Basile, dit-il, le chapeau de côté, en passant dans le couloir et s’adressant au valet qu’il connaissait. — Tu t’es laissé pousser les favoris ? Lévine, c’est bien le numéro 7, n’est-ce pas ? Conduis-moi, s’il te plaît, et informe-toi si le comte Anitchkine, le nouveau chef, peut me recevoir.

— Bien, répondit en souriant Basile. Il y a longtemps que vous n’êtes venu chez nous.

— J’v suis venu hier, seulement je suis passé par l’autre entrée. C’est ici le numéro 7 ?

Quand Stépan Arkadiévitch entra, Lévine, debout au milieu de la chambre, avec un paysan de Tver, mesurait, au moyen d’une archine, la peau encore fraîche d’un ours.

— C’est vous qui l’avez tué ? s’écria Stépan Arkadiévitch. Une belle pièce ! C’est une ourse ? Bonjour. Archip !

Il serra la main du paysan et s’assit sur une chaise sans enlever son pardessus ni son chapeau.

— Mais ôte donc ton pardessus, reste un instant, dit Lévine en lui prenant son chapeau.

— Non, je n’ai pas le temps. Je ne suis entré que pour une minute, répondit Stépan Arkadiévitch.

Il ouvrit d’abord son pardessus, puis l’ôta ; bref, il resta une heure entière à causer avec Lévine de la chasse et de choses plus intimes.

— Eh bien ! raconte-moi donc ce que tu as fait à l’étranger ? Où étais-tu ? demanda Stépan Arkadiévitch, quand le paysan fut parti.

— Je suis allé en Allemagne, en Prusse, en France, en Angleterre, mais pas dans les capitales, seulement dans les villes industrielles ; j’ai vu là beaucoup de choses nouvelles et je suis très content de mon voyage.

— Oui, je connais tes idées ; tu veux venir en aide aux ouvriers.

— Pas du tout. La question ouvrière ne peut exister en Russie. Chez nous tout le problème se réduit aux rapports des travailleurs avec la terre. Cette question existe aussi là-bas, mais il serait nécessaire de remédier à bien des choses qui sont gâtées, tandis que chez nous…

Stépan Arkadiévitch écoutait attentivement Lévine.

— Oui, oui, dit-il. Tu as peut-être raison. Mais moi je suis content que tu sois revenu en meilleures dispositions… Chasse l’ours, travaille, intéresse-toi à quelque chose… Stcherbatzkï m’avait dit qu’il t’avait rencontré tout triste, ne parlant que de la mort…

— Comment ! mais je n’ai pas cessé de penser à la mort, dit Lévine. C’est vrai qu’il est temps de mourir et que tout n’est que vanité. Je te le dirai franchement, je tiens beaucoup à mes idées et à mon travail, mais quand je pense que tout notre monde n’est qu’une petite proéminence sur une infime planète, quand je réfléchis à ce que peuvent être nos idées, nos œuvres… autant de grains de poussière…

— Mais, mon cher, tout cela est vieux comme le monde !

— Soit ! Mais vois-tu, une fois qu’on a compris tout cela clairement, quand on s’est rendu compte qu’il faut mourir, soit aujourd’hui, soit demain, et que fatalement il ne restera rien, comme tout cela devient misérable ! Les choses que je considère comme importantes sont dans la réalité aussi insignifiantes que le fait de retourner cette peau d’ours. Pourtant on passe sa vie à se distraire en chassant ou en travaillant, dans le seul but de ne pas penser à la mort.

En l’écoutant, Stépan Arkadiévitch souriait malicieusement, tendrement.

— Eh bien, je suis de ton avis, mais te souviens-tu de m’avoir reproché de rechercher le plaisir de la vie ! Ne sois donc pas un moraliste si sévère !

— Il se peut cependant qu’il y ait du bon dans la vie…

Lévine s’embarrassait :

— Mais je ne sais pas… Je sais seulement que nous mourrons bientôt.

— Pourquoi bientôt ? — Vois-tu, la pensée de la mort peut enlever de son charme à la vie ; on ne saurait nier néanmoins qu’elle la rend plus calme.

— Je suis d’avis, au contraire, qu’il est bon de jouir de son reste. Mais, il faut que je m’en aille, dit Stépan Arkadiévitch en se levant pour la dixième fois.

— Mais non, reste donc, dit Lévine le retenant. Quand nous verrons-nous maintenant ? Je pars demain.

— Eh bien, je suis bon, moi ! J’allais oublier l’objet de ma visite… Il faut absolument que tu viennes dîner chez nous ce soir. Ton frère y sera ainsi que mon beau-frère Karénine.

— Est-il donc ici ? demanda Lévine.

Et il voulut lui parler de Kitty. Il avait entendu dire qu’au début de l’hiver elle était allée à Pétersbourg, chez sa sœur, mariée à un diplomate, mais il ne savait pas si elle était de retour à Moscou. Il résolut cependant de ne rien demander. « Qu’elle y soit ou non, pensa-t-il, n’importe, j’irai. »

— Alors, tu viendras ?

— Entendu.

— À cinq heures, en redingote.

Et Stépan Arkadiévitch se leva et descendit chez son nouveau chef.

L’instinct ne le trompait pas. Le nouveau et terrible chef était l’homme le plus courtois du monde. Stépan Arkadiévitch déjeuna avec lui et prolongea si longtemps sa visite qu’il était plus de trois heures quand il put se rendre chez Alexis Alexandrovitch.