Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/06

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 295-301).


VI

Alexis Alexandrovitch avait remporté une brillante victoire dans la séance de la commission du 17 août, mais les conséquences de cette victoire étaient fâcheuses pour lui.

La nouvelle commission chargée d’étudier sous toutes ses faces la vie des populations allogènes avait été composée et envoyée sur place avec une rapidité et une énergie extraordinaires, stimulées encore par Alexis Alexandrovitch. Trois mois plus tard, le compte rendu était fait. La vie des populations allogènes était étudiée aux divers points de vue politique, administratif, économique, ethnographique, matériel et religieux. Les réponses à toutes les questions étaient nettement exposées, et ne donnaient prise à aucun doute ; elles n’étaient pas en effet le résultat de la pensée humaine, trop sujette à erreur, mais celui de l’activité administrative.

Toutes les réponses étaient basées sur des données officielles, rapports de gouverneurs de provinces et d’archevêques, basés eux-mêmes sur les rapports des chefs de districts et des prêtres des paroisses, basés à leur tour sur ceux des municipalités des villages et des prêtres des communes. C’est pourquoi toutes ces réponses étaient indiscutables. Des questions comme celles-ci par exemple : Quelles sont les causes des disettes ? Pourquoi les populations tiennent-elles à leur religion ? etc.…, qui, sans la puissance de la machine administrative n’auraient pu être résolues et auxquelles les siècles n’auraient jamais trouvé de réponse, reçurent une solution claire et indiscutable.

Et cette solution était conforme à l’opinion d’Alexis Alexandrovitch. M. Striemov, piqué au vif dans la dernière séance, à la suite des rapports de la commission, imagina contre Alexis Alexandrovitch une tactique qui déconcerta complètement celui-ci. Entraînant à sa suite quelques autres membres, il passa tout d’un coup dans le camp d’Alexis Alexandrovitch et non content de défendre avec chaleur les mesures proposées par celui-ci, il en proposa d’autres dans le même esprit, mais en exagérant sensiblement leur sens.

Ces mesures excessives qui allaient à l’encontre de l’idée principale d’Alexis Alexandrovitch furent acceptées, et la tactique de Striemov fut démasquée ; poussées à l’extrême, ces mesures parurent d’une telle absurdité, qu’à un moment donné, parmi les hommes d’État et dans l’opinion publique aussi bien que parmi les femmes du monde et dans les journaux, tout le monde les condamna et l’indignation qu’elles soulevèrent rejaillit jusque sur leur père adoptif, Alexis Alexandrovitch. Striemov abandonna alors la partie, feignant d’avoir seulement suivi aveuglément les plans de Karénine et d’être lui-même étonné et révolté de leur résultat.

C’était l’écrasement pour Alexis Alexandrovitch ; mais, malgré sa santé chancelante, malgré ses malheurs conjugaux, il ne céda pas. Le désaccord s’élevait dans la commission. Les uns, Striemov en tête, se justifiaient en disant qu’ils avaient eu confiance en la commission de révision guidée par Alexis Alexandrovitch et qui avait présenté le rapport ajoutant que le rapport de cette commission n’était que sottises et papier noirci. Les autres, avec Alexis Alexandrovitch, se refusant à trahir la paperasserie administrative, continuaient à soutenir les résultats obtenus par la commission de révision. Dans les hautes sphères et même dans la société, tout s’embrouilla, et bien que tout le monde se fût intéressé à cette lutte, il devint impossible à quiconque de comprendre si les populations allogènes étaient en réalité malheureuses ou florissantes.

La situation d’Alexis Alexandrovitch, déjà ébranlée par la nouvelle de son infortune conjugale, reçut de ce chef une nouvelle atteinte ; il prit alors une grave résolution : au grand étonnement de la commission, il déclara qu’il demandait l’autorisation de se rendre lui-même sur les lieux pour étudier la question. Et, cette autorisation lui ayant été accordée, il partit pour les provinces lointaines.

Le départ d’Alexis Alexandrovitch fit beaucoup de bruit, d’autant plus qu’auparavant il annonça, dans une lettre officielle, qu’il renonçait à l’indemnité de route qu’on lui avait allouée pour douze chevaux.

— Je trouve cela très noble, disait Betsy à la princesse Miagkaïa ; pourquoi payer des chevaux de poste alors que chacun sait que maintenant il y a partout des chemins de fer ?

Mais la princesse Miagkaïa n’était pas de cet avis ; et même l’opinion de la princesse Tverskaïa n’était pas sans lui causer quelque dépit.

— Que vous parliez ainsi, disait-elle, vous qui avez je ne sais combien de millions, cela se conçoit ; mais, quant à moi, je suis très contente quand mon mari part l’été en inspection : il est à la fois très utile et très agréable pour lui de faire un voyage, et cela me procure l’argent nécessaire pour ma voiture et mon cocher.

En se rendant dans les provinces éloignées Alexis Alexandrovitch s’arrêta trois jours à Moscou.

Le lendemain de son arrivée, il alla faire visite au général gouverneur. Au coin de la petite rue Gazetine, toujours encombrée de voitures de maître et de fiacres, il entendit tout à coup son nom, prononcé d’une voix si forte et si joyeuse qu’il ne put faire autrement que de se retourner. Au bord du trottoir, vêtu d’un pardessus à la dernière mode, un chapeau impeccable légèrement incliné sur l’oreille, Stépan Arkadiévitch, découvrant dans un sourire ses dents blanches entre ses lèvres rouges, était là, plein de gaîté et de jeunesse et appelait Alexis Alexandrovitch avec une telle insistance que force fut à celui-ci de s’arrêter. Il se tenait d’une main à la portière d’une voiture arrêtée au coin de la rue et dans laquelle on apercevait une femme coiffée d’un chapeau de velours et deux enfants, et de l’autre main, il faisait signe à son beau-frère. La dame sourit aimablement et fit aussi un geste de la main. C’était Dolly et ses enfants.

Alexis Alexandrovitch ne voulait voir personne à Moscou et, moins que tout autre, le frère de sa femme. Il leva donc son chapeau et voulut passer, mais Stépan Arkadiévitch ordonna à son cocher d’arrêter et courut vers lui à travers la neige.

— Eh bien ! Pourquoi ne nous avoir rien fait dire ? Y a-t-il longtemps que tu es ici ? Hier j’étais chez Dusseau et j’ai vu sur le tableau le nom de Karénine, mais il ne m’est pas venu en tête que ce pût être toi, disait Stépan Arkadiévitch en passant la tête par la portière de la voiture de Karénine, autrement je serais allé te voir. Comme je suis heureux de te rencontrer ! — dit-il en frappant ses pieds l’un contre l’autre pour en détacher la neige. Mais comment ne nous as-tu pas fait savoir ton arrivée ? répéta-t-il.

— Je n’en ai pas eu le temps. J’ai été très occupé, répondit sèchement Alexis Alexandrovitch.

— Viens trouver ma femme, elle veut te voir.

Alexis Alexandrovitch déplia le plaid qui enveloppait ses jambes frileuses et, sortant de voiture, il marcha dans la neige jusqu’à Daria Alexandrovna.

— Qu’est-ce que cela veut dire, Alexis Alexandrovitch, pourquoi nous évitez-vous ? dit Dolly en souriant.

— J’ai été très occupé. Je suis très heureux de vous voir, dit-il d’un ton qui signifiait clairement le contraire. Comment vous portez-vous ?

— Eh bien, que fait ma chère Anna ?

Alexis Alexandrovitch murmura quelques mots et voulut s’en aller, mais Stépan Arkadiévitch le retint.

— Sais-tu ce que nous allons faire, Dolly ? invite-le donc à dîner pour demain ; nous aurons en même temps Koznichev et Pestzov, l’élite de l’intelligence de Moscou.

— Alors venez, je vous prie, dit Dolly ; nous vous attendrons à cinq ou six heures, comme vous voudrez. Mais, comment va ma chère Anna ? Il y a déjà longtemps…

— Elle va bien, — répondit Alexis Alexandrovitch en froncant les sourcils. — Très heureux ! ajouta-t-il et il se dirigea vers sa voiture.

— Vous viendrez ? lui cria Dolly.

Alexis Alexandrovitch murmura quelques mots que Dolly ne put entendre à cause du bruit des voitures.

— J’irai te voir demain, lui cria Stépan Arkadiévitch.

Alexis Alexandrovitch s’assit dans sa voiture et s’y enfonça profondément afin de ne voir personne et de ne pas être reconnu.

— Quel original ! dit Stépan Arkadiévitch, et regardant sa montre, il fit devant son visage un geste d’adieu amical à sa femme et à ses enfants puis, bravement, monta sur le trottoir.

— Stiva ! Stiva ! lui cria Dolly en rougissant.

Il se retourna.

— J’ai besoin d’acheter un manteau à Gricha et à Tania, donne-moi de l’argent.

— Inutile, tu diras que je paierai moi-même ! Et il s’éloigna en saluant gaiement de la tête une personne de connaissance qui passait.