Le Couvent.


En passant devant le couvent
de la petite ville endormie
je me suis arrêtée.
essayant de voir, à travers la grille,
les fillettes que j’entendais jouer.

C’était à l’heure de la récréation
en Juin. Un gros nuage rond
errait paresseusement dans le ciel.
Une novice au voile blanc
surveillait le jardin d’enfants.
Et, sous les marronniers défleuris du préau,
les cris aigus des petites filles
se mêlaient aux cris des moineaux.

— Marie ! Anna ! Marthe ! Bertha !
— Maria ! Clara ! Émilie !
Ces noms que j’avais prononcés mille fois
s’envolaient par dessus la grille.
Et je voyais en imagination
Marie Beaufaux et Maria Libouton
assises sur un banc et se chuchotant des secrets.

Car ce couvent c’était
le pensionnat de mon enfance
où j’avais appris à lire et à prier,
où j’avais pleuré sur des additions
devant le tableau noir de la classe primaire,
où je m’étais sentie si solitaire
aux lendemains de la rentrée,
pendant les mornes récréations d’Automne,
et pendant les soirées d’été
qui devenaient si tristes
quand un cor de chasse qu’on ne voyait jamais
s’exerçait à jouer, plaintif et enroué,
la chanson du Roi Dagobert.

Rien, semblait-il, n’avait changé
dans la blanche demeure austère.
Le silence mélancolique
gardait toujours le seuil de la maison.
La sainte Vierge, au milieu du fronton,
vous accueillait, comme autrefois, les bras ouverts.
Le trou noir qu’on apercevait à ses pieds
c’était le vestibule frais,
ce vestibule qui sentait
l’encens et le bouquet fané.

À gauche, il y avait le parloir.
À droite, la salle à manger.
Au fond, le réfectoire
et l’escalier vaste et silencieux
où il était défendu de parler.
Mais ce que je me rappelais le mieux
c’était le dortoir, et les petits lits alignés
séparés l’un de l’autre
par une cloison de sapin…
Et les soirs où l’on bavardait deux à deux
après que Sœur Lucile avait éteint,
debout sur l’oreiller, tout bas,
une petite natte de cheveux
entre les épaules fragiles,
dans la robe de nuit qui tombait jusqu’aux pieds.

Car les fillettes de ce temps lointain
portaient les cheveux longs.
Et il était souvent bien difficile
de se coiffer, les durs matins d’hiver,
quand on voyait à peine clair
pour se débarbouiller,
et qu’il fallait aussi avoir refait son lit
à l’instant précis où la cloche sonnait.


Je me figurais que si j’étais entrée
j’aurais reconnu tout cela,
et la grande salle où Mère Stanislas
nous réunissait le dimanche matin
pour la lecture du bulletin.
Et je retrouvais dans mon cœur
l’émoi de ces jours nostalgiques
où l’on avait si peur
de la réprimande publique,
ou que l’on attendait
— sans oser, cependant, y compter tout à fait —
la récompense du succès.

Silence ! La Révérende Mère
vient de monter en chaire.
Comme elle regarde fixement
à travers ses lunettes rondes !
Comme son regard est perçant !
Dans les têtes brunes ou blondes
mille pensées s’affairent…
— Mon premier problème était bon,
de cela je suis certaine…
— J’ai oublié d’ajouter les centaines !
— Si au moins j’avais eu le temps
de recopier mon brouillon !
— Est-ce moi qui l’aurai enfin, ou bien Irma ?

— J’avais déjà trois mauvais points jeudi…
— Je n’ai pas su qui était Esaïe…
— Mon Dieu ! faites que j’aie réussi,
soyez avec moi, doux Jésus !

Ô Ruban de Sagesse ! que j’ai rêvé de vous,
ruban vert, frangé d’or
que l’on portait en bandoulière !
Carte rose (qui représentait cent bons points)
comme vous étiez attrayante !
Et vous, Croix d’honneur, croix d’argent,
proclamant à tout l’Univers
qu’on avait été première en composition !

La plus forte en géographie
c’était Julie Seutin[illisible]
Bertha Coyette, je crois bien,
a été confirmée le même jour que moi,
avec Anna Pirson et Celina Dandoy…
L’étude de cinq heures et demie, en hiver,
quand à l’abri du livre ouvert
on comparait ses engelures…
La grammaire de Larive et Fleury
et les taches de sa reliure…
La promenade du jeudi
où l’on croisait le séminaire.

Les grandes souriaient,
un chuchotement courait le long des rangs,
on regardait furtivement.
et sœur Théodule ordonnait :
― Baissez les yeux Mesdemoiselles !

Sœur Clothilde était poitrinaire
sœur Clémence plaisait. Sœur Anne Raphaël
n’avait pas prononcé ses vœux.
Sœur Louis de Gonzague se fâchait
quand Euphrasie Defaux lui apportait
le tricot tout trempé de larmes
où pendait un bas gris qui n’en finissait pas…
En Mai, il y avait salut tous les soirs
et l’on récitait le chapelet.
Monsieur le Doyen était vieux,
l’enfant de chœur avait des cheveux noirs.

Je me rappelle Emilie Cerigier
qui pleurait au confessionnal,
et la fière Estelle Monon
qui savait patiner et monter à cheval.
J’ai oublié le nom
de celle qui boitait un peu.
Mais je me souviens de Marie Ruelle,
avec ses belles boucles naturelles
et de la douce Marie Beaufaux.

Ne me dites pas que l’on a vu,
au cimetière, là-bas,
la tombe d’Euphrasie Defaux.
Ne me dites pas que Clara Lardinois
est grand’mère depuis longtemps.
Ne me dites pas que Celina Dandoy,
veuve et ruinée, s’est retirée dans un couvent.
Ne me dites pas que la grosse dame moustachue,
aux longs voiles de deuil,
croisée tout à l’heure dans la rue,
est Angélique Adam,
mon Angélique Adam de quatorze ans,
rapide comme l’écureuil
et fraîche comme la véronique.

Mais, tandis que je rêve, une cloche a sonné
et je vois s’éloigner
la surveillante, emmenant le troupeau bavard
de cent petits tabliers noirs
que vont prier à la chapelle.
Car c’est aujourd’hui la fête du Sacré-Cœur,
les bonnes sœurs ont fleuri l’autel
et il y a salut, ce soir.

Dans le préau abandonné
On n’entend plus que les cris des moineaux.


Blanche Rousseau.