Maison Aubanel père, éditeur (p. 31-33).


IX


Le bateau, qui avait été retardé par le déchargement de la marchandise et la marée, était déjà de quinze heures en retard. Il ne fallait donc pas songer à arriver à la Rivière-au-Tonnerre avant le lendemain matin ; de sorte qu’Angéline Guillou dut se résigner à passer une nuit supplémentaire à bord.

On s’arrêta à Moisie, Pigou, Rivière-Manitou, et Rivière-aux-Graines ne fut atteint qu’à la tombée de la nuit sur le Golfe.

L’obscurité était grande. De gros nuages menaçants se promenaient en tous sens ; un vent de nord-est glacé commençait à soulever les vagues. Le roulis du navire avait déjà causé du malaise aux estomacs délicats.

Angéline s’était peu prêtée à la conversation au cours de la journée, tout absorbée qu’elle était par la pensée de voir son arrivée retardée d’une journée par des causes incontrôlables. Elle se retira de bonne heure à sa cabine, se sentant un peu atteinte du mal de mer.

Elle allait se mettre au lit, quand elle entendit au dehors, un bruit sinistre, suivi de beuglements effrayants. Elle se transporta sur le pont où elle trouva un grand nombre de passagers qui, eux aussi, inquiets de ce bruit inusité étaient sortis précipitamment de leurs cabines. La tempête redoutée du capitaine avait fait son entrée d’une manière tragique. Une vague énorme avait balayé à la mer une partie des animaux attachés sur le pont.

Le capitaine, qui se tenait sur la passerelle, délégua son second officier avec l’ordre suivant :

— Qu’on ferme les hublots ! Que les toiles sur les têtes de puits soient bien ficelées ! Les passagers passeront dans la salle à manger, ou bien se retireront dans leurs cabines ! Personne, sur le pont, hors les hommes de l’équipage ! Quant à ceux-ci : chacun à son poste ! Que les chaloupes soient prêtes à prendre la mer au premier commandement !

Le capitaine, homme de devoir et de prudence, ne laissait jamais rien au hasard.

Une seconde vague, plus forte que la première, vint balayer à la mer le reste des animaux, qui remplirent bientôt l’air de leurs cris différents, mais vite étouffés ; car la furie des flots eut tôt fait de les engloutir.

Les vagues se succédaient avec une rapidité déconcertante, et le petit bateau dont tantôt la proue, tantôt la poupe disparaissaient sous l’eau, semblait se tordre de douleur, tant le craquement qui se dégageait de son armature d’acier était sinistre. Le roulis, faisant place au tangage, avait mis en danse verres et bouteilles, de même que la vaisselle et les ustensiles de cuisine ; la cargaison dans la cale se déplaçait avec fracas, semant la peur parmi les passagers.

Le capitaine, sur le pont supérieur, ayant peine à se tenir debout, scrutait l’horizon au moyen de puissants réflecteurs par une nuit d’encre, sous un firmament éclairé seulement par le scintillement intermittent des éclairs qui déchiraient l’espace, suivis de terrifiants bruits de tonnerre.

Tout le monde à l’intérieur était glacé d’effroi. Le capitaine venu pour rassurer les passagers ne put s’empêcher de dire en passant, la mort dans l’âme :

— Il n’y a qu’un miracle qui peut nous sauver. Jamais de ma vie je n’ai vu pareil assaut de vagues !

L’eau passant par-dessus le seuil de la porte commençait à inonder la salle à manger. L’équipage, pourtant composé de marins éprouvés, perdait presque la tête. Le capitaine les avait jusque-là soutenus de son autorité ; mais pour la première fois s’avouait vaincu, ce qui jeta la consternation dans l’âme de ces pauvres désemparés.

Angéline Guillou qui connaissait la bravoure du capitaine ne fut pas lente à suivre son conseil déguisé. Elle s’était jusque là retirée dans un coin et priait avec toute l’ardeur de son âme.

— Notre-Dame de la Garde, sauvez-nous ! dit-elle d’une voix forte, dominant tous les bruits. Toute l’assistance de catholiques répondit : Priez pour nous !

Les protestants même, répondirent de leur mieux aux invocations d’Angéline à Notre-Dame de la Garde.

De nouvelles vagues, toujours de plus en plus furieuses, venaient se briser en claquant sur les lianes d’acier du petit navire qui tenait encore tête à la furie des flots.

Tout ce qu’il y avait de chargement sur le pont avait été emporté. Les deux sauvages de Natashquan, cramponnés à un câble d’acier servant à soutenir les mâts, et qui ne voulurent pour rien au monde pénétrer à l’intérieur du navire, étaient les seuls êtres vivants jusque-là restés sur le pont, qui ne furent pas balayés par-dessus bord.

À l’intérieur, Angéline Guillou continuait ses invocations :

— Notre-Dame de la Garde, sauvez-nous !

— Notre-Dame de la Garde, sauvez-nous ! Ayez pitié de nous qui périssons !

Au milieu de cette prière on entendit tout à coup un craquement sinistre, qui fit croire à tous que la fin était arrivée. Le mât principal venait de s’abattre avec fracas au-dessus de la chambre des chaudières, mais comme par miracle il avait épargné le tuyau des bouilloires. La foudre avait coupé net le câble d’acier qui le soutenait.

— Notre-Dame de la Garde ! Oh ! nous laisserez-vous périr, nous qui avons recours à vous, qui n’avez jamais abandonné jusqu’ici ceux qui vous ont invoquée dans le danger ?

Elle acheva cette invocation suprême debout, comme si elle eût voulu se rapprocher de celle dont elle implorait le secours.