Maison Aubanel père, éditeur (p. 19-22).

IV

LA FAMILLE GUILLOU


Angéline Guillou était l’aînée d’une famille de quatorze enfants. Pierre Guillou, père de cette nombreuse famille, né aux Îles-de-la-Madeleine, était venu en bas âge avec ses parents faire la pêche à la morue à la Rivière-au-Tonnerre. Ayant pris femme à cet endroit, il y avait fixé sa résidence et s’était construit une modeste habitation.

Quoique le prix de la morue ne fût pas très élevé à cette époque, il y en avait cependant en telle abondance que Pierre Guillou, qui était fort de santé, travaillant jour et nuit, se levant à deux heures du matin pour aller prendre position au large afin de profiter du lever du soleil, moment le plus propice à la pêche à la morue, ramant quelques fois trois ou quatre milles avant l’aube, revenait chaque soir, sa barque remplie de belles morues, dont quelques-unes pesaient jusqu’à cinquante livres, et même plus ; aussi avait-il réussi par son travail ardu à se procurer une modeste aisance.

L’hiver ne le surprenait pas en oisiveté ; car à peine la pêche finie, et prenant juste le temps nécessaire pour mettre ordre à ses affaires, sécher ses filets et préparer ses provisions pour la chasse, il partait en cométique aussitôt que la glace était prise sur les rivières. Il s’enfonçait jusqu’à trois cents milles dans les bois, y dressait sa tente, le plus souvent près d’un lac poissonneux, à la manière des sauvages ; puis il tendait ses pièges et ses filets et tuait du gibier sauvage pour se nourrir.

Le castor et le renard argenté, qui foisonnaient à cette époque, étaient l’objet principal de ses attentions ; mais les loutres, visons et autres bêtes à fourrure n’étaient pas pour cela négligés. Ses chiens, qu’il avait dressés à la chasse, étaient ses seuls compagnons dans cette solitude.

Au lieu d’attendre comme les sauvages, que les rivières fussent libres de glace au printemps, il rentrait chez lui avant la débâcle, ce qui lui permettait de préparer ses agrès en même temps que les autres pour la pêche.

Pierre Guillou était considéré, à bon droit, comme le modèle des pêcheurs de sa paroisse, par le curé, qui le citait souvent en exemple à ceux qui semblaient quelquefois vouloir manquer de courage.

Octave Cyr entre autres, se plaignait plus souvent qu’à son tour :

— Nous en avons un chien de métier ! répétait-il souvent au curé.

— Oui, mais au moins vous en avez un ! répondait invariablement celui-ci. Vous avez bon pied bon œil ?

— Oui, et bon sommeil ! Puis, continuant tout d’une haleine : Si on pouvait seulement dormir une bonne nuit par semaine ; mais se lèvera trois heures du matin, avant le lever du soleil ; partir souvent à la pluie battante ; ramer deux, trois heures avant de frapper les bancs ; se tenir là toute la journée ; manger sur le bout de son pouce quand on pêche à trois cents brasses et qu’on a l’estomac creux ; décrocher de l’hameçon une morue qui ne daigne même pas offrir de résistance ; revenir le soir avec cinquante, soixante-quinze ou cent morues ; les dépecer pour les faire sécher au soleil, quand il veut bien se montrer ; les retourner cent fois avant de pouvoir les mettre sur le marché pour les vendre et en retirer une pitance ; recommencer et recommencer tous les matins ; c’est décourageant, ça, Monsieur le Curé !

— Voyez le père Guillou qui a quatorze enfants bien grouillants ! répondait-il à ceux qui, comme Cyr, fatigués de leur dur métier, menaçaient de jeter le manche après la cognée, pour aller s’engager dans les chantiers et servir de bêtes de somme à de grosses compagnies forestières sans entrailles.

Le bon Dieu a dit : « Aide-toi et le Ciel t’aidera ! » Il n’abandonne pas ceux qui savent lui rester fidèles.

Encouragés par ces paroles tombées des lèvres du prêtre et par l’exemple de Pierre Guillou, ils retournaient à leurs barques avec plus d’entrain et y mettaient même de la gaieté.

Quoique chante rarement ce peuple mélancolique, on entendait quelquefois partir les jeunes en chantant cette chanson de Botrel, si populaire au pays depuis la première visite du barde breton aux Canadiens.


La brise enfle notre voile :
Voici la première étoile
Qui luit !

Sur le flot qui nous balance,
Amis, voguons en silence,
Dans la nuit.

Tous les bruits viennent de se taire,
On dirait que tout sur terre
Est mort.

Les humains comme les choses,
Les oiseaux comme les roses
Tout s’endort.


Comme ils s’éloignaient, on entendait les derniers échos de leurs chansons que la rafale transportait au rivage :


Les goélands ont des ailes,
Ont des ailes…
Les goélettes aussi !

Puis les derniers sons de leur chant se confondant avec le bruit des rames, se perdaient dans le lointain.