Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/08

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 55-62).


VIII

Vers la fin du mois de mai, alors que tout était déjà plus ou moins arrangé, Dolly reçut enfin la réponse de son mari aux plaintes qu’elle lui avait adressées sur le désordre de la campagne. Il lui demandait pardon de n’avoir pas pensé à tout et promettait de venir la rejoindre aussitôt qu’il le pourrait.

Le dimanche de carême de la Saint-Pierre, Daria Alexandrovna conduisit ses enfants à l’église pour les faire communier.

Bien que souvent dans l’intimité et dans les conversations qu’elle avait avec sa sœur, sa mère ou ses amies sur les questions religieuses, elle étonnât celles-ci par sa liberté de pensée, elle avait cependant sa religion à elle, religion étrange à vrai dire, sorte de métempsychose, mais à laquelle elle croyait fermement, se souciant au fond très peu des dogmes de l’église ; néanmoins dans sa famille, et non pas dans l’unique but de donner l’exemple, mais en toute sincérité, elle observait strictement toutes les prescriptions du culte, et ce fait que les enfants, depuis près d’un an, n’avaient pas communié, l’attristait beaucoup ; c’est pourquoi, avec l’entière approbation d’ailleurs de Maria Philémonovna, elle résolut d’accomplir ce devoir pendant l’été.

Quelques jours à l’avance, Daria Alexandrovna réfléchit à la façon dont elle habillerait tous les enfants. Les robes furent décousues, lavées et recousues ; on y mit des galons, des boutons et des rubans. Une robe de Tania que l’Anglaise s’était chargée de préparer causa bien du tracas à Daria Alexandrovna. L’Anglaise n’avait pas refait les coutures aux mêmes places, si bien que les emmanchures se trouvèrent trop étroites, et la robe faillit être perdue. La fillette était si serrée des épaules que cela faisait peine à voir ; Maria Philémonovna eut alors l’idée de mettre des pointes et de faire une pèlerine. Le mal fut donc réparé mais on faillit se fâcher avec l’Anglaise. Enfin le matin du jour fixé tout alla bien, et vers neuf heures, heure jusqu’à laquelle on avait demandé au prêtre d’attendre pour dire la messe, les enfants bien habillés et tout joyeux, se trouvaient près du perron, devant la voiture, attendant leur mère.

Au lieu de Corbeau qui ruait sans cesse on avait attelé à la voiture, grâce à la protection de Maria Philémonovna, Bourï, le cheval de l’intendant ; Daria Alexandrovna, après une toilette des plus minutieuses, parut enfin, vêtue d’une robe de mousseline blanche, prête à monter en voiture.

C’était avec un soin particulier et une vive émotion qu’elle s’était coiffée et habillée ce jour-là. Autrefois, elle prenait plaisir à se parer, heureuse d’être belle et de plaire, mais plus elle vieillissait plus il lui était désagréable de s’habiller : la toilette, selon elle, soulignait trop son âge. Toutefois ce jour-là elle s’était habillée avec un plaisir mêlé d’émotion, car elle ne se parait pas pour elle-même, ni pour s’embellir, mais pour faire honneur à ses charmants enfants, pour ne pas faire tache auprès d’eux ; et, jetant un dernier regard au miroir, elle s’en allait satisfaite. Elle se trouvait belle, non pas comme elle eut désiré l’être pour un bal, mais de cette beauté qu’elle recherchait, et qui était spécialement adaptée aux circonstances présentes.

À l’église il n’y avait que les paysans et les aubergistes avec leurs femmes. Mais dès l’entrée, Daria Alexandrovna vit, ou crut voir, l’admiration qu’elle provoqua avec ses enfants. Ceux-ci en effet, en dehors de l’élégance que leur donnaient leurs habits de fête, étaient charmants et leur tenue était des plus gracieuses.

Alexis, il est vrai, ne se tenait pas parfaitement bien : il ne cessait de se retourner pour voir l’effet de son veston dans le dos, néanmoins il était très gentil. Tania se tenait comme une petite femme et veillait aux plus jeunes ; quant à la petite Lili, elle était vraiment délicieuse ; elle manifestait un naïf étonnement devant tout ce qu’elle voyait, et il fut impossible de ne pas sourire quand elle dit au prêtre, après avoir reçu la communion : « please, some more ! »

De retour à la maison, les enfants furent très doux : ils sentaient que quelque chose de solennel s’était passé.

Tout alla bien d’abord, mais pendant le déjeuner, Gricha se mit à siffler, et, chose plus grave, refusa d’obéir à l’Anglaise qui le priva de dessert. Daria Alexandrovna n’eût point infligé ce jour-là pareille punition si elle eût été présente, mais il fallait soutenir l’autorité de l’Anglaise et elle confirma sa décision. Gricha fut privé de gâteau. Cette punition gâta un peu la joie générale.

Gricha pleurait, soutenant que c’était Nikolenka qui avait sifflé, tandis que c’était lui qu’on punissait ; il ne pleurait pas, disait-il, à cause du gâteau dont il se moquait bien, mais à cause de l’injustice commise à son égard. C’était vraiment trop triste. Aussi, après avoir échangé quelques paroles avec l’Anglaise, Daria Alexandrovna décida de lever la punition du petit garçon, et elle partit dans sa chambre.

Mais en traversant le salon, elle surprit une scène qui emplit son cœur d’une telle joie que les larmes lui vinrent aux yeux et qu’elle n’eut pas le courage de gronder le coupable.

Gricha, en pénitence, était assis au salon, devant la fenêtre du coin ; près de lui se tenait Tania une assiette à la main. Sous prétexte de donner à manger aux poupées, elle avait demandé à l’Anglaise la permission d’emporter sa part de dessert dans la chambre des enfants, et, au lieu de cela, elle l’avait portée à son frère. Celui-ci, tout en continuant à pleurer l’injustice de la punition encourue, mangeait le gâteau et à travers ses sanglots disait à sa sœur : « Mange, toi aussi ; mangeons ensemble… »

Tania se sentait d’abord prise de pitié pour Gricha, puis elle avait conscience de sa bonne action, et ses yeux étaient pleins de larmes ; mais elle ne refusait pas et mangeait sa part.

À la vue de leur mère, ils furent d’abord effrayés, mais en regardant bien son visage, ils comprirent qu’ils agissaient bien ; ils se mirent alors à rire, et, la bouche pleine de gâteau, ils essuyèrent sur ses mains leurs lèvres souriantes, barbouillant ainsi leurs joyeux visages, de confitures mêlées aux larmes.

— Mon Dieu ! Ta robe blanche neuve ! Tania ! Gricha ! disait la mère en cherchant à préserver les robes, et, les larmes aux yeux, elle souriait d’un air heureux.

On ôta les robes neuves ; les fillettes les remplacèrent par leurs blouses, les garçons par de vieilles vestes et l’on fit préparer le break pour aller cueillir des champignons et se baigner ; ce fut encore Bourï que l’on attela malgré le mécontentement de l’intendant. À cette nouvelle, des cris de joie emplirent la chambre des enfants et ils ne se calmèrent qu’au moment du départ pour la rivière.

On ramassa un plein panier de champignons et la petite Lili elle-même en trouva un, un grand champignon blanc. Autrefois il fallait que miss Hull les lui cherchât, mais ce jour-là elle l’avait découvert toute seule et ce fut un enthousiasme général : « Lili a trouvé un champignon ! »

La cueillette terminée, on se dirigea vers la rivière. Le cheval fut attaché à un bouleau et l’on entra dans la cabine. Le cocher Terenti ayant attaché à l’arbre le cheval qui, avec sa queue, chassait les mouches, se coucha à l’ombre des bouleaux et fuma sa pipe ; de l’intérieur de la cabine arrivaient jusqu’à lui les cris perçants des enfants.

Malgré la peine qu’il fallait prendre pour soigner tous les enfants et calmer leurs ébats, malgré toute l’attention nécessaire pour ne pas emmêler tous ces bas, ces pantalons, ces petits souliers et pour délier et rattacher les rubans et les boutons, Daria Alexandrovna qui, personnellement, aimait beaucoup à se baigner et considérait que ce soin était très utile pour la santé des enfants, n’ éprouvait jamais autant de plaisir qu’en se baignant avec tous ses enfants. Tenir toutes ces petites jambes potelées pour les chausser, prendre dans les bras et plonger dans l’eau ces petits corps, écouter leurs cris tantôt joyeux, tantôt effrayés, voir les mignons visages aux yeux grands ouverts, tour à tour effarés ou amusés de ces chérubins qui s’envoyaient de l’eau, tout cela était pour elle un très grand plaisir.

Les enfants étaient à moitié rhabillés quand des paysannes endimanchées s’approchèrent de la cabine de bain et s’arrêtèrent timidement ; elles allaient chercher des fleurs dans la forêt. Maria Philémonovna appela l’une d’elles pour la prier de faire sécher une serviette et une chemise tombées dans l’eau. Daria Alexandrovna entama la conversation avec ces femmes. Tout d’abord les paysannes se mirent à rire, en se cachant la bouche de la main, ne comprenant pas bien les questions, mais bientôt elles s’enhardirent et se mirent à causer ; bref, par leur sincère admiration des enfants, elles gagnèrent la sympathie de Daria Alexandrovna.

— Ah ! ma belle ! Tu es blanche comme du lait ! disait l’une d’elles en admirant Tania ; puis, hochant la tête… Mais comme elle est maigre !

— Oui, elle vient d’être malade.

— Et celui-ci, on l’a baigné aussi ? demanda une autre en désignant le nourrisson.

— Non, il n’a pas trois mois, répondit avec fierté Daria Alexandrovna.

— Vraiment !

— Et tu as des enfants ? demanda Dolly à son tour.

— J’en ai eu quatre, mais il ne m’en reste que deux, un garçon et une fille, il n’y a pas longtemps que je l’ai sevrée.

— Et quel âge a-t-elle ?

— Bientôt deux ans.

— Pourquoi l’as-tu nourrie si longtemps ?

— C’est l’usage chez nous : trois carêmes.

La conversation prenait un tour particulièrement intéressant pour Daria Alexandrovna ; on parla successivement des couches, des maladies des enfants et du mari.

Daria Alexandrovna ne voulait pas quitter les femmes tant elle était intéressée par leur conversation lui révélant l’identité de leurs intérêts ; elle était particulièrement touchée de voir que les paysannes admiraient surtout le nombre et la beauté de ses enfants. Puis ces femmes la firent rire et choquèrent miss Hull par leurs éclats intempestifs.

Une des plus jeunes regardait attentivement l’Anglaise qui se rhabillait la dernière et mettait successivement trois jupes ; finalement, elle ne put s’empêcher de s’écrier : « Eh bien ! elle en met, elle en met, ça n’en finit pas ! » Et toutes éclatèrent de rire.