Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/09

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 57-67).


IX

À quatre-heures, Lévine, sentant son cœur battre, descendit de voiture près du jardin zoologique et prit l’allée qui conduisait aux montagnes et au patinage, sûr de trouver là-bas celle qu’il cherchait, car il avait aperçu la voiture des Stcherbatzkï près de l’entrée. Il faisait un beau froid sec. À l’entrée étaient rangés à la file des voitures de maîtres, des traîneaux, des voitures de place, des gendarmes dont les chapeaux reluisaient au soleil. Le public se pressait dans les allées nettoyées, parmi les maisonnettes russes ornées de sculptures en bois. Les vieux bouleaux branchus du jardin recouverts de givre semblaient vêtus de chasubles neuves comme pour une fête.

Tout en suivant l’allée menant au patinage, Lévine se parlait à lui-même : « Il ne faut pas se troubler, il faut être calme. Que veux-tu ? Qu’as-tu ? Tais-toi donc, imbécile », disait-il à son cœur. Et plus il tâchait de se calmer, plus l’émotion lui serrait la gorge. Un de ses amis l’aperçut et l’appela, mais Lévine ne le reconnut même pas. Il s’approcha des montagnes le long desquelles grinçaient les chaînes des trains glissant pour remonter, et où résonnaient des voix joyeuses. Il fit encore quelques pas et se trouva devant le patinage ; aussitôt, parmi tous les patineurs, il la reconnut.

Il reconnut sa présence à la joie et à la crainte qui saisirent son cœur. Elle était debout et causait avec une dame à l’autre extrémité du patinage. Il semblait n’y avoir rien de particulier tant dans son vêtement que dans sa pose, mais pour Lévine, la reconnaître dans cette foule était aussi aisé que de distinguer une rose parmi des orties. Tout semblait éclairé par elle. Elle était le sourire illuminant tout son entourage.

« Faut-il descendre là-bas sur la glace et m’approcher d’elle » ? pensa-t-il. L’endroit où elle était lui semblait un tabernacle inaccessible, et pendant un instant il fut sur le point de s’en aller, tant il était ému. Il lui fallut faire un effort ; il se dit que des gens de toutes sortes circulaient autour d’elle, et que, par conséquent, lui aussi pouvait bien aller là-bas pour patiner. Il descendit donc, en évitant de la regarder, mais elle brillait pour lui comme un astre et il la voyait sans même la regarder.

Le patinage, les jours de semaine, était, à cette heure-là, le rendez-vous des gens du monde, et, tous se connaissaient entre eux. On y rencontrait les maîtres du patinage, véritables artistes en ce sport, et aussi ceux qui apprenaient à patiner derrière des chaises, avec des mouvements timides et gauches ; des enfants et des vieilles personnes faisant du patinage un exercice hygiénique. Tous semblaient à Lévine d’heureux élus parce qu’ils étaient tout près d’elle. Tous les patineurs semblaient la joindre et la dépasser avec la plus complète indifférence, causer même avec elle, et, sans plus s’occuper de sa présence, profiter de la superbe glace et du beau temps.

Nicolas Stcherbatzkï, un cousin germain de Kitty, en jaquette courte et pantalons étroits, était assis sur un banc, les patins aux pieds ; en apercevant Lévine il lui cria :

— Ah ! voici le premier patineur de la Russie !… Y a-t-il longtemps qu’on ne vous a vu !… La glace est excellente, mettez donc vite vos patins.

— Je ne les ai pas apportés, répondit Lévine littéralement fasciné par la présence de Kitty et ne la perdant pas de vue une seconde, bien que ne la regardant pas. Il lui semblait que le soleil s’approchait de lui. Elle était dans un coin, ses pieds minces chaussés de hautes bottines ; visiblement craintive, elle glissait vers lui. Un jeune garçon en costume russe faisant des gestes désespérés avec ses mains et s’inclinant jusqu’à terre cherchait à la dépasser. Kitty ne patinait pas avec une parfaite sûreté, les mains hors du petit manchon retenu à son cou par un ruban, elle se tenait prête à saisir un appui. Elle regardait Lévine qu’elle avait reconnu, et voyant sa crainte lui souriait. Ayant pris son élan, elle donna un petit coup de talon, glissa jusqu’à son cousin et s’appuya sur lui des deux mains ; en souriant elle salua Lévine de la tête. Jamais son imagination ne la lui avait présentée plus belle.

Quand il pensait à elle, il se la représentait très nettement ; il goûtait surtout le charme de cette petite tête blonde, avec son expression de sérénité naïve et de bonté, si gracieusement posée sur ses jolies épaules de jeune fille. L’expression enfantine de son visage jointe à l’élégante beauté de son corps lui donnait un attrait particulier qu’il connaissait bien. Mais ce qui toujours surprenait Lévine et le frappait en elle, c’était l’expression douce, calme et sincère de ses yeux et surtout son sourire qui toujours le transportait dans un monde enchanté et lui procurait une douce émotion qui lui rappelait les quelques rares jours de bonheur de sa tendre enfance.

— Êtes-vous arrivé depuis longtemps ? dit-elle en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle quand il eut ramassé le mouchoir qui était tombé de son manchon.

— Moi ? Récemment… c’est hier… c’est-à-dire aujourd’hui… que je suis arrivé… répondit Lévine que l’émotion avait empêché de comprendre immédiatement sa question. Je voulais aller chez vous, dit-il, et se rappelant soudain dans quelle intention il l’avait cherchée, il devint confus et rougit.

— Je ne savais pas que vous patiniez et je vous trouve très habile, ajouta-t-il.

Elle le regarda très attentivement comme pour deviner la cause de son embarras.

— Vos éloges me sont très précieux. Il est de tradition ici que vous êtes le meilleur patineur, dit-elle en secouant de sa petite main gantée de noir les aiguilles de givre qui tombaient sur son manchon.

— Oui, j’ai été autrefois un passionné du patinage. Je voulais arriver à la perfection.

— Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je voudrais bien vous voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons ensemble.

— « Patiner ensemble ! Est-ce possible ! » pensa Lévine en la regardant. Je vais les mettre tout de suite.

Et il alla mettre des patins.

— Il y a longtemps que vous n’étiez venu chez nous, monsieur, dit le loueur tout en tenant le pied de Lévine pour visser le talon. Depuis vous, il n’y a pas eu de pareil maître. Ça va-t-il comme ça ? demanda-t-il en serrant la courroie.

— Bon ! bon ! mais pressons, s’il te plaît, l’ interrompit Lévine, s’efforçant de retenir le sourire de bonheur qui se montrait malgré lui sur son visage. « Oui, pensait-il, voilà la vie, voilà le bonheur ! Ensemble, a-t-elle dit. Patinons ensemble. Faut-il lui parler maintenant ? Mais voilà, je crains de dire que je suis heureux, heureux d’espérance au moins. Et alors ? Mais il le faut, il le faut, il le faut ! Du courage ! »

Lévine se dressa sur les pieds, ôta sa pelisse, puis, ayant fait quelques pas sur la glace raboteuse, près de la maisonnette du loueur, il s’élança sur la glace unie, glissant sans efforts, accélérant ou retenant la vitesse à son gré. Il s’approchait d’elle timidement, mais de nouveau, son sourire le rassura. Elle lui tendit la main ; ils coururent à l’écart, et plus vite ils allaient, plus fort elle lui serrait la main.

— Avec vous j’apprendrai plus vite ; je me sens tout à fait sûre, lui dit-elle.

— Et moi aussi, je suis sûr de moi quand vous vous appuyez sur mon bras, dit-il.

Mais aussitôt, effrayé de ses paroles, il rougit. Et en effet, aussitôt qu’il les eût prononcées, ce fut comme si le soleil disparaissait dans les nuages ; le visage de Kitty perdit sa douceur et Lévine y surprit un jeu de physionomie qu’il connaissait bien et qui indiquait un effort de pensée : sur son front se dessina un pli.

— Vous aurais-je contrariée ? Mais je n’ai pas le droit de vous interroger, prononça-t-il rapidement.

— Pourquoi ? Non, je n’ai rien… répondit-elle froidement, et aussitôt elle ajouta :

— Vous n’avez pas encore vu mademoiselle Linon ?

— Pas encore.

— Venez la trouver. Elle vous aime tant !

« Que signifie cela ? Je l’ai contrariée. Seigneur, ayez pitié de moi ! » pensa Lévine en glissant vers la vieille gouvernante française, au visage encadré de boucles blanches, qui était assise sur un banc. Avec un sourire qui découvrit ses fausses dents, elle l’accueillit comme un vieil ami.

— Eh oui, nous grandissons et nous vieillissons, dit-elle en désignant des yeux Kitty. Tiny bear est devenue grande, continua la Française en riant et en faisant allusion à une ancienne plaisanterie de Lévine sur les trois sœurs qu’il appelait les trois oursons des contes anglais. Vous rappelez-vous quand vous disiez cela ?

Il ne se le rappelait nullement, mais la vieille gouvernante aimait cette plaisanterie et depuis dix ans s’en amusait.

— Eh bien ! Eh bien ! Allez patiner. Notre Kitty commence à être assez habile, n’est-ce pas ?

Quand Lévine revint vers Kitty, son visage n’était déjà plus sévère, ses yeux avaient repris leur franchise et leur douceur coutumières, mais Lévine crut voir dans cette douceur une nuance particulière de calme voulu et il devint triste. Tout en causant de sa vieille gouvernante, de ses originalités, elle l’interrogeait sur sa vie :

— Est-ce que vous ne vous ennuyez pas l’hiver à la campagne ? demanda-t-elle.

— Non, je ne m’ennuie pas. Je suis très occupé, dit-il, paralysé par son ton tranquille et sentant qu’il n’aurait pas la force de le rompre, ainsi que cela s’était produit au début de l’hiver.

— Êtes-vous venu pour longtemps ?

— Je ne sais pas, répondit Lévine sans réfléchir à ses paroles.

Il sentait que s’il se laissait influencer par son ton calme et amical, il s’en irait de nouveau sans rien décider, et il résolut de réagir.

— Comment, vous ne savez pas ? demanda Kitty.

— Non, je ne sais pas. Cela dépend de vous, dit-il. Mais aussitôt il fut effrayé de ses paroles.

Feignit-elle de ne pas entendre ou réellement n’entendit-elle pas ? Toujours est-il qu’elle fit semblant de s’être heurtée à quelque accident de la glace ; deux fois elle frappa du pied, et, rapidement s’éloigna de lui en glissant. Elle se dirigea du côté de mademoiselle Linon, lui dit quelques mots et se rendit à la maisonnette où les dames laissaient leurs patins.

« Mon Dieu, qu’ai-je fait ! Seigneur, mon Dieu ! Venez-moi en aide, guidez-moi ! » priait Lévine, et, éprouvant en même temps le besoin de faire des mouvements violents, il glissait et décrivait presque avec fureur des courbes concentriques sur la glace.

À ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, la cigarette aux lèvres, les patins aux pieds, sortit du café, et sautant les marches sur ses patins, il descendit, puis sans même changer la position de ses mains, il s’élança sur la glace.

« Ah ! c’est un nouveau tour ! » se dit Lévine, et aussitôt il courut au café pour l’imiter.

— Ne vous tuez pas ; il faut l’habitude ! lui cria Nicolas Stcherbatzkï.

Lévine gravit le perron et se mit à descendre en tenant l’équilibre avec ses bras, d’un mouvement emprunté. Aux dernières marches il fit un faux pas, mais effleurant à peine la glace du bout des doigts, il fit un brusque effort, reprit son équilibre et, en riant, s’élança plus loin.

— « Quel brave garçon ! » pensa Kitty qui sortait de la maisonnette avec mademoiselle Linon, en le regardant avec le sourire doux et caressant d’une sœur pour son frère préféré : « Est-ce que je suis coupable, ai-je fait quelque chose de mal ? C’est de la coquetterie, dira-t-on. Je sais que ce n’est pas lui que j’aime, mais cependant je me sens joyeuse près de lui ; il est si brave ! Seulement pourquoi a-t-il dit cela ? » pensait-elle.

En voyant Kitty sortir avec sa mère qu’elle venait de rencontrer sur les marches, Lévine, rouge encore de la violence de l’exercice auquel il s’était livré, s’arrêta et devint pensif. Il enleva ses patins et rejoignit la mère et la fille à la sortie du jardin.

— Je suis très heureuse de vous rencontrer, lui dit la princesse. Nous recevons comme toujours le jeudi.

— Alors c’est aujourd’hui ?

— Nous serons enchantés de vous voir, répondit sèchement la princesse.

Ce ton froid attrista Kitty, et, ne pouvant résister au désir d’effacer l’impression produite, elle tourna la tête vers lui et dit avec un sourire :

— Au revoir.

À ce moment Stépan Arkadiévitch, le chapeau de côté, le visage et les yeux brillants, l’air victorieux, entrait dans le jardin. Mais une fois près de sa belle-mère, ce fut avec un visage contrit et l’attitude d’un coupable qu’il répondit à sa question sur la santé de Dolly. Il parla à voix basse et d’un air triste avec sa belle-mère, puis ayant terminé, il bomba sa poitrine et prit Lévine sous le bras.

— Eh bien ! alors, partons ! fit-il. Je n’ai cessé de penser à toi et je suis très content que tu sois arrivé ; et il le regarda dans les yeux d’un air important.

— Partons, partons, répondit Lévine heureux, croyant encore entendre le son de la voix qui lui avait dit au revoir et voir le sourire qui avait accompagné ce mot.

— À l’Angleterre ou à l’Ermitage ?

— Ça m’est égal.

— Eh bien ! À l’Angleterre ! dit Stépan Arkadiévitch, choisissant cet hôtel parce que sa dette y était plus forte qu’à l’Ermitage et que, pour cette raison, il se croyait obligé d’y aller. Tu as un fiacre ? C’est bon, parce que j’ai laissé partir ma voiture.

Pendant tout le trajet, les amis restèrent silencieux. Lévine se demandait ce que signifiait le changement d’expression du visage de Kitty et tantôt il y voyait une raison d’espérer, tantôt son espoir lui apparaissait clairement comme une folie ; et, cependant, il se sentait tout à fait différent de ce qu’il était avant ce sourire et cet au revoir. Stépan Arkadiévitch pendant le trajet composait le menu du dîner.

— Aimes-tu le turbot ? demanda-t-il à Lévine en approchant du restaurant.

— Comment ? fit Lévine, le turbot ? Ah ! oui, je l’aime à la folie.