Anecdotes pour servir à l’histoire secrète des Ebugors (éd. 1733)/22

Chapitre XXII


CHAPITRE. XXII.


Le Général Kulisber fait un fauſſe
attaque.



La Tranchée étoit ouverte du coté que le Fleuve Nerui faiſoit couler ſes eaux & cétoit par là qu’on battoit la place. Kulisber crût qu’en l’attaquant par l’endroit oppoſê, on en viendroit plus facilement á bout. Ce fût envain que ſon conſeil lui repréſenta qu’il auroit á eſſuier certains vents orageux qui retarderoient beaucoup ſes opérations : Il perſiſtât dans ſon ſentiment, & ſe mit en marche avec l’élite de ſes Ebugors. A voir la joyë qui brilloit ſur leurs viſages, on eut dit qu’ils voloient á la Victoire. Quatre Chadabers en qualité d’Aides de camp. marchoient aux cotés du Général ; Aprés cela venoient quelques officiers des Caginiens qui avoient voulu le ſuivre á cette expédition.

Le fier Kulisber portoit un caſque orné d’une magnifique aigrette ; Il tenoit une lance énorme dont la vuë ſeule inſpiroit de l’horreur ; Le Cheval qu’il montoit rongeoit fiérement ſon frein, & ſembloit ne reſpirer que les combats. Mais ce qui méritoit le plus d’attention, c’étoit ſon bouclier. Le travail en étoit merveilleux. On y voyoit Jupiter qui ſous la forme d’un Aigle enlevoit le jeune Ganiméde. Apollon y paroiſſoit inconſolable de la mort de ſon cher Hyacinte. Le beau Narciſſe cherchoit inutilement à contenter ſur lui même la paſſion dont il étoit l’objet. Le tendre Niſus venoit offrir ſa vie aux Rutules pour ſauver celle de ſon cher Euriale. Alexandre dépoſoit l’orgueil du Diadême aux pieds d’Epheſtion ; & le fougueux Alcibiade écoutoit avec docilité les leçons du vertueux Socrate. Mais le graveur s’étoit voulu ſurpaſſer en repréſentant l’Apothéoſe du célébre Fouruchuda[1] qui reçût de ſon vivant des honneurs qu’on n’accordoit aux Empereurs Romains qu’aprés leur mort.

Kulisber contemploit avec plaiſir les images de ces Heros. Il paroiſſoit animè du déſir de marcher ſur leurs traces. Plein de ces nobles ſentimens, il avance vers l’endroit qu’il vouloit attaquer. Tous s’empreſſent á le ſuivre ; déja il ſe croit ſûr de la victoire & ſe flatte que tout va céder á ſes puiſſans efforts. Mais il éprouva une réſiſtance á la quelle il ne s’attendoit pas. On fit ſur lui & ſur ſa troupe une ſi furieuſe décharge de Mouſqueterie que tous ſes ſoldats épouvantés prirent la fuite & ſe retirérent en déſordre. Kulisber furieux s’écrie dans l’exçes de ſa rage ;

Eh quoi ! laches, vous fuyez tous.
Des femmes tryomphent de vous.
Que devient cette audaçe altiére ?
Soldats, ranimez votre ardeur guérierre.
        Mais non, je puis ſans vous,
        Mêttre tout Cythére
        Sans deſſus deſſous.

Toute reflexion faite, ſe voyant ainſi abbandonnè des ſiens, il ne jugea pas á propos de s’expoſer tout ſeul au péril qui le menaçoit. Il revint joindre les Alliez, pour délibérer avec les autres Généraux ſur les meſures qu’il falloit prendre pour ſe rendre maitres de la place.


  1. Fouruchuda, Célébre habitant de Spira, qui par zéle pour la défenſe d’une trés nombreuſe Armée d’Ebugors, ayant été pris dans le combat fut condamné, & enſuite jetté au feu par l’ordre & le jugement des principaux partiſans des Cythéréennes.