Maison Aubanel père, éditeur (p. 27-30).


VIII

LA FAMILLE GUILLOU


Le lendemain au petit jour, la sirène annonçait l’arrivée à la Baie-des-Cèdres, premier port d’escale.

L’heure matinale n’empêcha pas la population presqu’au complet d’être présente au quai pour assister à l’arrivée du bateau de la poste, seul événement de la semaine sortant de l’ordinaire.

La vie réelle du Nord commençait à se dévoiler aux yeux des passagers. La nuit les avait transportés dans un pays tout à fait différent de celui qu’ils avaient vu la veille. De quelque côté que l’on regardât, ce n’était que la forêt sombre d’où émanaient de fortes odeurs de cèdre, de sapin, d’épinette, de mélèze et de pin gris. Au fond des baies immenses, espacés d’une dizaine de milles, s’échelonnent de petits villages de pêcheurs, construits en lisière d’une forêt sévère. Un silence de mort plane au-dessus de ces montagnes boisées, sur lesquelles la hache du bûcheron ne semble pas encore avoir exercé son ravage, du moins sur le littoral. L’intérieur, cependant, doit être passablement entamé si on en juge par l’abondance de billes à pulpe qui descendent les rivières, pour être chargées sur des barges à destination des États-Unis par voie des Grands Lacs.

Le cœur d’Angéline Guillou se dilatait à la vue de cette grandiose nature qu’elle revoyait après cinq ans d’absence. Debout sur la proue du navire, elle se soulevait sur la pointe des pieds, comme si elle eût voulu voir son village par-dessus les montagnes ; ses yeux brillaient de joie à la pensée que le lendemain, vers les quatre heures, elle se jetterait dans les bras de sa mère. Jamais les jours ne lui avaient paru si longs, ni son pays, si beau. Elle allait enfin revoir ce village ; ces braves familles de pêcheurs dont la sienne était l’image ; qui vivent de peu en se contentant de peu. Elle se mit à fredonner tout bas la chanson favorite des jeunes pêcheurs, partant aux petites heures pour la pêche :


wwwwwwwwwwwwwww La brise enfle notre voile : wwwwwwwwwwwwwww
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wwwwwwwwwwwwwww Tous tes bruits viennent de se taire. wwwwwwwwwwwwwww
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wwwwwwwwwwwwwww Les goélands ont des ailes, wwwwwwwwwwwwwww
Ont des ailes…
Les goélettes aussi.


Au début du voyage, elle comptait les jours ; maintenant, elle compte les heures : demain, elle comptera les minutes aux aiguilles de l’horloge qui semblent bien lentes à se mouvoir, sur un bateau qui n’avance plus. La veille, sur le grand fleuve, avant que celui-ci ne commence à s’élargir pour prendre des proportions de mer intérieure, les villages qui se perdaient de vue l’un après l’autre étaient témoins que le bateau avançait ; mais aujourd’hui, ce sont toutes des montagnes qui se ressemblent, qui se suivent, s’enchaînent et se renouvellent continuellement. Elle n’était pourtant qu’à la moitié du chemin ; mais le capitaine lui avait assuré qu’elle serait chez elle vers les quatre heures. Sa parole suffit à modérer son impatience.

Elle donna libre cours à son imagination sensitive. Allait-elle dormir au cours de sa dernière nuit sur le bateau, ou la joie intense qu’elle ressentait lui causerait-elle de l’insomnie comme la nuit précédente ?… Comment serait-elle accueillie au village ?… Son éducation supérieure serait-elle appréciée par ses anciennes compagnes, ou la jalousie, mauvaise conseillère, lui créerait-elle des ennuis ?… Toutes ces pensées qui passaient l’une après l’autre dans son esprit se reflétaient sur sa figure. Certaine, cependant, de l’affection de ses parents et de ses frères et sœurs, elle se consolait à l’avance des déboires qu’elle pourrait essuyer. En tout cas, la Providence veillerait sur elle.

Le capitaine, malgré ses occupations, ne perdait pas de vue sa protégée.

— Ça va toujours, la petite ? Mais on a l’air toute contrariée ? Aurait-on envie de rebrousser chemin vers Sillery ?

— Ah ! non, par exemple ; et pour quelle raison me demandez-vous cela, Monsieur le Capitaine ?

— C’est que,… c’est que… vous avez l’air… pas triste ; mais un peu anxieuse ?

— Ah ! non, Monsieur le Capitaine ; ce sont de petits nuages qui passent, comme dans notre beau ciel canadien, mais qui ne laissent aucune trace après eux. Trop de joies à la fois causent quelquefois une dépression ; c’est le seul malaise que je ressente en ce moment.

— Ça ne sera pas bien long à présent, répondit le capitaine d’un air sympathique.

Le bateau fit escale à Godbout, coquet petit village situé sur la baie du même nom. Le déchargement de la marchandise permit aux passagers de débarquer pour se délasser un peu sur la terre ferme.

Clarke-City fut atteint tard dans la nuit et le bateau demeura au quai jusqu’à sept heures du matin, pour attendre la marée permettant de traverser aux Sept-Iles.

Pendant de longues heures, le bruit des grues déchargeant la marchandise empêcha les passagers de dormir.

La nuit était calme ; de ce calme inquiétant qui précède les tempêtes. Les étoiles étincelaient de clarté sur un fond de firmament bleu foncé, d’où la voie lactée, éclairant faiblement la nuit, se profilait indéfiniment. La voix du capitaine qui ne cessait de crier :

— Ho les gas ! Dépêchez-vous ; on va manquer la marée de sept heures ! se répercutait dans le lointain.

Le hurlement des chiens des Sept-Îles, qui, toute la nuit, font un vacarme infernal quand arrive le bateau de la poste ou qu’ils pressentent une tempête, énerva les passagers qui n’avaient pas l’habitude de cette sinistre sérénade.

(La Baie des Sept-Îles, assez vaste pour abriter la flotte anglaise, tire son nom des sept îles qui ferment son entrée et dont toutes les issues sont invisibles à l’œil du profane. Ces îles sont d’immenses rochers multicolores, qui sont là comme des sentinelles gardant l’entrée de la baie. Il en prend une heure au moins pour en sortir et l’intérêt du voyageur ne ralentit pas un instant, pendant les pérégrinations du bateau à travers ce dédale).