Anecdote de Pétersbourg

Anecdote de Pétersbourg
Anecdote de Pétersbourg, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierV (p. 501-502).


ANECDOTE


DE PÉTERSBOURG[1]




Il y avait ici une maîtresse de danse, appelée la Nodin, bonne chrétienne, bonne catholique, mais peu scrupuleuse et se passant volontiers de messe. De bonnes gens bien intentionnés lui remontrèrent que cette longue abstinence scandalisait, et que, pour ses domestiques, ses voisins, les gens du pays, elle ferait bien d’aller quelquefois à l’église. Elle se laissa persuader contre son habitude de plusieurs années. Elle va une fois à la messe, et à son retour elle trouve son congé du spectacle. Cela ne lui donna pas du goût pour la messe : elle revint à son premier régime, et les bonnes gens bien intentionnés à leurs remontrances. Au bout de huit à dix mois, elle va une seconde fois à la messe, et à son retour elle trouve ses portes enfoncées, ses armoires brisées et ses nippes volées. Cet événement lui donna de l’humeur contre la messe, et il se passa plus d’un an et demi sans qu’on pût la résoudre à entendre une troisième messe. Cependant, une veille du jour de Noël, les bonnes gens bien intentionnés insistèrent si opiniâtrement, qu’elle les accompagna à la messe de minuit ; et à son retour, elle ne trouva plus que la place de sa maison réduite en cendres. À l’instant elle se jette à genoux au milieu de la rue, et, levant les mains au ciel et s’adressant à Dieu, elle dit : « Mon Dieu, je te demande pardon de ces trois messes ; tu sais que je ne voulais pas y aller, pardonne-moi. Je jure devant toi de n’en entendre de ma vie ; et s’il m’arrive de fausser mon serment, je consens à être damnée à toute éternité. »

Ne prenez pas ceci pour un conte, c’est un fait que cent personnes, dignes de foi, m’ont attesté et pourraient encore vous attester. Ce qu’il y a d’aussi certain, c’est qu’elle a tenu parole, et que les bonnes gens bien intentionnés l’ont laissée en repos jusqu’à ce jour.





  1. Diderot n’a malheureusement rien écrit sur son voyage en Russie. Nous n’avons, pour cette époque de sa vie, que d’insignifiants fragments, entre autres quelques vers et des anecdotes disséminées un peu partout. Celle-ci a servi, sans doute comme remplissage, dans le numéro d’avril 1779 de la Correspondance de Grimm. Elle a pris place, pour la première fois, dans l’édition Belin des Œuvres de Diderot.