Andromaque/Édition Girard, 1668/Acte I

Th. Girard (p. 1-18).
◄  Acteurs
Acte II  ►
ANDROMAQVE.
TRAGEDIE.

ACTE PREMIER.



Scène PREMIÈRE.

ORESTE, PYLADE.
ORESTE.


Ovy, puis que ie retrouue vn Amy ſi fidelle,
Ma Fortune va prendre vne face nouuelle ;
Et déja ſon courroux ſemble s’eſtre adouci,
Depuis qu’elle a pris ſoin de nous rejoindre ici.

Qui m’euſt dit, qu’vn riuage à mes vœux ſi funeſte,
Préſenteroit d’abord Pylade aux yeux d’Oreſte,
Qu’apres plus de ſix mois que je t’auois perdu,
À la cour de Pyrrhus tu me ſerois rendu !

PYLADE.

I’en rends graces au Ciel, qui m’arreſtant ſans ceſſe
Sembloit m’auoir fermé le chemin de la Gréce,
Depuis le jour fatal que la fureur des Eaux,
Preſque aux yeux de Mycéne, écarta nos Vaiſſeaux.
Combien dans cét exil ay-je ſouffert d’allarmes ?
Combien à vos malheurs ay-je donné de larmes ?
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger
Que ma triſte Amitié ne pouuoit partager,
Surtout ie redoutois cette Mélancolie
Où j’ay veu ſi long-temps voſtre Ame enſeelie.
Ie craignois que le Ciel, par vn cruel ſecours,
Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toûjours.
Mais je vous voy, Seigneur, & ſi j’oſe le dire,
Vn Deſtin plus heureux vous conduit en Épire.
Le pompeux Appareil qui ſuit icy vos pas,
N’eſt point d’vn Malheureux qui cherche le trépas.

ORESTE.

Hlas ! qui peut ſçauoir le Deſtin qui m’ameine ?
L’Amour me fait icy chercher vne Inhumaine.
Mais qui ſçait ce qu’il doit ordonner de mon Sort,
Et ſi ie viens chercher, ou la vie, ou la mort ?

PYLADE.

Quoy ! voſtre Ame à l’Amour, en Eſclaue aſſeruie,
Se repoſe ſur luy du ſoin de voſtre vie ?

Par quels charmes, apres tant de tourmens ſoufferts,
Peut-il vous inuiter à rentrer dans ſes fers ?
Penſez-vous qu’Hermionne, à Sparte inéxorable,
Vous prépare en Épire vn Sort plus fauorable ?
Honteux d’auoir pouſsé tant de vœux ſuperflus,
Vous l’abhorriez. Enfin vous ne m’en parliez plus,
Vous me trompiez, Seigneur.

ORESTE.

Vous me trompiez, Seigneur.Ie me trompois moy-même.
Amy, n’inſulte point uv Malheureux qui t’aime.
T’ay-je iamais caché mon cœur & mes déſirs ?
Tu vis naiſtre ma flâme & mes premiers ſoûpirs.
Enfin, quand Menelas diſpoſa de ſa Fille
En faueur de Pyrrhus, vangeur de ſa Famille,
Tu vis mon deſeſpoir, & tu m’as veu depuis
Traîner de Mers en Mers ma chaîne & mes ennuis.
Ie te vis à regret, en cet eſtat funeſte,
Preſt à ſuiure partout le déplorable Oreſte,
Toûjours de ma fureur interrompre le cours,
Et de moy-meſme enfin me ſauuer tous les jours.
Mais quand ie me ſouuins, que parmy tant d’alarmes
Hermionne à Pyrrhus prodiguoit tous ſes charmes,
Tu ſçais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut, en l’oubliant, vanger tous ſes mépris.
Ie fis croire, & ie crûs ma victoire certaine.
Ie pris tous mes tranſports pour des tranſports de haine ;
Déteſtant ſes rigueurs, rabaiſſant ſes attraits,
Ie défiois ſes yeux de me troubler iamais.
Voilà comme ie crûs étouffer ma tendreſſe.
Dans ce calme trompeur j’arriuay dans la Gréce ;
Et ie trouvay d’abord ſes Princes raſſemblez,
Qu’vn péril aſſez grand ſembloit auoir troublez.

I’y courus. Ie penſay que la Guerre & la Gloire,
De ſoins plus importans rempliroient ma memoire ;
Que mes ſens reprenant leur premiere vigueur,
L’Amour acheueroit de ſortir de mon Cœur.
Mais admire auec moy le Sort, dont la pourſuite
Me fait courir moy-meſme au piege que j’éuite,
I’entends de tous coſtez qu’on menace Pyrrhus.
Toute la Gréce éclate en murmures confus ;
On ſe plaint qu’oubliant ſon Sang & ſa promeſſe,
Il éleue en ſa Cour l’Ennemy de la Gréce,
Aſtyanax, d’Hector jeune & malheureux Fils,
Reſte de tant de Roys ſous Troye enſeuelis.
I’apprends, que pour rauir ſon enfance au Suplice
Andromaque trompa l’ingénieux Ulyſſe,
Tandis qu’vn autre Enfant arraché de ſes bras,
Sous le nom de ſon Fils, fut conduit au trépas.
On dit, que peu ſenſible aux charmes d’Hermionne,
Mon Riual porte ailleurs ſon Cœur & ſa Couronne ;
Ménelas, ſans le croire, en paroiſt affligé,
Et ſe plaint d’vn Hymen ſi long-temps negligé.
Parmy les déplaiſirs où ſon Ame ſe noye,
Il s’éleue en la mienne vne ſecrete joye :
Ie triomphe ; & pourtant ie me flatte d’abord
Que la ſeule vengeance excite ce tranſport.
Mais l’Ingrate en mō Cœur reprit bientoſt ſa place,
De mes feux mal éteints ie reconnus la trace,
Ie ſentis que ma haine alloit finir ſon cours,
Ou plûtoſt ie ſentis que ie l’aimois toûjours.
Ainſi de tous les Grecs ie brigue le ſuffrage.
On m’enuoye à Pyrrhus. I’entreprens ce voyage.
Ie viens voir ſi l’on peut arracher de ſes bras
Cet Enfant, dont la vie allarme tant d’Eſtats.
Heureux, ſi je pouuois dans l’ardeur qui me preſſe,
Au lieu d’Aſtyanax, luy rauir ma Princeſſe.
Car enfin n’attens pas que mes feux redoublez,
Des périls les plus grands, puiſſent eſtre troublez.

Puis qu’apres tant d’efforts ma reſiſtance eſt vaine,
Ie me liure en aueugle au tranſport qui m’entraîne,
I’aime, ie viens chercher Hermionne en ces lieux,
La fléchir, l’enleuer, ou mourir à ſes yeux.
Toy qui connois Pyrrhus, que penſes-tu qu’il faſſe ?
Dans ſa Cour, dans ſon Cœur, dy-moy ce qui ſe paſſe.
Mon Hermionne encor le tient-elle aſſeruy ?
Me rendra-t-il, Pylade, vn Cœur qu’il m’a rauy ?

PYLADE.

Ie vous abuſerois ſi i’oſois vous promettre
Qu’entre vos mains, Seigneur, il voulut la remettre.
Non, que de ſa Conqueſte il paroiſſe flaté.
Pour la Veuue d’Hector ſes feux ont éclaté.
Il l’aime. Mais enfin cette Veuue inhumaine
N’a payé jusqu’icy ſon amour que de haine,
Et chaque jour encore on luy voit tout tenter
Pour fléchir ſa Captive, ou pour l’épouuanter.
Il luy cache ſon Fils, il menaſſe ſa teſte,
Et fait couler des pleurs, qu’auſſi-toſt il arreſte.
Hermionne elle-meſme a veu plus de cent fois
Cet Amant irrité reuenir ſous ſes loix,
Et de ſes vœux troublez luy rapportant l’hommage,
Soûpirer à ſes pieds moins d’amour, que de rage.
Ainſi n’attendez pas, que l’on puiſſe aujourd’huy
Vous répondre d’vn Cœur, ſi peu maiſtre de luy.
Il peut, Seigneur, il peut dans ce deſordre extrême,
Épouſer ce qu’il hait, & perdre ce qu’il aime.

ORESTE.

Mais dy-moy, de quel œil Hermionne peut voir
Ses attraits oſſenſez, & ſes yeux ſans pouuoir

PYLADE.

Hermionne, Seigneur, au moins eu apparance,
Semble de ſon Amant dédaigner l’inconſtance,
Et croit que trop heureux d’apaiſer ſa rigueur,
Il la viendra preſſer de reprendre ſon Cœur.
Mais ie l’ay veuë enfin me confier ſes larmes.
Elle pleure en ſecret le mépris de ſes charmes.
Toûjours preſte à partir, & demeurant toûjours,
Quelquefois elle appelle Oreſte à ſon ſecours.

ORESTE.

Ah ! ſi ie le croyois, i’irois bientoſt, Pylade,
Me jetter…

PYLADE.

Me jettr…Acheuez, Seigneur, voſtre Ambaſſade.
Vous attendez le Roy. Parlez, & lui montrez
Contre le Fils d’Hector tous les Grecs conjurez.
Loin de leur accorder ce Fils de ſa Maiſtreſſe,
Leur haine ne fera qu’irriter ſa tendreſſe.
Plus on les veut broüiller, plus on va les vnir.
Preſſez. Demandez tout, pour ne rien obtenir.
Il vient.

ORESTE.

Il vient.Hé bien ! va donc diſpoſer la Cruelle
À reuoir vn Amant qui ne vient que pour elle.


Scène II.

PYRRHVS, ORESTE, PHOENIX.
ORESTE.


Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que ie me flate en ſecret de leur choix,
Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joye
De voir le Fils d’Achille, & le Vainqueur de Troye.
Oüy : Comme ſes exploits, nous admirons vos coups ;
Hector tomba ſous lui, Troye expira ſous vous ;
Et vous auez montré, par vne heureuſe audace,
Que le Fils ſeul d’Achille a pû remplir ſa place.
Mais ce qu’il n’euſt point fait, la Gréce auec douleur
Vous voit du Sang Troyen releuer le malheur,
Et vous laiſſant toucher d’vne pitié funeſte,
D’vne Guerre ſi longue entretenir le reſte.
Ne vous ſouuient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?
Nos peuples affoiblis s’en ſouuiennent encor.
Son nom ſeul fait frémir nos Veuues, & nos Filles ;
Et dans toute la Gréce, il n’eſt point de Familles,
Qui ne demandent conte à ce malheureux Fils,
D’vn Pere, ou d’vn Epoux, qu’Hector leur a rauis.
Et qui ſçait ce qu’vn jour ce Fils peut entreprendre ?
Peut-eſtre dans nos Ports nous le verrons deſcēdre,

Tel qu’on a veu ſon Pere embrazer nos Vaiſſeaux,
Et la flâme à la main, les ſuiure ſur les Eaux.
Oſeray-je, Seigneur, dire ce que ie penſe ?
Vous-meſme de vos ſoins craignez la recompenſe,
Et que dans voſtre ſein ce Serpent éleué
Ne vous puniſſe un jour de l’auoir conſerué.
Enfin, de tous les Grecs ſatisfaites l’enuie,
Aſſurez leur vangeance, aſſurez voſtre vie.
Perdez vn Ennemi d’autant plus dangereux,
Qu’il s’eſſayra ſur vous à combattre contre eux.

PYRRHVS.

La Grèce en ma faueur eſt trop inquiétée.
De ſoins plus importans ie l’ay cruë agitée,
Seigneur ; & ſur le nom de ſon Ambaſſadeur,
I’auois dans ſes projets conceu plus de grandeur.
Qui croiroit en effet, qu’vne telle entrepriſe
Du Fils d’Agamemnon meritaſt l’entremiſe,
Qu’vn Peuple tout entier, tant de fois triomphant,
N’euſt daigné conſpirer que la mort d’vn Enfant ?
Mais à qui pretend-on que ie le ſacrifie ?
La Gréce a-t-elle encor quelque droit ſur ſa vie ?
Et ſeul de tous les Grecs ne m’eſt-il pas permis
D’ordonner des Captifs que le Sort m’a ſoûmis ?
Oüy, Seigneur, lors qu’au pied des murs fumans de Troye,
Les Vainqueurs tout ſanglans partagerēt leur Proye,
Le Sort, dont les Arreſts furent alors ſuiuis,
Fit tomber en mes mains Andromaque & ſon Fils.
Hécube, pres d’Vlyſſe, acheua ſa miſere ;
Caſſandre, dans Argos, a ſuiuy voſtre Pere.
Sur eux, ſur leurs Captifs, ay-je étendu mes droicts ?
Ay-je enfin diſpoſé du fruit de leurs Exploits ?

On craint, qu’auec Hector Troye vn jour ne renaiſſe
Son Fils peut me rauir le jour que ie luy laiſſe :
Seigneur, tant de prudence entraiſne trop de ſoin.
Ie ne ſçais point préuoir les malheurs de ſi loin.
Ie ſonge quelle eſtoit autrefois cette Ville,
Si ſuperbe en Rampars, en Héros ſi fertile,
Maiſtreſſe de l’Aſie, & je regarde enfin
Quel fut le Sort de Troye, & quel eſt ſon Deſtin.
Ie ne voy que des Tours, que la cendre a couuertes,
Vn fleuue teint de ſang, des Campagnes deſertes,
Vn Enfant dans les fers, & je ne puis ſonger
Que Troye en cet eſtat aſpire à ſe vanger.
Ah ! ſi du Fils d’Hector la perte eſtoit jurée,
Pourquoy d’vn an entier l’auons-nous différée ?
Dans le ſein de Priam n’a-t-on pû l’immoler ?
Sous tant de Morts, ſous Troye, il falloit l’accabler.
Tout eſtoit juſte alors. La Vieilleſſe & l’Enfance
En vain ſur leur foibleſſe appuyoient leur defance.
La Victoire, & la Nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitoient au meurtre, & confondoient nos coups.
Mon courroux aux Vaincus ne fut que trop ſeuere.
Mais que ma Cruauté ſuruiue à ma Colere ?
Que malgré la pitié dont ie me ſens ſaiſir,
Dans le ſang d’vn Enfant ie me baigne à loiſir ?
Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre Proye ;
Qu’ils pourſuiuent ailleurs ce qui reſte de Troye,
De mes inimitiez le cours eſt acheué,
L’Épire ſauuera ce que Troye a ſauué

ORESTE.

Seigneur, vous ſçauez trop, auec quel artifice
Vn faux Aſtyanax fut offert au Suplice

Où le ſeul Fils d’Hector deuoit eſtre conduit.
Ce n’eſt pas les Troyens, c’eſt Hector qu’on pourſuit.
Oüy, les Grecs ſur le Fils perſecutent le Pere.
Il a par trop de ſang acheté leur colere.
Ce n’eſt que dans le ſien qu’elle peut expirer,
Et juſques dans l’Epire il les peut attirer.
Préuenez les.

PYRRHVS.

Préuenez les. Non, non. I’y conſens auec joye.
Qu’ils cherchent dans l’Epire vne ſeconde Troye.
Qu’ils confondent leur haine, & ne diſtinguent plus
Le ſang qui les fit vaincre, & celuy des Vaincus.
Auſſi-bien ce n’eſt pas la premiere injuſtice,
Dont la Gréce, d’Achille a payé le ſeruice.
Hector en profita, Seigneur, & quelque jour
Son Fils en pourroit bien profiter à ſon tour.

ORESTE.

Ainſi la Gréce en vous trouve vn Enfant rebelle ?

PYRRHVS.

Et ie n’ay donc vaincu que pour dépendre d’elle ?

ORESTE.

Hermionne, Seigneur, arreſtera vos coups ;
Ses yeux s’oppoſeront entre ſon Pere & vous.

PYRRHVS.

Hermionne, Seigneur, peut m’eſtre toûjours chere
Ie puis l’aimer, ſans eſtre Eſclave de ſon Pere.

Et ie ſçauray peut-eſtre accorder quelque jour
Les ſoins de ma grandeur, & ceux de mon amour.
Vous pouuez cependant voir la Fille d’Helene.
Du ſang qui vous vnit ie ſais l’étroite chaîne
Apres cela, Seigneur, ie ne vous retiens plus,
Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.


Scène III.

PYRRHVS, PHOENIX.
PHOENIX.


Ainſi vous l’enuoyez aux pieds de ſa Maiſtreſſe ?

PYRRHVS.

On dit qu’il a long-temps brûlé pour la Princeſſe.

PHOENIX.

Mais ſi ce feu, Seigneur, vient à ſe rallumer,
S’il luy rendoit ſon Cœur, s’il s’en faiſoit aimer ?

PYRRHVS.

Ah ! qu’ils s’aiment, Phœnix, i’y conſens. Qu’elle parte.
Que charmez l’vn de l’autre, ils retournẽt à Sparte.
Tous nos Ports ſont ouuerts & pour elle & pour luy.
Qu’elle m’épargneroit de contrainte & d’ennuy !

PHOENIX.

Seigneur…

PYRRHVS.

Seigneur…Vne autre fois ie t’ouuriray mon Ame,
Andromaque paroiſt.


Scène IV.

PYRRHVS, ANDROMAQVE, CEPHISE.
PYRRHVS.

Andromaque paroît.
Me cherchiez-vous, Madame ?
Vn eſpoir ſi charmant me ſeroit-il permis ?

ANDROMAQVE.

Ie paſſois juſqu’aux lieux où l’on garde mon Fils.
Puis qu’vne fois le jour vous ſouffrez que ie voye
Le ſeul bien qui me reſte, & d’Hector & de Troye,
I’allois, Seigneur, pleurer vn moment auec luy,
Ie ne l’ay point encore embraſſé d’aujourd’huy.

PYRRHVS.

Ah ! Madame, les Grecs, ſi i’en croy leurs allarmes,
Vous donneront bientoſt d’autres ſujets de larmes.

ANDROMAQVE.

Et quelle eſt cette peur dont leur Cœur eſt frappé,
Seigneur ? Quelque Troyen vous eſt-il échappé ?

PYRRHVS.

Leur haine pour Hector n’eſt pas encore éteinte.
Ils redoutent ſon Fils.

ANDROMAQVE.

Ils redoutent ſon Fils.Digne Objet de leur crainte !
Vn Enfant malheureux, qui ne ſçait pas encor
Que Pyrrhus eſt ſon Maiſtre, & qu’il eſt Fils d’Hector.

PYRRHVS.

Tel qu’il eſt, tous les Grecs demandent qu’il périſſe.
Le Fils d’Agamemnon vient haſter ſon ſuplice.

ANDROMAQVE.

Et vous prononcerez vn Arreſt ſi cruel ?
Eſt-ce mon intereſt qui le rend criminel ?
Helas ! on ne craint point qu’il vange vn jour ſon Pere.
On craint qu’il n’eſſuyaſt les larmes de ſa Mere.
Il m’auroit tenu lieu d’vn Pere & d’vn Epoux ;
Mais il me faut tout perdre, & toûjours par vos coups.

PYRRHVS.

Madame, mes refus ont préuenu vos larmes.
Tous les Grecs m’ont déja ménaſſé de leurs Armes.
Mais dûſſent-ils encore, en repaſſant les Eaux,
Demander voſtre Fils auec mille Vaiſſeaux :
Couſtaſt-il tout le ſang qu’Helene a fait répandre,
Dûſſay-je apres dix ans voir mon Palais en cendre,
Ie ne balance point, ie vole à ſon ſecours,
Ie defendray ſa vie aux deſpens de mes jours.

Mais parmy ces périls, où ie cours pour vous plaire,
Me refuſerez-vous vn regard moins ſeuere ?
Haï de tous les Grecs, preſſé de tous coſtez,
Me faudra-t-il combattre encor vos cruautez ?
Ie vous offre mon Bras. Puis-je eſperer encore
Que vous accepterez vn Cœur qui vous adore ?
En combattant pour vous, me ſera-t’il permis
De ne vous point conter parmy mes Ennemis ?

ANDROMAQVE.

Seigneur, que faites-vous, & que dira la Gréce ?
Faut-il qu’vn ſi grand Cœur montre tant de foibleſſe ?
Voulez-vous qu’vn deſſein ſi beau, ſi généreux,
Paſſe pour le tranſport d’vn Eſprit amoureux ?
Captiue, toûjours triſte, importune à moy-méme,
Pouuez-vous ſouhaiter qu’Andromaque vous aime ?
Que feriez-vous, helas ! d’vn Cœur infortuné
Qu’à des pleurs éternels vous avez condamné ?
Non, non, d’vn Ennemy reſpecter la Miſere,
Sauuer des Malheureux, rendre vn Fils à ſa Mere,
De cent Peuples pour luy combattre la rigueur,
Sans me faire payer ſon ſalut de mon Cœur,
Malgré moy, s’il le faut, luy donner vn azile,
Seigneur, voilà des ſoins dignes du Fils d’Achille.

PYRRHVS.

Hé quoy ? Voſtre courroux n’a-t’il pas eû ſon cours ?
Peut-on haïr ſans ceſſe ? Et punit-on toûjours ?
I’ay fait des Malheureux, ſans doute, & la Phrygie
Cent fois de voſtre ſang a veu ma main rougie.
Mais que vos yeux ſur moy ſe ſont bien exercez !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont verſez !

De combien de remords m’ont-ils rendu la Proye ?
Ie souffre tous les maux que i’ay faits deuãt Troye.
Vaincu, chargé de fers, de regrets conſumé,
Brûlé de plus de feux que ie n’en allumé,
Tant de ſoins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiétes…
Helas ! fus-je iamais ſi cruel que vous l’eſtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’eſt aſſez nous punir.
Nos Ennemis communs déuroient nous reünir.
Madame, dites-moy ſeulement que i’eſpere,
Ie vous rends voſtre Fils, & ie luy ſers de Pere.
Ie l’inſtruiray moy-meſme à vanger les Troyens.
I’iray punir les Grecs de vos maux & des miens.
Animé d’vn regard, ie puis tout entreprendre :
Voſtre Ilion encor peut ſortir de ſa cendre.
Ie puis, en moins de tẽps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ſes Murs releuez couronner voſtre Fils.

ANDROMAQVE.

Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guére,
Ie les luy promettois tant qu’a veſcu ſon Pere.
Non, vous n’eſperez plus de nous reuoir encor,
Sacrez Murs, que n’a pû conſeruer mon Hector.
À de moindres faueurs des Malheureux prétendent,
Seigneur. C’eſt vn Exil que mes pleurs vous demandent.
Souffrez que loin des Grecs, & meſme loin de vous,
I’aille cacher mon Fils, & pleurer mon Époux.
Voſtre amour contre nous allume trop de haine.
Retournez, retournez à la Fille d’Helene.

PYRRHVS.

Et le puis-je, Madame ? Ah ! que vous me geſnez !
Comment luy rẽdre vn Cœur que vous me retenez ?

Ie ſçais que de mes veux on luy promit l’empire.
Ie ſçais que pour regner elle vint dans l’Épire.
Le Sort vous y voulut l’vne & l’autre amener,
Vous pour porter des fers, Elle pour en donner.
Cependant ay-je pris quelque ſoin de luy plaire ?
Et ne diroit-on pas, en voyant au contraire,
Vos charmes tout-puiſſants, & les ſiens dédaignez,
Qu’elle eſt icy Captiue, & que vous y regnez ?
Ah ! qu’vn ſeul des ſoûpirs que mon Cœur vous enuoye,
S’il s’échapoit vers elle, y porteroit de joye !

ANDROMAQVE.

Et pourquoy vos ſoûpirs ſeroient-ils repouſſez ?
Auroit-elle oublié vos ſeruices paſſez ?
Troye, Hector contre vous reuoltent-ils ſon Ame ?
Aux cendres d’vn Époux doit-elle enfin ſa flâme ?
Et quel Époux encore ! Ah ſouuenir cruel !
Sa mort ſeule a rendu voſtre Pere immortel.
Il doit au ſang d’Hector tout l’éclat de ſes armes,
Et vous n’eſtes tous deux connus que par mes larmes.

PYRRHVS.

Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous obéir.
Il faut vous oublier, ou plûtoſt vous haïr.
Oüy, mes vœux ont trop loin pouſſé leur violence
Pour ne plus s’arreſter que dans l’indifference.
Songez-y bien. Il faut deſormais que mon Cœur,
S’il n’aime auec tranſport, haïſſe auec fureur.
Ie n’épargneray rien dans ma juſte colere.
Le Fils me répondra des mépris de la Mere,
La Gréce le demande, & je ne prétens pas
Mettre toûjours ma gloire à ſauuer des Ingrats

ANDROMAQVE.

Helas ! il mourra donc. Il n’a pour ſa défenſe,
Que les pleurs de ſa Mere, & que ſon Innocence.
Et peut-eſtre apres tout, en l’eſtat où ie ſuis,
Sa mort auancera la fin de mes ennuis.
Ie prolongeois pour luy ma vie, & ma miſere
Mais enfin ſur ſes pas j’iray reuoir ſon Pere.
Ainſi tous trois, Seigneur, par vos ſoins reünis,
Nos Cœurs…

PYRRHVS.

Nos CœursAllez, Madame, allez voir voſtre Fils.
Peut-eſtre, en le voyant, voſtre amour plus timide,
Ne prendra pas toûjours ſa Colere pour guide.
Pour ſçsauoir nos Destins, j’iray vous retrouuer.
Madame, en l’embraſſant, ſongez à le ſauuer.


Fin de premier Acte.