Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/31

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 220-226).


XXXI

Vronskï, de toute cette nuit, n’avait pas même essayé de s’endormir. Assis dans son fauteuil, tantôt il regardait fixement devant lui, tantôt il examinait les gens qui entraient et sortaient, et si, autrefois, il étonnait les gens par son calme imperturbable, il semblait maintenant encore plus hautain et plus impassible. Il regardait les gens comme s’ils étaient des choses.

Un jeune homme nerveux, appartenant à la magistrature, qui était assis en face de lui, était agacé de son air. Il essaya de lui demander du feu, d’entamer la conversation, et même le bouscula pour lui faire comprendre qu’il n’était pas un objet mais un homme, mais Vronskï le regardait toujours du même air qu’il aurait eu en face d’un bec de gaz, et le jeune homme faisait des grimaces, sentant son sang-froid l’abandonner, trouvant humiliante cette obstination à ne pas le prendre pour un être animé.

Rien au monde n’existait plus pour Vronskï. Il se sentait un héros ; non qu’il pensât avoir fait impression sur Anna, il ne le croyait pas encore, mais parce que l’effet qu’elle avait produit sur lui le remplissait de joie et d’orgueil.

Qu’en adviendrait-il, il l’ignorait et ne s’en faisait même pas une idée. Il sentait que toutes ses forces, jusqu’ici dispersées, étaient maintenant réunies et tendaient, avec une incommensurable énergie, vers un but unique. Et il en était heureux. Il ne savait qu’une chose, qu’il lui avait dit la vérité — qu’il allait où elle était, qu’il ne comprenait d’autre bonheur, n’éprouvait d’autre désir que de la voir et de l’entendre. Et quand il sortit du wagon à Bologoïé pour prendre un verre d’eau de seltz et qu’il aperçut Anna, malgré lui, dès le premier mot, il lui exprima cette pensée, la seule qu’il eût. Et il était satisfait de le lui avoir dit, content qu’elle le sût. Il ne dormit pas de la nuit. Revenu dans son wagon, il se rappelait sans cesse l’attitude dans laquelle il l’avait vue, ainsi que toutes ses paroles ; et son imagination lui laissait entrevoir la possibilité d’un avenir qui bouleversa son cœur.

Quand, à Pétersbourg il descendit du train, il se sentit, malgré cette nuit sans sommeil, aussi frais et aussi dispos qu’après un bain froid.

Il s’arrêta près de son wagon, attendant sa sortie.

— Je la verrai encore une fois, se dit-il en souriant malgré lui ; je verrai son allure, sa physionomie ; elle parlera, tournera la tête, sourira peut-être.

Mais avant même de la voir, il aperçut son mari que le chef de gare conduisait respectueusement en lui frayant un chemin à travers la foule.

— Hélas ! c’est le mari !

Pour la première fois seulement, Vronskï comprit clairement que le mari était une personne liée à elle. Il savait qu’elle était mariée, mais il ne croyait pas en l’existence du mari, il n’y songea que quand il aperçut son visage, ses épaules, ses jambes en pantalon noir, surtout quand il remarqua avec quel sentiment de dignité il lui prit tranquillement la main.

En apercevant la sévère et haute stature d’Alexis Alexandrovitch, ce Pétersbourgeois au visage frais, en chapeau rond, le dos légèrement voûté, il eût conscience de son existence et éprouva une sensation désagréable, semblable à celle qu’éprouverait un homme tourmenté par la soif qui, arrivé enfin près d’une source, y trouverait un chien, un mouton ou un porc en train de boire et de troubler l’eau. La démarche d’Alexis Alexandrovitch, avec son léger déhanchement et ses jambes courtes, impressionna surtout Vronskï. Il ne reconnaissait qu’à lui-même le droit d’aimer Anna. Quand il aperçut celle-ci, il constata qu’elle était toujours la même et il éprouva intérieurement la même émotion, la même sensation de bonheur. Il donna l’ordre à son valet allemand, qui accourait vers lui des secondes classes, de prendre les bagages, et il s’avança vers elle. De loin il vit les époux s’aborder et, avec la perspicacité d’un amoureux, remarqua l’attitude légèrement gênée d’Anna lorsqu’elle parla à son mari.

— « Non, elle ne l’aime pas et ne peut l’aimer », décida-t-il.

Comme il s’approchait d’Anna Arkadiévna, il remarqua avec joie qu’elle avait senti son approche ; elle se retourna et le reconnut puis continua de causer avec son mari.

— Avez-vous bien passé la nuit ? dit-il quand il se fut approché, en s’inclinant devant elle et son mari, laissant à Alexis Alexandrovitch la possibilité de prendre ce salut pour lui et de l’agréer s’il lui semblait bon.

— Je vous remercie beaucoup, répondit-elle.

Son visage fatigué avait perdu son animation et ses yeux ne souriaient plus. Mais quand elle l’aperçut, un éclair traversa son regard et, bien que cette flamme durât peu, il en éprouva de la joie. Elle se tourna vers son mari, cherchant à voir s’il connaissait Vronskï. Alexis Alexandrovitch regarda le jeune officier d’un air mécontent et parut chercher à se rappeler qui il était. Le calme et l’assurance de Vronskï se heurtèrent cette fois comme une faulx sur la pierre au calme et à l’assurance glaciale d’Alexis Alexandrovitch.

— Le comte Vronskï, prononça Anna.

— Ah ! il me semble que nous nous connaissons, dit avec indifférence Alexis Alexandrovitch en lui tendant la main. Tu es partie avec la mère et tu reviens avec le fils, dit-il en martelant chaque syllabe. Vous rentrez probablement de congé ? dit-il, et, sans attendre la réponse, il s’adressa à sa femme d’un ton ironique :

— Eh bien, a-t-on versé beaucoup de larmes à Moscou pour la séparation ?

En parlant ainsi à sa femme, il laissait comprendre à Vronskï qu’il désirait rester en tête-à-tête avec elle ; et, touchant son chapeau, il lui tourna le dos. Mais Vronskï s’adressa à Anna Arkadiévna.

— J’espère avoir l’honneur de vous faire une visite, dit-il.

Alexis Alexandrovitch lui jeta un de ses regards fatigués.

— Enchanté, dit-il froidement. Nous recevons le lundi.

Là-dessus, donnant définitivement congé à Vronskï, il s’adressa à sa femme.

— Quelle chance d’avoir eu précisément cette demi-heure de liberté pour venir te chercher et te prouver ainsi ma tendresse, dit-il d’un ton plaisant.

— Tu soulignes vraiment trop ta tendresse pour que je l’apprécie beaucoup, dit-elle du même ton plaisant, écoutant involontairement le bruit des pas de Vronskï qui marchait près d’elle. « Mais que m’importe ! » pensa-t-elle ; et elle se mit à demander à son mari comment s’était comporté Serioja en son absence.

— Ah ! parfaitement ! Mariette dit qu’il a été très gentil, très doux et… je dois te le dire… il n’était pas très attristé de ton absence, ce n’est pas comme ton mari. Mais encore une fois merci d’avoir avancé ton retour d’un jour. Notre chère samovar sera enchantée.

Il appelait ainsi la célèbre comtesse Lydie Ivanovna qui toujours et à tout propos s’agitait et entrait en ébullition.

— Elle s’est informée de toi, et, sais-tu, je te donnerai un conseil, tu ferais bien d’aller chez elle aujourd’hui ; tu sais que son cœur souffre à tout propos. Maintenant, pour augmenter ses soucis, elle se préoccupe de la réconciliation des Oblonskï.

La comtesse Lydie Ivanovna était l’amie d’Alexis Alexandrovitch et le centre d’un certain monde de Pétersbourg, que, pour son mari, Anna était obligée de fréquenter.

— Mais je lui ai écrit.

— Oui, mais elle a besoin de connaître tous les détails. Va chez elle, mon amie, si tu n’es pas trop fatiguée. Eh bien, Kondratï te donnera la voiture et moi je file au comité. Enfin, je ne dînerai plus seul, fit Alexis Alexandrovitch, cette fois sans plaisanter. Ta ne saurais croire combien je suis habitué…

Et avec un sourire particulier, il lui serra longuement la main et l’installa dans sa voiture.