Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 68-80).


X

Quand Lévine entra au restaurant avec Oblonskï, il ne put s’empêcher de remarquer l’expression particulière, une sorte de rayonnement contenu, qui émanait du visage et de toute la personne de Stépan Arkadiévitch.

Oblonskï ôta son pardessus et son chapeau, passa dans la salle à manger où il donna des ordres aux Tatars en habit, la serviette sous le bras, qui s’approchèrent de lui. Saluant à droite et à gauche ses connaissances, qui, ici comme partout, le rencontraient avec plaisir, il s’approcha du buffet, prit un petit verre d’eau-de-vie, avala un petit poisson quelconque et dit quelques mots à la demoiselle du comptoir, une Française maquillée, enrubannée, ornée de fausses dents et de boucles postiches, et qui se mit à rire franchement. Cette personne avec ses faux cheveux, sa poudre de riz et ses parfums, déplut tellement à Lévine, qu’il n’en but pas d’eau-de-vie et s’éloigna d’elle à la hâte, comme d’un endroit malpropre. Toute son âme était pleine du souvenir de Kitty et ses yeux brillaient de l’éclat du bonheur et du triomphe.

— Par ici, Excellence, s’il vous plaît ! Ici on ne dérangera pas Votre Excellence ! disait un vieux Tatar à cheveux blancs, particulièrement tenace, et dont les reins étaient si larges que les deux pans de son habit s’écartaient d’une façon exagérée.

— S’il vous plaît, Excellence, dit-il à Lévine, flattant ainsi l’invité de Stépan Arkadiévitch par déférence pour celui-ci.

Il étendit vivement une serviette blanche sur une table ronde déjà recouverte d’une nappe au-dessus de laquelle, fixée au mur, se trouvait une applique de bronze ; il approcha des chaises recouvertes de velours et s’arrêta devant Stépan Arkadiévitch, la serviette sous le bras et le menu à la main, attendant les ordres.

— Si vous le désirez, Excellence, le cabinet particulier sera bientôt libre ; il y a là le prince Galitzine avec une dame. Nous avons reçu des huîtres fraîches.

— Ah ! des huîtres !

Stépan Arkadiévitch devint pensif.

— Ne faut-il pas changer notre menu, Lévine ? dit-il en posant le doigt sur la carte ; et son visage exprimait une hésitation sérieuse : Sont-elles bonnes les huîtres ? Faites attention.

— Elles viennent de Flensbourg, Excellence ; il n’y en a pas d’Ostende.

— Oui, de Flensbourg, c’est bien, mais sont-elles fraîches ?

— Nous les avons reçues hier.

— Eh bien, c’est entendu, nous commencerons par des huîtres, et ensuite nous changerons tout notre menu, n’est-ce pas ?

— Pour moi, cela m’est tout à fait égal. À mon goût le mieux serait du stchi et du gruau ; mais ici on ne trouve pas cela.

— Vous désirez du gruau à la russe ? dit le Tatar en s’inclinant vers Lévine à la façon d’une bonne vers un enfant.

— Non, sans plaisanterie, ce que tu choisiras sera bien. J’ai beaucoup patiné et je suis en appétit. Et, remarquant l’expression attristée du visage d’Oblonskï, il ajouta : — Et ne pense pas que je n’approuve pas ton choix. Je mangerai avec plaisir.

— Sans doute ! On a beau dire, c’est un des plaisirs de la vie — dit Stépan Arkadiévitch. — Eh bien, mon ami, donne-moi deux douzaines d’huîtres… Oh ! non, c’est peu… trois, et une soupe aux légumes…

— Printanière ? dit le Tatar.

Mais Stépan Arkadiévitch ne voulait évidemment pas lui faire le plaisir de donner aux plats leurs noms français.

— Avec des légumes… tu sais, répondit-il. Ensuite le turbot avec une sauce liée, ensuite… le rosbif : mais veille bien à ce qu’il soit à point… Puis après, un chapon, et après les conserves…

Le Tatar, connaissant la manie de Stépan Arkadiévitch de ne pas nommer les plats d’après le menu français, ne répétait pas après lui, mais il se donna la satisfaction de répéter le menu selon la carte : « Soupe printanière ; turbot sauce Beaumarchais ; poularde à l’estragon ; macédoine de fruits… », et aussitôt, comme mû par un ressort, il posa la carte dans une reliure, en prit une autre, celle des vins, et la tendit à Stépan Arkadiévitch.

— Eh bien ! Qu’allons-nous boire ?

— Tout ce que tu voudras, seulement peu ; du champagne, par exemple, dit Lévine.

— Comment ? Pour commencer ? Ah ! cependant, c’est vrai… Tu aimes le cachet blanc ?

— Cachet blanc ? — demanda le Tatar.

— Eh bien ! donne cette marque pour les huîtres et après on verra…

— Bien. Quel vin de table choisissez-vous ?

— Donne-nous du Nuits. Non, le classique Chablis, ce sera mieux…

— Entendu. Je vous servirai votre fromage ?

— Oui. Du parmesan… Ou peut-être en préfères-tu un autre ?

— Non, fais comme pour toi, dit Lévine ne pouvant retenir un sourire.

Et le Tatar, avec les pans flottants de son habit, accourut cinq minutes après, portant d’une main les huîtres ouvertes dans leurs coquilles nacrées, et de l’autre, entre ses doigts, une bouteille.

Stépan Arkadiévitch froissa sa serviette amidonnée, en passa un coin dans son gilet, et, posant tranquillement les mains sur la table, se mit à manger.

— Pas mauvaises ! fit-il, en détachant les huîtres avec une fourchette d’argent et les avalant l’une après l’autre.

— Pas mauvaises ! répéta-t-il, portant ses yeux humides et brillants tantôt sur son ami, tantôt sur le Tatar.

Lévine mangeait des huîtres, bien qu’il eût préféré du pain blanc avec du fromage ; mais il ne pouvait s’empêcher d’admirer Oblonskï. Le Tatar lui-même, qui avait débouché le champagne et versait le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, tout en redressant sa cravate blanche, regardait Stépan Arkadiévitch avec un sourire heureux.

— Ah ! tu n’aimes pas beaucoup les huîtres ? dit Stépan Arkadiévitch en vidant sa coupe. Ou bien alors, tu as des soucis.

Il aurait voulu que Lévine fût gai ; mais celui-ci, bien que n’étant pas triste, se sentait tout au moins gêné. Avec le sentiment qui emplissait son âme, il se sentait mal à l’aise dans le restaurant, parmi les cabinets particuliers, où l’on dînait avec des femmes, parmi ce va-et-vient et ce bruit, ces bronzes, ces miroirs, ces lumières, ces Tatars et tout ce milieu qui l’offusquait. Il craignait de ternir la pureté du sentiment qui occupait toute sa pensée.

— Moi ? Oui, j’ai des soucis… Mais en outre, je me sens gêné ici, dit-il. Tu ne peux t’imaginer combien, avec mes habitudes campagnardes, tout cela me paraît étrange, comme les ongles de ce monsieur que j’ai vu chez toi.

— Oui, j’ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinévitch t’intéressaient beaucoup, dit en riant Stépan Arkadiévitch.

— C’est plus fort que moi, fit Lévine. Tâche de te mettre à ma place, regarde les choses de mon point de vue d’homme habitué à la campagne. Là-bas, nous tâchons d’entretenir nos mains en tel état qu’il soit commode de nous en servir, pour cela nous coupons nos ongles, parfois nous retroussons nos manches. Et ici, les hommes laissent exprès croître leurs ongles et pour être bien sûrs de ne pas pouvoir faire œuvre de leurs mains, ils s’accrochent aux poignets des soucoupes en guise de boutons.

Stépan Arkadiévitch sourit gaiement.

— Oui, cela prouve qu’il n’a besoin de se livrer à aucun travail grossier. Chez lui, c’est l’esprit qui travaille…

— Peut-être. Mais pour moi, c’est étrange ; de même je trouve bizarre qu’alors que les habitants de la campagne s’efforcent de manger le plus vite possible afin de pouvoir faire leur besogne, toi et moi nous tâchions de rester à table le plus longtemps possible sans nous rassasier, et n’est-ce pas pour cela que nous mangeons des huîtres ?…

— Certes, reprit Stépan Arkadiévitch… Mais voilà justement le but de l’instruction : transformer tout en plaisir.

— Eh bien, si c’est là le but de l’instruction, je préfère être un sauvage.

— Tu l’es déjà. Vous tous, les Lévine, vous êtes des sauvages.

Lévine soupira. Il se rappela son frère Nicolas et ressentit une sorte de honte et de gêne ; il fronça les sourcils. Mais Oblonskï entama aussitôt une nouvelle conversation qui changea le cours de ses idées.

— Eh bien, viendras-tu encore chez les nôtres, c’est-à-dire chez les Stcherbatzkï ? demanda-t-il en repoussant les écailles vides et rapprochant le fromage avec un regard brillant et plein d’importance.

— Oui, j’irai sûrement, répondit Lévine, bien qu’il me semble que la princesse ne m’ait pas invité de bonne grâce.

— Quelle idée ! Encore des bêtises ! Mais c’est son genre… Eh bien, mon ami, donne-nous la soupe ! C’est son genre, grande dame, reprit Stépan Arkadiévitch. J’irai aussi. Mais je dois auparavant aller chez la comtesse Bonine, à une répétition de chant. Eh bien ! toi qui prétends n’être pas un sauvage ! comment expliquer alors que tu aies subitement disparu de Moscou ? Les Stcherbatzkï me demandaient sans cesse ce que tu devenais, comme si je pouvais le savoir ; à vrai dire je ne sais qu’une chose, c’est que tu agis toujours autrement que les autres.

— Oui, répondit Lévine d’une voix lente et émue ; tu as raison, je suis un sauvage ; mais ce n’est pas ma sauvagerie qui m’a forcé à partir, c’est elle au contraire qui est la cause de mon retour… Maintenant je suis revenu…

— Eh bien ! es-tu heureux ? l’interrompit Stépan Arkadiévitch, en le regardant dans les yeux.

— Pourquoi ?

— « On reconnait les chevaux de race à leur marque et les amoureux à leurs regards », déclama Stépan Arkadiévitch. Pour toi, tout est dans l’avenir !

— Et pour toi ? pour toi, n’y a-t-il déjà plus que le passé ?

— Non, pas encore. Mais toi, tu as l’avenir et moi, le présent, et ce présent n’est pas très gai.

— Que veux-tu dire ?

— Oui, ce présent n’est pas fameux… Mais je ne veux pas parler de moi, et puis, je ne puis tout t’expliquer, dit Stépan Arkadiévitch. — Alors pourquoi es-tu venu à Moscou ? Hé ! viens donc desservir ! cria-t-il au Tatar.

— Tu le devines ! répondit Lévine, en regardant fixement Stépan Arkadiévitch de ses yeux brillants et profonds.

— Je devine, en effet, mais je ne puis commencer le premier à en parler. Par cela seul, tu peux voir si je devine juste ou non, dit Stépan Arkadiévitch en regardant Lévine avec un sourire malicieux.

— Eh bien ! que me diras-tu ? demanda Lévine d’une voix tremblante, et sentant tressaillir tous les muscles de son visage. Comment envisages-tu cela ?

Stépan Arkadiévitch vida lentement son verre de Chablis sans quitter des yeux Lévine.

— Moi, fit-il, je ne désirerais rien autant que cela ! C’est, à mon avis, tout ce qui pourrait arriver de mieux.

— Mais, ne te trompes-tu pas ? Tu sais de qui nous parlons ? prononça Lévine en dévorant des yeux son interlocuteur. Penses-tu que c’est possible ?

— Je le pense. Pourquoi donc serait-ce impossible ?

— Quoi ! Vraiment ! Tu penses que c’est possible ? Non, dis-moi franchement ta pensée ! Eh bien ! et si j’essuie un refus ? Au reste, c’est là ma conviction…

— Pourquoi penses-tu cela ? dit Stépan Arkadiévitch, souriant de son émotion.

— C’est une idée. J’y pense souvent… Ce serait terrible pour moi et pour elle…

— Oh ! en tout cas, pour la jeune fille, il n’y a rien de terrible à cela ; une jeune fille est toujours fière d’une demande en mariage.

— Oui, toute autre jeune fille, mais pas elle.

Stépan Arkadiévitch sourit. Il connaissait bien la pensée de Lévine ; il savait que pour lui les jeunes filles de l’univers se partageaient en deux groupes : l’un formé de toutes les jeunes filles autres qu’elle, avec toutes les faiblesses humaines, en un mot très ordinaires ; l’autre groupe composé d’elle seule, sans défaut et supérieure à toute créature humaine.

— Attends, prends donc de la sauce, dit-il en arrêtant la main de Lévine qui repoussait la saucière.

Lévine se servit docilement, mais ne laissa pas Stépan Arkadiévitch manger.

— Non, écoute-moi, dit-il. Comprends que c’est pour moi une question de vie ou de mort. Je n’ai jamais parlé de cela à personne et je ne puis en parler qu’à toi. Vois-tu, nous différons tous deux sur bien des points, nous avons chacun nos goûts, nos opinions. Cependant, au fond, je sais que tu me comprends et, pour cette raison, je t’aime beaucoup ; mais, au nom de Dieu, sois tout à fait sincère.

— Je te dis ce que je pense, affirma Stépan Arkadiévitch en souriant. Mais je te dirai plus : ma femme est vraiment une femme extraordinaire… Ici Stépan Arkadiévitch soupira au souvenir de sa situation actuelle vis-à-vis de sa femme, et, après un moment de silence, il continua : elle possède le don de prédiction ; elle voit à travers les gens ; mais c’est peu, elle prévoit toujours ce qui doit arriver, surtout en ce qui concerne les mariages ; par exemple, elle avait prédit que mademoiselle Chakovskaïa épouserait Brenteln ; personne n’y voulait croire, et le mariage s’est fait… Eh bien ! elle est de ton côté.

— Que veux-tu dire ?

— Qu’elle est d’avis que Kitty non seulement t’aime mais sera ta femme.

À ces mots, le visage de Lévine s’éclaira d’un tel sourire qu’il en eut presque des larmes d’attendrissement.

— Elle a dit cela ! s’écria Lévine. J’ai toujours dit que ta femme était délicieuse. Eh bien, restons-en là, dit-il en se levant.

— Non, mais assieds-toi.

Lévine ne pouvait rester en place ; il traversa deux fois d’un pas ferme le petit salon, clignant des yeux pour ne pas laisser voir ses larmes. Enfin il vint se rasseoir devant la table.

— Comprends, dit-il, que ce n’est pas là de l’amour… J’ai été amoureux, mais ce n’est pas cela ; il ne s’agit pas d’un sentiment, mais d’une force extérieure inconnue qui s’est emparée de moi. Je suis parti parce que je m’étais convaincu de l’impossibilité de réaliser mon désir, tu comprends, comme le bonheur n’existe pas sur cette terre… J’ai lutté, lutté… mais je sens que sans elle la vie m’est impossible et je veux être fixé…

— Pourquoi donc es-tu parti ?

— Ah ! attends ! Ah ! combien d’idées se pressent dans ma tête ! Combien de questions voudrais-je te poser ! Écoute… Tu ne peux t’imaginer l’effet que m’ont produit tes paroles… Elles m’ont rendu si heureux que j’en suis devenu lâche… J’ai tout oublié… Ainsi j’ai appris aujourd’hui que mon frère Nicolas… tu sais, est ici… Eh bien ! je l’ai oublié… Il me semble que lui aussi est heureux… C’est comme une sorte de folie… Mais une chose surtout me paraît terrible… Toi, qui es marié, tu connais sans doute ce sentiment… N’est-il pas monstrueux que nous, qui sommes déjà vieux, qui avons un passé… non d’amour mais de péchés, nous osions tout à coup nous unir à un être pur et innocent, n’est-ce pas terrible, et comment ne pas se sentir indigne ?…

— Allons ! ta conscience n’est cependant pas bien chargée !

— Ah ! cependant, « Quand je repasse avec horreur le cours de ma vie, je tremble, je me maudis et me plains amèrement », déclama Lévine.

— Bah ! Le monde est ainsi fait, conclut Stépan Arkadiévitch.

— Je n’ai d’autre consolation que cette prière que j’ai toujours aimée : « Pardonne-nous en raison de ta grandeur et de ta miséricorde et non d’après nos mérites ». Il n’y a qu’ainsi qu’elle puisse me pardonner.