André Chénier à Saint-Lazare
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 145-182).
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ANDRE CHÉNIER
À SAINT-LAZARE
D’APRÈS DE NOUVELLES PUBLICATIONS.

II.
SA CAPTIVITÉ, SES DERNIÈRES POÉSIES, SA MORT.[1]

I. Œuvres en prose d’André Chénier, nouvelle édition, précédée d’une étude sur la vie et les écrits politiques d’André Chénier, par M. Becq de Fouquières, 1872. — II. Œuvres poétiques d’André de Chénier, avec une notice et des notes, par M. Gabriel de Chénier, 3 vol., 1874. — III. Documens nouveaux sur André Chénier et Examen critique de la nouvelle édition de ses œuvres, par M. Becq de Fouquières, 1875.

Les informations nouvelles relatives à la captivité et au procès d’André Chénier ne s’accordent pas toujours à première vue avec les souvenirs personnels de la famille. Il ne peut entrer dans notre dessein de présenter au public les détails d’une polémique où s’égare et se perd l’intérêt principal. M. Becq de Fouquières a pour lui le sens critique, une connaissance approfondie de son sujet et du temps. Nous le voudrions plus disposé à faire une juste part aux témoignages qui se sont conservés dans la famille et qui ont pour ainsi dire formé une tradition. C’est elle que M. Gabriel de Chénier représente à nos yeux et qui mérite d’être consultée, tant qu’elle n’est pas en contradiction avec les faits. N’est-il pas possible de concilier ces deux sources d’informations, précieuses l’une et l’autre, de les fondre dans un récit vraisemblable, sans rien sacrifier ni des documens écrits ni des témoignages directs ? C’est ce que nous avons essayé de faire dans les pages qui suivent, en ayant soin pourtant de distinguer, dans cette histoire obscure et douloureuse, ce qui est certain de ce qui n’est que probable. Peut-être nous saura-t-on gré d’épargner aux lecteurs la fatigue d’une longue discussion dont le résultat seul a le droit de les intéresser.


I

C’est dans la soirée du 17 ventôse an II (7 mars 1794) que le nommé Guénot ou Gennot (le nom est presque illisible), agent du comité de sûreté générale de Passy, avait rencontré André Chénier devant la maison de Mme Piscatory, mère de Mme Pastoret. Arrêté par hasard, uniquement parce qu’il n’avait pas répondu au gré des agens sur les motifs de son voyage à Passy ; André fut gardé à vue dans la maison même où il était venu probablement prévenir son ami, M. Pastoret, du mandat lancé contre lui. Dès le lendemain matin 18 ventôse, il subit un interrogatoire très détaillé dont on a retrouvé le procès-verbal. Cette pièce officielle débute ainsi : « En vertu d’une ordre du comité de sûreté générale du 14 vantose qu’il nous a présenté le dix-sept de la même année dont le citoyen Gennot est porteur de la ditte ordre, nous nous sommes transportés maison qu’aucupe la citoyene Piscatory où nous avons trouvé un particulier à qui nous avons mandé qui il était et le sujest qui l’avait conduit dans cette maison où il nous a exibée sa carte de la section de Brutus en nous disant qu’il retournait apparis et qu’il était bon citoyen… » Voilà dans quelles mains était tombé le plus grand poète de la France ! Aux différentes questions qui lui sont posées, André répond que ses moyens de subsistance consistent dans une pension de mille livres environ que lui fait son père, qu’il prend son existence tantôt chez lui, tantôt chez des restaurateurs, tantôt chez des amis, dont il refuse de dire le nom, — qu’il demeure avec son père, sa mère et son frère aîné, qu’il connaît le citoyen et la citoyenne Pastoret depuis cinq ans environ, qu’il a fait leur connaissance dans la maison de la citoyenne Trudaine. Puis, à travers les quiproquos grotesques causés par la fabuleuse sottise des agens et les éclats de colère de ces inquisiteurs qui, ne comprenant pas le langage d’un homme bien élevé, reprochent à deux reprises à André de faire des frase, viennent les griefs véritables. On lui demande ce qu’il a fait le 10 août 92 lorsqu’il a entendu battre la générale : « a-t-il pris les armes pour voler au secours de ses concitoyens et pour sauver la patrie ? » André répond (ce qui n’était que trop vrai) qu’il était malade alors d’une colique néphrétique. L’agréable Gennot s’égaie au sujet de cette colique qui retenait le particulier juste au moment où se montraient les bons citoyens, « quand les boiteux et les infirmes eux-mêmes ont pris les armes pour défendre la nation contre les courtisans du ci-devant Capet. » Les citoyens Cramoisin et Duchesne, ainsi que le commissaire Boudgoust, déclarent à l’unanimité qu’il faut être un mauvais citoyen pour avoir été malade ce jour-là. L’interrogatoire terminé, on conduit le citoyen suspect au Luxembourg, où le concierge refuse de le recevoir ; on le ramène à Passy et de là à Saint-Lazare, où il est enfin admis ; mais tous ces incidens avaient pris la journée, le greffier de la prison ne s’y trouvait plus, et l’on dut remettre au lendemain la formalité de l’écrou. C’est dans cette triste journée du 18 ventôse que le malheureux père, inquiet depuis la veille de la disparition de son fils, suivit ses traces à Passy, à Paris, de prison en prison, jusqu’à Saint-Lazare, où il venait d’apprendre que son fils était enfermé, et c’est là qu’il reçut du concierge cette réponse, qui lui donna quelques heures d’espoir : « Je n’ai pas ce nom-là parmi ceux qu’on a amenés hier. » On peut croire que le vieillard se proposa de faire quelques démarches pour obtenir la liberté immédiate d’André, le supposant détenu sans écrou ; mais la famille dut arrêter bien vite ces imprudentes réclamations dans l’intérêt même du prisonnier, car dès le lendemain 19 l’écrou était dressé et enregistré avec ce signalement : « André Chénier, âgé de trente et un ans, natif de Constantinople, citoyen, demeurant rue de Cléry, n° 97 ; taille de cinq pieds deux pouces, cheveux et sourcils noirs, front large, yeux gris-bleus, nez moyen, bouche moyenne, menton rond, visage carré ; amené céans en vertu d’ordre du comité révolutionnaire, commune de Passy-lès-Paris, pour être détenu par mesure de sûreté générale. »

De motifs réels à cette arrestation, il n’y en avait pas, il n’y en eut jamais un seul ; mais, à prendre la légalité dans le sens que ce mot comportait alors, il y avait un motif légal. L’admirable loi du 17 septembre 1793 investissait les comités révolutionnaires du droit d’arrêter et de détenir jusqu’à la paix tous les suspects. Or les catégories établies par la loi étaient si larges qu’on y pouvait faire rentrer tout le monde : « ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrès partisans de la tyrannie, du fédéralisme, ou ennemis de la liberté, ceux qui ne pourraient pas justifier de l’acquit de leur devoir civique, etc. » — « Suspect d’incivisme ! disait l’inspecteur de police Marino à un prisonnier, j’aimerais mieux avoir volé et assassiné. » Bientôt on arriva à établir, dans l’usage au moins, cette catégorie suprême : ceux qui étaient suspectés d’être suspects.

Cependant la situation d’André n’était pas d’abord, à beaucoup près, aussi grave qu’elle le devint plus tard après le 7 prairial. Détenu par mesure de sûreté générale, il ne courait aucun risque immédiat tant qu’il ne serait l’objet d’aucun rapport particulier d’un administrateur de police ou d’une désignation spéciale des comités de sûreté générale et de salut public, les deux grands pourvoyeurs de l’échafaud. De plus le comité de Passy, ayant ordonné seul à cette date l’inscription de l’écrou, pouvait sans procès en ordonner la levée. La conduite de tous était donc nettement tracée. Il fallait se taire, attendre, éviter à tout prix la lutte et le bruit. Marie-Joseph surtout, qui connaissait mieux que personne les haines soulevées un an auparavant contre André, conjurait son père de ne faire aucun éclat. Un incident vint un instant tout compliquer ; ce fut l’arrestation de Sauveur Chénier, adjudant-général à l’armée du nord, transporté quelques jours après de la prison de Beauvais à la Conciergerie. Bientôt Marie-Joseph ne put lui-même sans péril intercéder pour ses frères. S’étant adressé à l’un de ses collègues de la convention, Dupin, il s’attira cette terrible boutade : « tu demandes la liberté de tes frères ? si tu étais un bon républicain, tu les livrerais toi-même au tribunal révolutionnaire. » Il s’aperçut qu’il était suivi, surveillé. Il ne cessa pas d’agir pourtant, mais avec une extrême circonspection ; il ne paraissait plus que rarement et furtivement à la convention. C’était une crise où une démarche inconsidérée, une imprudence d’acte ou de parole pouvait les perdre tous, les deux prisonniers d’abord, le membre de la convention lui-même, accusé de modérantisme et particulièrement détesté de Robespierre. Au contraire le silence, l’ajournement, la patience, pouvaient tout sauver. Dans les temps révolutionnaires, gagner un jour, c’est souvent gagner la vie. C’est ce que l’on finit par faire comprendre, pendant les premières semaines de la captivité, à M. de Chénier le père, bien que cela fût assez malaisé, et qu’avec la ténacité des vieillards et l’idée fixe des malheureux il fût impatient d’agir. André lui-même se rangea à l’avis de sa famille. On dit que dans les premiers jours qu’il passa en prison, il écrivit une pétition aux membres du comité de sûreté générale pour obtenir d’être mis en liberté ou jugé promptement. Ce ne fut que sur les instances d’un de ses compagnons de captivité, Saint-Prix, de l’Ardèche, membre girondin de la convention, et sans doute aussi d’après les avis secrets de son frère, qu’il se décidait à déchirer sa pétition et s’engageait à n’en plus écrire. À ce prix, et grâce à cette conspiration du silence tramée autour de son nom, son sort pouvait n’être pas désespéré. On multiplia les précautions de tout genre : pour ne pas donner l’éveil aux gardiens de la prison ni aux espions du comité de salut public, on convint que l’on ne se mettrait pas en relation ostensible avec le prisonnier. Un gardien qui risquait sa tête pour un fort salaire venait presque chaque jour dans la famille Chénier apporter et chercher des nouvelles. Les lettres et les papiers que le père et le fils s’adressaient étaient soigneusement cachés dans un paquet de linge. C’est ainsi, nous dit-on, que toutes les poésies composées à Saint-Lazare sont sorties de la prison et sont parvenues à M. de Chénier le père. C’est par la même voie qu’André put se procurer quelques livres, de temps en temps des journaux, et reprendre ses études dans la paix trompeuse que lui donna pendant deux mois l’apparent oubli d’ennemis qui n’oubliaient rien du passé, et dont la circonstance la plus insignifiante pouvait réveiller la meurtrière mémoire.

Jetons un regard sur la prison et sur la vie que l’on y menait alors. Il n’y a pas de détail sans intérêt quand il s’agit d’une pareille époque ou d’un pareil homme. La maison Lazare, comme on l’appelait dans le langage du temps, située au faubourg Saint-Denis, était une ancienne léproserie, devenue maison de correction sous la monarchie. On venait d’en faire une prison pour les suspects dans les premiers jours de 1794. Il y avait dix prisons au plus en 1789 ; il y en avait plus de trente en 1794, il en aurait fallu cent, si le tribunal révolutionnaire n’avait pas trouvé un moyen rapide et quotidien d’y faire de la place aux nouveau-venus. Malgré les vides faits par la population flottante qui chaque jour passait devant Fouquier-Tinville, l’espace, toujours plus rempli, manquait, et ce n’était pas là une des moindres souffrances des prisonniers. Encore paraît-il que dans les premières semaines de la captivité d’André, grâce à l’humanité du concierge Naudet, la vie était tolérable ; mais à partir du mois de floréal le régime devint d’une extrême rigueur. Naudet fut renvoyé et remplacé par un geôlier moins suspect de faiblesse. Semé, le nouveau concierge, et l’administrateur de la prison, Bergot, s’entendaient à merveille dans l’art de la persécution. « Ces monstres, disait Bergot, en enlevant à un prisonnier une tabatière où était le portrait de sa femme, ces monstres se consolent avec les portraits d’être privés des originaux, et ils ne s’aperçoivent plus qu’ils sont en prison » Le citoyen Semé lui-même, malgré tout son zèle, ne sut pas se maintenir à la hauteur des circonstances ; dans les derniers jours, il dut céder la place à un nommé Verney, agent particulier de Robespierre, qui venait de faire les fournées au Luxembourg en qualité de porte-clés, et qui avait la main faite à ces sortes d’affaires. La terreur entra à sa suite à Saint-Lazare. Dès que Naudet fut parti, disent les relations du temps, les prisonniers subirent les traitemens les plus rigoureux. On refusait du lait à des femmes enceintes ; on chassa même des gardiens pour leur en avoir procuré ; on ne permit plus qu’un seul repas, qui consistait en légumes, quatre onces de viande, un vin falsifié. Se plaindre du régime était dangereux. Le jeune de Maillé, âgé de seize ans, fut convaincu de conspiration pour avoir jeté un hareng pourri à la tête d’un guichetier. Cela lui coûta la vie. Les lettres étaient interdites ; on confisquait l’argent que les parens envoyaient ; on était comme mort à la société et absolument séparé du monde[2]. La seule communication avec le dehors était une grande fenêtre au bout d’un corridor, par laquelle on pouvait jeter les yeux dans la rue de Paradis. C’est par là seulement qu’on pouvait apercevoir quelque figure amie, tout en tremblant pour les imprudens qui se risquaient dans le voisinage des rondes de police. Des énergumènes du quartier trouvaient encore le moyen d’empoisonner ces courts instants de joie ; une de leurs bonnes plaisanteries patriotiques était d’annoncer par des gestes expressifs aux prisonniers qu’ils allaient être envoyés à la guillotine. On remarquait tous les jours à la même place un fort de la halle qui excellait en ce genre de pantomime. À l’intérieur, l’épouvante régnait surtout quand Herman, président des commissions populaires, et son adjoint Lanne vinrent procéder à la confection d’une liste dont les élémens étaient préparés par Verney. On faisait à chaque prisonnier des questions sommaires et qui roulaient toujours dans le même cercle : « As-tu voté pour Henriot ? as-tu dit du mal de Robespierre ou du tribunal révolutionnaire ? Combien as-tu dénoncé de modérés, de nobles ou de prêtres dans ta section ? » Pure formalité d’ailleurs : ceux dont le nom était marqué d’une croix sur les listes étaient assurés de leur sort.

On vivait pourtant, on vivait dans l’intervalle de ces terribles visites. Il faut bien le croire, puisque nous en avons tant de témoignages. Il n’est dans la nature humaine ni de soutenir longtemps ces crises aiguës, ni de désespérer jamais. Chacun revenait insensiblement à ses études, à ses goûts, à ses plaisirs, autant que cela était possible dans les tristes cellules, dans les longs corridors sombres ou les préaux creusés comme des puits entre les hautes murailles. On essayait de se reprendre à la vie, à l’espoir, par le travail et par l’oubli ; on causait, on discutait, on riait même, on se surprenait à être gai. La société était fort mélangée sans doute dans ces huit ou neuf cents prisonniers de Saint-Lazare ; mais il y avait là des représentans nombreux du meilleur monde, du clergé, des lettres, du parlement, dont on peut retrouver les noms sur les listes présentées au tribunal révolutionnaire ou dressées par des délateurs, tels que les deux réfugiés belges, Robinet et Jaubert, avec des désignations caractéristiques. C’étaient, pour n’en citer que quelques-uns, d’Hennisdal, ex-baronne, Mursin, ex-comtesse, Fleuri, ex-marquise, accusées d’aristocratie puante, — Saint-Aignan, ci-devant duc, Saint-Aignan, ci-devant duchesse, Longchamps, ex-noble, qui disait qu’on ne pouvait plus trouver de la bonne compagnie qu’en prison, — Loyserolle père, ex-noble, qui a dit que les membres de la convention parlaient comme des apôtres et se conduisaient comme des anthropophages, Boucher, auteur du poème des Mois, Trudaine frères, conseillers au parlement. Dans cette même prison se trouvaient aussi le marquis d’Usson, ancien colonel d’André au régiment d’infanterie d’Angoumois, Ginguené, l’auteur de la Confession de Zulmé, le peintre Suvée, qui s’est associé à la gloire d’André Chénier en nous transmettant ses traits, Leroy, élève de Suvée, qui faisait en même temps le portrait de Roucher. La conversation, les visites de cellule en cellule, le travail, la toilette même des femmes, qui trouvaient moyen d’en faire encore, tout cela donnait quelques heures d’illusion. Le pire supplice était l’odieux mélange de cette vie commune avec les délateurs. Il faut voir avec quelle rage Jaubert et Robinet notent dans leurs rapports l’attitude « des nobles, des prêtres, qui se recherchent pour vivre ensemble et qui se défient de ceux qu’ils croyaient patriotes en les désignant comme des espions. Ils se groupaient dans les corridors soit pour causer, soit pour lire les gazettes, et lorsque nous venions à passer, il se faisait un profond silence. Chaque jour ils inventaient des nouvelles désastreuses… Trenck annonçait qu’incessamment 100,000 Valaques monteraient à cheval pour envahir la France. On avait soin de débiter ces nouvelles tout bas, avec un air de mystère. Chacun fuyait quand ils nous voyaient[3]. » On croira volontiers que ces histoires étranges étaient débitées de manière à tomber au passage dans l’oreille des espions, et l’histoire des 100,000 Valaques montant à cheval pour arriver tout d’un trait à Paris était une plaisanterie bien trouvée pour faire dresser ces oreilles en quête de nouvelles ; mais ce genre de plaisanteries coûtait cher alors. Voilà la triste réalité. C’est bien elle que nous retrouvons dans quelques chapitres, les plus beaux de Stello, mais avec un reflet d’idéal qui décore et transforme tout. Grâce à l’intuition du vrai poète, M. Alfred de Vigny a ranimé cette société de Saint-Lazare, cette vie depuis si longtemps éteinte ; il lui a donné un mouvement, des formes, une couleur, qui se sont imprimés dans toutes les mémoires. Il en a écrit la légende, et c’est en vain maintenant que l’histoire voudrait changer quelques traits à ce tableau. Ce que le poète a fait vivre un instant devant nos yeux ne meurt plus. Nous reverrons toujours ce préau où le soleil jette un rayon triste du haut d’un toit, ce guichetier qui lave son linge en chantant dans la fontaine du milieu, la douzième loge du rez-de-chaussée où le docteur noir est introduit, cette cellule petite et brûlante, exposée au midi, et Mme de Saint-Aignan suspendant à la fenêtre, pour se garantir du soleil, un grand châle, le seul qu’on lui ait laissé. Nous entendons cette longue et touchante conversation où l’aimable prisonnière laisse échapper, avec une pudeur voilée de larmes, le secret de son amour naissant. Tout s’anime devant nous comme par une douce magie. On ne peut plus oublier ce réfectoire enfumé où les prisonniers s’assemblent, et, au milieu de cet appareil de désolation, ces scènes de galanterie française, ces cercles où semble passer, comme un air de Versailles, un groupe surtout, « pareil à un grand quadrille de la cour en négligé, le lendemain du bal, » et ces jeux d’une gaîté funèbre, ces essais de la guillotine où les plus grandes dames de France étudient, au milieu des rires, l’art de mourir avec grâce et de se venger de la force brutale en la méprisant. Tous ces tableaux sont vrais d’une vérité relative. Il n’y manque que la contre-partie. C’est André Chénier qui nous la fournira.

Il paraît bien en effet que, dans ce mélange de tous les rangs, de toutes les conditions, la nature humaine dut souvent se révéler sous de tristes aspects. Cette vie élégante d’autrefois, continuée même sous les verrous, cette politesse exquise, ces délicatesses raffinées du sentiment, n’étaient et ne pouvaient être que l’apanage d’un petit groupe isolé dans cette cohue de près de mille prisonniers. La grossièreté des mœurs du grand nombre, le libertinage à la place de la galanterie, l’ardeur des dernières joies de la vie même à la veille de la mort, l’impatience des suprêmes convoitises, tout cela nous a été retracé mille fois, avec les détails les plus étranges, par Riouffe, par le comte Beugnot, par Coittant et les autres détenus qui nous ont laissé de si curieux mémoires sur les diverses prisons de Paris. Ajoutez-y l’habitude croissante d’une sorte d’insensibilité à mesure que l’on s’acclimatait dans le péril, un égoïsme naïf et féroce qui éclatait sans pudeur après que le geôlier avait fait l’appel des prisonniers destinés au tribunal révolutionnaire, et que ce jour-là au moins on avait vu épargner son nom, c’est-à-dire sa vie. Hélas ! pour quelques admirables traits d’amour respectueux, chevaleresque, et de délicatesse héroïque qui, là comme ailleurs, ne pouvaient être que l’exception, mais qui suffisent pour honorer la nature humaine, quel revers à cette glorieuse médaille de l’honneur et du dévoûment ! La foule était là, comme ailleurs aussi, avec ses instincts, avec ses passions brutales, exaspérées par le péril de la mort prochaine, avec son incurable légèreté, ses vices frivoles ou grossiers. Ce spectacle inspirait au poète des vers d’une amertume extraordinaire et comme brûlans de mépris :


On vit, on vit infâme. Eh bien ! il fallut l’être ;
         L’infâme après tout mange et dort.
Ici même, en ces parcs où la mort nous fait paître,
         Où la hache nous tire au sort,
Beaux poulets sont écrits ; maris, amans sont dupes.
         Caquetage, intrigues de sots ;
On y chante, on y joue, on y lève des jupes ;
         On y fait chansons et bons mots.
.................
L’un court et l’autre saute, et braillent, boivent, rient,
         Politiqueurs et raisonneurs,
Et sur les gonds de fer soudain les portes crient,
        Des juges tigres, nos seigneurs,
Le pourvoyeur paraît. Quelle sera la proie
         Que la hache appelle aujourd’hui ?
Chacun frissonne, écoute, et chacun avec joie
         Voit que ce n’est pas encor lui.
Ce sera toi demain, insensible imbécile[4].

Les deux procédés poétiques d’Alfred de Vigny et d’André Chénier, si contraires dans leur but et dans leurs effets, s’expliquent également bien ici. M. de Vigny a vu à distance, choisi ses traits et ses couleurs, idéalisé en un mot. André Chénier a vu de près la réalité, trop souvent laide, triviale ou frivole ; il l’a stigmatisée ; son âme fière souffrait de tout ce qui ôtait au malheur un peu de sa dignité, de tout ce qui diminuait les victimes. Il était résolu à mourir debout, le mépris sur les lèvres. Il ne se consolait pas que tout le monde autour de lui ne sût pas souffrir et mourir ainsi.

Et cependant, lui aussi, même dans les tristesses de cette vie, quand il était touché d’un sentiment profond, il savait mieux que tout autre jeter sur la réalité le prestige éblouissant de ses vers et mettre à un front choisi le rayon qui ne s’éteint pas. Dans ces groupes d’élite de la société de Saint-Lazare, où son courage et son talent lui marquaient une place à part, il avait remarqué bien vite cette grâce exquise, cette beauté, cette âme charmante qui s’appellera dans la postérité la Jeune Captive. Il avait à son approche senti s’éveiller confusément, avec je ne sais quelle surprise d’une sensibilité qu’il croyait morte pour l’amour, cet attendrissement poétique dont les bois de Luciennes avaient recueilli l’écho délicieux. Il s’étonna peut-être de pouvoir aimer encore, mais avec quel respect il traita et cet amour suprême et celle qui en fut le dernier objet ! À peine si l’on peut deviner une secrète palpitation de ce cœur, devenu si viril par la lutte et l’épreuve, dans ces adorables vers où parle sa jeune amie et qui chantent dans toutes les mémoires :


L’illusion féconde habite dans mon sein.
D’une prison sur moi les murs pèsent en vain,
J’ai les ailes de l’espérance !
.................
Ô mort ! tu peux attendre, éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
Le pâle désespoir dévore.
Pour moi, Palès encore a des asiles verts,
Les Amours des baisers, les Muses des concerts ;
Je ne veux point mourir encore.

Et quand nous répétons ces strophes mélodieuses, nous voyons passer devant nous cette jeune fille qu’Alfred de Vigny a voulu peindre en s’inspirant de ces vers, et dont il nous a pour ainsi dire imposé le type ineffaçable. Nous la voyons, la jeune captive, s’avançant avec l’élégance d’une fille d’Athènes, pour aller au milieu du cercle, marchant ou plutôt se soulevant sur ses pieds, comme un oiseau qui sent ses ailes, avec sa tête petite, penchée en avant comme celle des gazelles et des cygnes. Ses cheveux noirs en bandeau, rejetés en arrière en couronne, tressés avec une chaîne d’or, lui donnaient l’air de la plus jeune des muses. Elle s’avançait avec les étincelles de la joie dans les yeux. Cette joie, pour ainsi dire innée en elle, électrisait les visages fatigués des prisonniers. C’était Mlle de Coigny, on eût dit qu’elle avait seize ans.

Encore ici il faudra bien modifier la légende ; mais cette fois nous aurons fort à faire, ayant contre nous le double idéal créé par les vers d’André Chénier et par le portrait enchanteur de M. de Vigny. L’imagination, quand elle est habituée à un type, n’y renonce pas volontiers. Il faut bien dire pourtant ce qu’était la jeune captive, non moins séduisante peut-être dans la réalité, mais autrement et avec des traits différens, avec quelque chose de moins subtil, de moins pur, de moins aérien, une femme avec tous les caprices et les passions de la femme au lieu d’une jeune déesse. André Chénier lui-même semblait provoquer les recherches de l’histoire future, quand il disait dans sa dernière strophe :


Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
         Chercher quelle fut cette belle :
La grâce décorait son front et ses discours,
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
         Ceux qui les passeront près d’elle.

Cet amant des loisirs studieux, attiré par la beauté de ces vers, a répondu à l’appel du poète, il a cherché et trouvé quelle fut cette belle ; c’est M. Becq de Fouquières qui a rassemblé dans ses Nouveaux Documens tous les élémens de son histoire. Voici les dernières informations qu’il nous donne. On dit toujours mademoiselle de Coigny, on a tort ; c’était une demoiselle de Coigny, ce qui est bien différent. À l’époque où elle fut enfermée à Saint-Lazare, elle n’était plus une jeune fille ; il y avait dix ans qu’elle était mariée. Mlle Franquetot de Coigny était née en 1769 ; à peine âgée de quinze ans, le 5 décembre 1784, elle avait épousé M. de Rosset, marquis, puis duc de Fleury ; c’est du moins la date du contrat où le roi avait signé. Vingt-quatre ans, c’était son âge quand la jeune captive entra comme un rayon de soleil dans la prison de Saint-Lazare et dans la vie d’André. Dois-je ajouter qu’elle ne s’appelait plus duchesse de Fleury, et qu’elle avait déjà depuis quelques mois divorcé avec son mari ? Faut-il aller jusqu’au bout des révélations cruelles de l’historien ? Dans la prison de Saint-Lazare, elle rencontra le spirituel et triste personnage qui s’appelait M. de Montrond. Elle fut aimée de lui, elle l’aima, elle l’épousa au sortir de la prison. Aimer M. de Montrond quand on est aimée d’André Chénier, voilà bien la vie si différente des arrangemens de la poésie ou du roman ! Ce fut presque un crime, il fut châtié. Cette union ne fut pas heureuse et se termina par un second divorce[5]. Celle qui avait été mademoiselle de Coigny avait passé à côté du seul amour qui l’eût rendue heureuse, si elle l’avait compris et si le poète eût vécu. Ces rencontres-là ne se font pas deux fois dans l’existence d’une femme. Cette personne charmante entre toutes, que Mme Vigée-Lebrun nous dépeint dans ses Souvenirs « comme comblée de tous les dons de la nature, douée d’un visage enchanteur, d’une taille comme celle qu’on donne à Vénus, d’un esprit supérieur, d’une âme ardente et passionnée pour les arts, » avec tous ces dons, avec cette riche et délicate culture, elle ne put, sauf une fois, inspirer que de trompeuses sympathies, et sa vie ne fut qu’une suite de déplorables erreurs. Qu’importe ? À la distance des années et dans la perspective, sa personnalité historique n’est rien. Elle a vécu, elle s’est trompée, elle a souffert, elle a même vieilli (car elle n’est morte qu’en 1820) ; qu’importe encore ? La personnalité idéale dont la poésie l’a revêtue n’a pas vieilli depuis le premier jour où André Chénier, ravi, l’aperçut dans le préau de Saint-Lazare. Telle qu’il l’a vue ce jour-là, telle la jeune captive vivra dans la mémoire des hommes ; elle sera toujours jeune fille, elle sera toujours héroïque et charmante, elle aura toujours seize ans.

Une prison rigoureuse, des communications de plus en plus rares et difficiles avec sa famille, le péril croissant autour de lui avec l’ajournement indéfini de la délivrance, l’isolement absolu du monde extérieur et, pour ainsi dire, du monde des vivans (parmi les habitans de Saint-Lazare, combien peu pouvaient croire qu’ils appartenaient encore à la vie !), tout cela agissait parfois sur l’imagination si vive d’André Chénier, et l’on peut saisir une plainte discrète, voilée, dans ses dernières poésies. Une de ces pièces a été écrite sous l’impression de ce découragement qui suit les grands malheurs, de cette surprise que l’on ressent à se trouver seul un jour quand, la veille, tant de mains amies pressaient la vôtre, de cette tristesse passionnée qui deviendrait facilement de l’amertume contre ceux qui semblent vous oublier. C’est bien le sens de cet ïambe douloureux dont le texte, restitué d’après le manuscrit par M. Gabriel de Chénier, reprend une signification parfaitement claire qu’il avait perdue par des altérations assez graves.


Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
         Ouvre ses cavernes de mort,
Pâtres, chiens et moutons, toute la bergerie
         Ne s’informe plus de son sort.
.................
J’ai le même destin. Je m’y devais attendre.
         Accoutumons-nous à l’oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,
         Mille autres moutons comme moi,
Pendus aux crocs sanglans du charnier populaire,
         Seront servis au peuple-roi.
Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérie
         Un mot à travers ces barreaux
Eût versé quelque baume en mon âme flétrie.
         De l’or peut-être à mes bourreaux…
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
         Vivez, amis, vivez contens.

En dépit de Fouquier[6], soyez lents à me suivre.
         Peut-être en de plus heureux temps
J’ai moi-même, à l’aspect des pleurs de l’infortune,
         Détourné mes regards distraits ;
À mon tour aujourd’hui ! mon malheur importune :
         Vivez, amis, vivez en paix !

Quoi de plus navrant que ce dernier cri à ses amis absens, oublieux peut-être ? Non assurément, ils n’oubliaient pas ; que pouvaient-ils ? Le mot d’ordre du silence était donné : c’était le salut ; mais comment André aurait-il pu échapper à cette lassitude des jours qui se succèdent et des heures qui passent, mornes, monotones, sans changement, sans espoir ? Que voulez-vous ? à trente ans on n’est pas ce stoïque aux yeux secs qui vole embrasser la mort. Il fut stoïque quand il fallut mourir, c’est assez.

On comprend, dans l’énervement d’une captivité indéterminée, sans issue à prévoir, quel retour le poète devait faire sur la vie de son frère, comblée, en apparence au moins, de bonheurs, de succès bruyans au théâtre, de popularité dans la rue et les clubs, en la comparant avec la sienne, qui depuis quatre ans était une vie de lutte, d’impopularité croissante, de persécutions odieuses. Les trois dernières strophes, jusqu’ici inédites, de l’ode à Marie-Joseph, confirment pleinement, bien qu’on en dise, l’interprétation qu’on avait donnée de ce petit poème. Ce n’est pas, si l’on veut, de l’ironie, c’est au moins un parallèle mélancolique entre deux existences et deux destinées. Peut-être en écrivant ces vers André ne se rendait-il pas bien compte des angoisses, des hontes secrètes, des tortures de tout genre dont Marie-Joseph avait acheté son triste bonheur.


Mon frère, que jamais la tristesse importune
         Ne trouble ses prospérités !
Qu’il remplisse à la fois la scène et la tribune :
         Que les grandeurs et la fortune
Le comblent de leurs biens qu’il a tant souhaités !

Cette strophe était connue. Voici où commence la partie inédite. André se réfugie au sein de cette famille nouvelle que le malheur lui a créée :


         Infortune, honnêtes douleurs,
Souffrance, des vertus superbe et chaste fille,
         Salut. Mes frères, ma famille,
Sont tous les opprimés, ceux qui versent des pleurs,
Ceux que livre à la hache un féroce caprice,
         Ceux qui brûlent un noble encens
Aux pieds de la vertu que l’on traîne au supplice,
         Et bravent le sceptre du vice,

Ses caresses, ses dons, ses regards menaçans,
Ceux qui devant le crime, idole ensanglantée,
         N’ont jamais fléchi les genoux,
Et soudain, à sa vue impie et détestée,
         Sentent leur poitrine agitée
Et s’enflammer leur front d’un généreux courroux !

Avec sa piété presque filiale, M. Gabriel de Chénier s’ingénie pour nous convaincre que ces vers ne contiennent pas d’allusion aux regrettables triomphes de Marie-Joseph, à ses déplorables amitiés, à ses entraînemens ; l’opposition éclatante des deux parties de l’ode parle d’elle-même plus haut que tous les commentaires. Il n’est pas douteux que ce poème, si âpre en sa mélancolie, n’ait jailli de l’âme d’André sous une impression de contraste douloureux, dans un de ces instans où sa main se serait détournée avec tristesse de celle qu’avaient serrée tant de fois Collot-d’Herbois et Barère.


II

Cette note personnelle, cette plainte sur lui-même, ces retours sur sa destinée, sont assez rares dans les poésies composées à Saint-Lazare. L’inspiration principale est la protestation indignée contre l’iniquité et l’infamie triomphantes. Jamais n’a été mieux réalisé, plus justement et plus à la lettre, le mot célèbre : facit indignatio vatem. Le poète est inépuisable dans son éloquente invective. De quel air superbe il répond à ceux qui lui en feront le reproche un jour !


Sa langue est un fer chaud. Dans ses veines brûlées
         Serpentent des fleuves de fiel.
J’ai douze ans, en secret, dans les doctes vallées,
         Cueilli le poétique miel.
Je veux ouvrir un jour ma ruche tout entière.
         Dans tous mes vers on pourra voir
Si ma muse naquit haineuse et meurtrière…

Non, il n’était pas né pour la haine. D’ailleurs ce qu’il venge, ce n’est pas sa cause personnelle :


Ma foudre n’a jamais tonné pour mes injures.
         La patrie allume ma voix ;
La paix seule aguerrit mes pieuses morsures,
         Et mes fureurs servent les lois.

Voilà l’ardent et haut foyer de son inspiration. On peut croire par le résultat qu’il ne mettait aucune prudence dans l’expression de ses sentimens et qu’il les répandait dans l’âme de ses compagnons de captivité ; mais, quand il écrivait, il prenait quelques précautions élémentaires contre un accident possible, la perte d’un manuscrit surpris aux mains du messager, et qui aurait compromis d’un seul coup la vie du guichetier et celle de son père, dépositaire de ses poésies. Voici ce qu’il avait imaginé. Il écrivait ses vers sur d’étroites bandes de papier, d’une écriture serrée, presque microscopique. Le dernier éditeur nous en a donné un très curieux fac-similé que l’on ne peut contempler sans émotion quand on songe que ce sont les dernières lignes dans lesquelles ait passé cette ardente pensée, sur lesquelles ait battu ce noble cœur, que cette page a été le dernier cri jeté par le poète vers l’histoire qu’il veut attendrir, vers la justice suprême qu’il accuse d’être tardive et sourde. Il y avait pour sa famille et pour ses amis un grand danger dans la violence de ces magnifiques anathèmes contre les Barère, les Couthon, les Collot-d’Herbois, les Fouquier-Tinville, les Robespierre. Il est obligé d’indiquer ces noms par des points ou des blancs. Presque toujours, dans ses plus libres inventions, il feint, pour dépister l’agent qui trouverait le manuscrit, de les avoir prises dans quelque auteur grec qu’il indique à la fin du morceau : traduit de Cratinus, traduit des Baptes d’Eupolis, etc. Un autre moyen qu’il emploie est l’abréviation. Ainsi un manuscrit porte ce texte :


Lisez : Un vulg. ass. ss. va chercher les ténèbres.
Lisez : Un vulgaire assassin va chercher les ténèbres.

Mais l’expédient le plus sûr, : qui lui était indiqué par la connaissance et l’usage qu’il avait de la langue grecque, était d’entremêler ses vers les plus hardis de mots qui devaient pour le coup arrêter net les Herman ou les Verney en quête de sa pensée. Les exemples de cette transposition d’une langue dans l’autre sont très nombreux dans ses dernières poésies. Quel administrateur de police aurait vu clair dans la terrible pièce dont nous avons le canevas et qui commence ainsi :


Ὁ σταυρός est pour eux une πήγη féconde.


Traduisez :


L’échafaud est pour eux une source féconde.

Le poète se proposait de décrire la joie de cette populace dépravée qui va voir guillotiner comme on va au spectacle. Le premier vers déconcertait les curieux. De même, comment auraient-ils pu comprendre quelque chose à une strophe pareille :


O. g. — d. de L. sous les voûtes royales
         Par nos μαιδαν déchirés,
Vos têtes sur un fer ont pour nos bacch.,
         Orné nos portes τριομφ.

Ce qu’il faut lire ainsi :


Ô gardes de Louis, sous les voûtes royales,
         Par nos ménades déchirés,
Vos têtes sur un fer ont, pour nos bacchanales,
         Orné nos portes triomphales.

Le poète savait bien que le peuple hébété ne se reconnaît pas dans le δῆμος hbt. Le sans-culotte ne pensera pas que Gloutaneime, c’est lui-même ; Collot-d’Herbois, l’ancien comédien, ne se doutera pas que Gynnis est son surnom grec, Gynnis, l’efféminé, le danseur de corde ; le tribunal révolutionnaire laissera passer sans les punir les injures adressées à l’infâme dicasière ; le président du comité de sûreté générale épargnera le poète qui voue l’épistate à l’infamie, et le délateur ignore qu’il s’appelait sycophante chez les Grecs. Tout cela n’exige aujourd’hui que de légers efforts d’interprétation ; mais pour la plupart des noms abrégés ou supprimés nous n’arriverons jamais à une certitude positive. Il faut en prendre son parti. La discussion dans ces cas-là entre les derniers éditeurs ne peut aboutir qu’à des probabilités. Quand un nom laissé en blanc est accolé à une épithète atroce, on n’a parmi les personnages du temps que l’embarras du choix.

Ces poèmes de la colère sont loin pour la plupart d’être achevés ; mais comme ils sont beaux, hardis, puissans, d’une veine libre, d’un tour neuf, d’une fière et provocante allure ! On ne saurait trop admirer la souplesse et la force de ce talent poétique, le même qui se plaisait, il y a quatre ans à peine, aux élégies voluptueuses, aux idylles sensuelles, et en qui maintenant respire l’âme des Archiloque, en qui revivent l’hyperbole de Juvénal avec plus de sincérité, l’ironie mordante, ailée, d’Aristophane avec plus d’indignation. Voyez plutôt quelques strophes de cette pièce étonnante (le no 5 des ïambes), une révélation du dernier éditeur :


… Vingt barques, faux tissus de planches fugitives,
         S’entr’ouvrant au milieu des eaux,
Ont-elles, par milliers, dans les gouffres de Loire,
         Vomi des Français enchaînés,
Au proconsul Carrier, implacable après boire,
         Pour son passe-temps amenés ?

Et l’horrible orgie des bourreaux, ne croit-on pas la voir tournoyer sous le fouet vengeur du poète ?


… Attablés, le bordeaux de chaleurs plus brutales
         Allumant leurs fronts impudens,
Ivres et bégayant la crapule et les crimes,
         Ils rappellent avec des ris


Leurs meurtres d’aujourd’hui, leurs futures victimes ;
         Et parmi les chansons, les cris,
Trouvent de çà, de là, sous leur main, sous leur bouche,
         De femmes un vénal essaim,
Dépouilles du vaincu, transfuges de sa couche,
         Pour la couche de l’assassin.

Le poète fait évidemment allusion ici aux fêtes secrètes de Passy que donnait l’ancien fermier-général Dupin et par lesquelles il s’était acquis quelques sympathies sur les bancs de la convention. Sauf l’austère Robespierre et l’illuminé Saint-Just, il semble bien que la plupart des conventionnels oubliaient volontiers le soir leurs terribles occupations de la journée. On cite surtout, parmi les convives de Dupin, les principaux membres du comité de sûreté générale, Vouland, Amar, le vieux Vadier, Jagot, Louis du Bas-Rhin. Le même personnel de plaisir et d’orgie, les mêmes actrices et les mêmes filles qui, quelques années auparavant, menaient si joyeusement leur train avec les financiers et les marquis, venaient chaque soir à ces rendez-vous galans de la terreur, honorant de leur tendresse les maîtres de la France, et riant avec eux des guillotinades du matin ou de celles du lendemain, surtout quand elles apprenaient par leurs nouveaux amans qu’un de leurs amans anciens était de la fournée. Ces soirs-là la fête était complète.

Une des dernières strophes de cette pièce soulèvera peut-être contre elle, à force d’énergie, quelque goût délicat ; mais alors supprimons la moitié d’Aristophane, mille fois plus hardi :


Le remords est, dit-on, l’enfer où tout s’expie.
         Quel remords agite le flanc,
Tourmente le sommeil du tribunal impie
         Qui mange, boit,… du sang ?
Car qui peut noblement de leur bande perverse
         Rendre les attentats fameux ?
Ces monstres sont impurs ; la lance qui les perce
         Sort impure, infecte comme eux.

Virgile a dit en parlant de Polyphème :


                   Jacuitque per antrum
Immensus, saniem eructans.

Pourquoi serions-nous plus sévères pour André Chénier que pour Virgile ?

Ce qui ajoute un vif et navrant intérêt à cette dernière exhumation des poèmes composés à Saint-Lazare, c’est qu’ils nous sont rendus aujourd’hui sous la forme même où ils ont été retrouvés, plus ou moins inachevés, avec des intervalles remplis de prose ou des vers suspendus. On y voit la méthode de travail du poète, se livrant entièrement à l’inspiration de sa pensée, sans s’arrêter aux obstacles matériels du rhythme ou de la rime, passant par-dessus les difficultés, mais habile et soigneux à indiquer le mouvement général, plus important à ses yeux que le détail du vers ou que l’expression provisoire qu’il remplacera un autre jour. Tout cela donne un air de sincérité bien émouvante à ces travaux surpris par la mort dans leur première négligence, et la pensée même de ce qu’il y a d’inachevé en eux remplit l’esprit qui les étudie de la curiosité la plus douloureuse. Voici un ïambe inédit, achevé dans quelques-unes des parties, mais auquel il a manqué quelques heures pour être au nombre des meilleurs et des plus accomplis. C’est une sorte d’apologue ou plutôt une série de petits apologues destinés à railler la folie de ceux qui, ayant ôté à la multitude le frein sauveur des lois, s’étonnent de ses emportemens ou s’indignent de tomber ses victimes :


J’ai lu qu’un batelier, entrant dans sa nacelle,
         Jetait à l’eau son aviron ;
J’ai lu qu’un écuyer, noble et fier sur sa selle,
         Bien armé d’un double éperon,
D’abord ôtait la bride à son coursier farouche ;
         J’ai lu qu’un sage renommé,
Avant de s’endormir, dans le fond de sa couche
         Plaçait un tison allumé ;
J’ai lu qu’un Actéon, à son tour sur l’arène,
         Assouvit la rage et la faim
De ses chiens, par lui seul, pour bien servir sa haine,
         Accoutumés au sang humain.
L’Automédon meurtri devint un Hippolyte…

Et les vers s’arrêtent là. Il devait y avoir un retour sur chacun de ces imprudens, le batelier, le sage, qui périssent dans l’incendie ou dans les flots ; mais déjà l’inspiration amène sous la plume d’André une autre allégorie, et il abandonne le développement commencé pour courir à un sujet nouveau :


Un docte à grands projets rassembla des vipères
         Et leur prêchait fraternité.
Mais, déchiré bientôt par ce peuple de frères,
         Il dit : « Je l’ai bien mérité ! »

Ce prédicateur trop naïf, qui prêche la fraternité aux vipères, dans un temps, c’étaient Barnave, Chapelier et ses amis. Ils sont morts « déchirés par ce peuple de frères. » Il en sera de même des autres :


J’ai lu maints autres faits, tous fort bons à redire ;
         Et tous ces beaux faits que j’ai lus,

Barnave, Chapelier, Duport, les devaient lire :
         Ceux-ci ne lisent pas non plus.


Barnave n’a pas lu ou n’a pas compris. Danton, Hérault de Séchelles, d’autres encore, n’ont pas lu ou ne lisent pas non plus ; ils sont morts ou ils vont mourir. Ils ont, eux aussi, jeté à l’eau l’aviron ; ils ne peuvent plus dire à la barque que le flot entraîne : Évite cet écueil, arrête-toi là, dirige-toi de ce côté. L’océan populaire les emporte et les brise. Telle est la moralité de l’apologue, resté un peu obscur à la fin, dans sa rapide concision.

C’est vraiment sous cette forme que je conçois ce que les poètes appellent l’inspiration, une forme inégale, des vers interrompus ; mais à travers tout cela la verve continue, l’impulsion d’une idée vive créant comme un courant irrésistible dans la pensée du poète, entraînant dans son flot mélangé prose et vers, tout ce qui se présente pour l’exprimer sans l’arrêter, sans la suspendre un instant. Le triage, la séparation des élémens se fera plus tard. En attendant, l’image et le mouvement se sont conservés intacts. Ils ne se sont attardés ni brisés sur aucun écueil vulgaire ; ils ne se sont pas dispersés en détails accessoires. Ils sont arrivés droit au but, sans rien perdre de la force qui les a lancés. Nous savons qu’il y a d’autres procédés pour d’autres poètes ; nous n’en connaissons pas qui représentent d’une manière plus sincère le travail intérieur de la pensée, et c’est un des spectacles les plus curieux où l’on puisse se charmer et s’instruire, que d’assister ainsi au premier jet irrégulier, mais puissant et spontané, d’une vivante poésie.

Parfois il s’étonnait lui-même, l’enfant charmant de la poésie grecque, l’ami d’Homère et de Callimaque, le familier des héros et des muses, de la métamorphose accomplie en lui, des âpres colères qui avaient remplacé les inspirations d’autrefois, et dans des vers antiques, étonnés d’éclore au milieu d’une implacable satire, il revenait à son idéale patrie :


Diamant ceint d’azur, Paros, œil de la Grèce,
         De l’onde Égée astre éclatant !
Dans tes flancs où Nature est sans cesse à l’ouvrage,
         Pour le ciseau laborieux,
Germe et blanchit le marbre honoré de l’image
         Et des grands hommes et des dieux !


Pour s’encourager lui-même à son œuvre nouvelle de justicier, il a besoin de se souvenir que Paros, qui donne le marbre où revivent les héros, est aussi la patrie d’Archiloque :


Mais pour graver aussi la honte ineffaçable,
         Paros de l’ïambe acéré

Aiguisa le burin brûlant, impérissable.
         Fils d’Archiloque, fier André,
Ne détends point ton arc, fléau de l’imposture.
         Que les passans pleins de tes vers,
Les siècles, l’avenir, que toute la nature
         Crie à l’aspect de ces pervers :
« Oh ! les vils scélérats ! les monstres, les infâmes,
         De vol, de massacres nourris !
Noirs ivrognes de sang, lâches bourreaux de femmes
         Qui n’égorgent point leurs maris ;
Du fils tendre et pieux, et du malheureux père
         Pleurant son fils assassiné ;
Du frère qui n’a point laissé dans la misère
         Périr son frère abandonné[7]. »


On devine aisément quel est le fils tendre et pieux, et quel est le malheureux père pleurant son fils qu’on assassine. Les deux derniers vers paraissent être une sorte d’amende honorable à Marie-Joseph. André semble savoir à ce moment quels périls son frère affronte pour lui.

Même alors cependant, et jusqu’au dernier jour, les deux frères, bien que réconciliés par le malheur, restèrent profondément divisés dans leur inspiration poétique. Nous avons vu que le rôle de Marie-Joseph, marqué d’un mot sanglant par Mme Roland, était de donner des plans de fêtes nationales et de composer des hymnes pour ces fêtes. Il ne manqua pas à cette vocation, et la remplit jusqu’au bout avec moins de génie que de bonne volonté. Sauf le Chant du Départ, dont l’inspiration est belle, et qui, sur le rhythme de Méhul, méritait bien de conduire nos soldats à la victoire, les autres hymnes patriotiques sont lourds et comme saturés de la déclamation du temps. Le coup d’aile manque, les vers ne s’enlèvent que péniblement sur la mélodie qui les accompagne. On se rappelle ces strophes déplorables sur l’entrée triomphale des Suisses de Châteauvieux, où le poète célébrait l’innocence enfin de retour. Le chantre des fêtes de la révolution ne fut guère plus heureux, quoi qu’on en ait dit, dans l’Hymne à l’Être suprême, composé pour la fête que Robespierre offrit à Dieu le 20 prairial, mais qu’en réalité il s’offrait à lui-même. Tandis qu’on brûlait des figures gigantesques représentant l’Athéisme, la Discorde, l’Égoïsme, et que la statue de la Sagesse se dégageait du milieu des flammes, une symphonie se faisait entendre, des groupes chantaient alternativement les strophes de l’hymne qui semblaient répondre au fameux discours du dictateur : « Français, républicains, avait dit Robespierre, il est arrivé le jour à jamais fortuné que le peuple français consacre à l’Être suprême. Jamais le monde qu’il a créé ne lui offrit un spectacle aussi digne de ses regards. Il a vu régner sur la terre la tyrannie, le crime et l’imposture, etc. Élevons notre pensée et nos voix vers le grand Être qui nous donna la mission d’entreprendre nos travaux héroïques et le courage de les exécuter ! » N’est-ce pas, à peu de chose près, l’inspiration même qui avait dicté au frère d’André ces tristes vers où le déisme officiel du temps éclate dans sa pompe glaciale, le déisme de la terreur ?


Source de vérité qu’outrage l’imposture,
De tout ce qui respire éternel protecteur,
Dieu de la Liberté, père de la Nature,
         Créateur et conservateur, etc.


Quelque gazette remplie du récit de cette fête pénétra clandestinement jusqu’à la cellule de Saint-Lazare. Sous une inspiration superbe d’ironie, André prit la plume, et d’une main rapide, presque fiévreuse, il traça le dessin d’un ïambe[8], accablante satire contre les triomphateurs de la fête, invocation brûlante à la justice suprême, qui souffre de tels hommages, de tels affronts ! Là encore le parallèle entre les inspirations si diverses des deux frères s’impose à l’esprit : pas un mot, pas un trait dans l’ïambe d’André ne fait allusion au poème fraternel ; mais le contraste, par ce silence même, n’a que plus d’effet. Jamais le génie poétique d’André ne s’est élevé plus haut :


Grâce à notre sénat, le ciel n’est donc plus vide !
         De ses fonctions suspendu,
Dieu… (le vers est inachevé)
         Au siège éternel est rendu.
Il va reprendre en main les rênes de la terre.


Et ici le vers ne va pas aussi vite que l’inspiration. La raillerie, le sarcasme, puis de subites apostrophes, des élévations vers un Dieu qui ne peut être le complice de ces hypocrites, tout se succède avec une rapidité qui entraîne la prose comme dans un poétique torrent : « Il faut espérer qu’après un exil de plusieurs mois, Dieu se conduira mieux, et que sa première marque de repentance sera de punir ses nouveaux adorateurs… Quoi ! Dieu tout-puissant, tu souffres que de pareils personnages te louent et t’avouent ! Tu endures la dérision avec laquelle ils te bravent et croient que tu existes quand ils vivent ! » Et, reprenant avec un accent nouveau l’épigramme voltairienne des Systèmes :


Tu ne crains pas qu’au pied de ton superbe trône,
         Spinoza, te parlant tout bas,

Vienne te dire encore : « Entre nous, je soupçonne,
Seigneur, que vous n’existez pas ! »

« Que croiront les mortels, continue le poète dans une prose haletante et comme interrompue à chaque instant par la colère, que croiront-ils quand ils verront que, sous tes yeux, le nom de vertu est prononcé par des bouches qui,… de probité par des bouches qui,… d’humanité, etc. ? Quoi, ton œil qui voit tout pénètre dans les antres affreux où les Carrier, les Lequinio et les autres, couchés sur des cadavres, rongent des ossemens humains… Tu contemples la Loire, le Rhône, la Charente…


Ton œil de leurs pensers, sonde les noirs abîmes,


et tu ne tonnes pas ! Et tu laisses un pauvre diable de poète se charger de ta vengeance…


C’est un pauvre poète, ô grand Dieu des armées !
Qui, seul, captif, près de la mort,
Attachant à ses vers les ailes enflammées
De ton tonnerre qui s’endort,
De la vertu proscrite embrassant la défense,
Dénonce aux juges infernaux
Ces juges, ces jurés qui frappent l’innocence,
Hécatombe à leurs tribunaux !
Eh bien ! fais-moi donc vivre, et cette horde impure
Sentira quels traits sont les miens.
Ils ne sont point cachés dans leur bassesse obscure,
Je les vois, j’accours, je les tiens.


Y a-t-il dans la langue française de plus beaux vers que ceux-là ? Connaît-on rien de plus hardi et de plus fier que le cri de ce prisonnier s’adressant à Dieu, qui semble oublier, et attachant à ses vers l’aile enflammée du tonnerre qui s’endort ? Ce sont là des images que ne désavouerait pas Pindare. Quelle revanche contre cette fête ridicule et ce dieu de théâtre dont Robespierre avait essayé de faire son complaisant ! Dans un coin de prison et déjà marqué à cette date pour l’immolation prochaine, un poète a écrit quelques lignes sur un lambeau de papier, et voici que les victimes sont vengées. Dans les frémissemens de ces vers, on a senti passer quelque chose comme la justice de Dieu. Certes, dans les premières années de sa jeunesse, enchantées par la poésie et l’amour, André Chénier n’avait guère arrêté sa pensée sur les grands problèmes. Il avait vécu avec les dieux de la Grèce et dans la douce ivresse de l’indulgente nature, sentie, aimée à travers ses poètes favoris. Plus tard, à l’époque où il commençait son Hermès, c’était sous l’impression des idées régnantes et de la philosophie à la mode. L’Histoire naturelle de Buffon, les expériences de Lavoisier, les théories sociales de Mably ou de l’abbé de Raynal, plus tard les rêveries à moitié scientifiques de Condorcet, avaient occupé tour à tour son esprit ; son imagination mobile en avait reçu les diverses et légères empreintes. Rien encore n’avait marqué en lui le souci des choses idéales, l’inquiétude d’un au-delà. Élève des Grecs en poésie et pour le reste disciple du XVIIIe siècle, si le nom de Dieu se présentait sous sa plume, c’était comme le synonyme de la nature ou comme la plus pâle des abstractions. Son jeune bonheur, tout au ravissement d’aimer, à la joie des beaux vers, à l’enchantement des découvertes de la science et des idées nouvelles qui devaient transformer la terre, n’avait garde de s’égarer dans un autre monde ; mais voici que tout est brisé, anéanti, tout s’écroule en lui et autour de lui. L’utopie de M. de Condorcet a fait place à de lugubres réalités : Condorcet lui-même, avant de tomber victime dans la sanglante arène, est devenu le plus âpre des sectaires. Le bonheur du genre humain semble indéfiniment ajourné : ce n’est plus la science qui est l’ouvrière du progrès, c’est la guillotine que l’on invoque. Dans cet écroulement d’un monde, dans cette profanation odieuse et cette parodie sanguinaire de ses rêves, voici qu’un grand sentiment, qui vivait obscur au fond de l’âme du poète, s’élève tout à coup avec éclat, s’élance au jour : c’est la foi à quelque chose de supérieur, qui plane invisible sur cet amas de décombres, c’est l’appel à une puissance vengeresse qui ne souffrira pas ce triomphe de ce qu’il y a de pire au monde, l’hypocrisie et la cruauté ; c’est la certitude qu’un jour tout cela sera expié, que la justice aura son heure et que Dieu sera absous.

Nous touchons aux dernières compositions d’André en même temps que nous approchons des derniers jours de sa vie. Ici encore la révélation que nous apporte le manuscrit de l’auteur est des plus curieuses, sinon des plus satisfaisantes pour les imaginations éprises de la légende. M. de La Touche avait réussi à en créer une au sujet de la pièce célèbre qui commence ainsi :


Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
         Animent la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaie encor ma lyre.
         Peut-être est-ce bientôt mon tour.


On nous avait dit que c’était la dernière pièce qu’eût tracée André Chénier, et même que par une ironie du sort l’ïambe avait été soudainement interrompu au quinzième vers par l’appel du geôlier. Tout cela était une invention romanesque. La pièce continue bien au-delà du quinzième vers ; c’est une des plus longues et des plus complètes. De plus elle n’a pu être écrite au moment du supplice ; c’est à Saint-Lazare qu’elle a été composée comme toutes les autres. M. Gabriel de Chénier montre à merveille qu’André ne put rien envoyer à son père de la Conciergerie, où il entra le 6 thermidor dans l’après-midi et d’où il sortit dès le lendemain pour aller à la mort, avant même que sa famille fût avertie du jugement sommaire. C’est le 5 probablement, la veille du jour où il devait quitter Saint-Lazare, qu’il remit secrètement au guichetier, avec les précautions accoutumées, un paquet contenant entre autres choses « deux étroites bandes de papier, semblables aux marques que l’on met dans les livres, roulées très serré et d’une épaisseur à peine égale à celle d’un tuyau de plume. » C’est son dernier envoi ; mais la pièce si souvent citée, bien que la plus importante de celles qui s’y trouvent jointes, n’est pas la dernière. Encore une légende à retrancher avec tant d’autres. Il n’en est pas moins vrai que cet ïambe porte presqu’à chaque ligne l’émotion d’un pressentiment funèbre et qu’en cela du moins la légende a raison. Le poète commence à écrire avec l’idée fatale que son vers va être brusquement interrompu à la moitié par l’arrivée « du messager de mort, noir recruteur des ombres. » Ce n’est pas l’appel à l’échafaud qu’il attend : c’est l’appel devant le tribunal révolutionnaire. Il est vrai que la différence n’est pas grande. Le poète décrit la scène tout entière, telle qu’elle se passera ; il se représente


.....Amassant en foule à son passage
         Ses tristes compagnons reclus
Qui le connaissaient tous avant l’affreux message,
         Mais qui ne le connaissent plus[9].


« Eh bien ! j’ai trop vécu ! » s’écrie-t-il. Pourquoi regretter la vie ? Que regretter en elle ? La justice ? l’honneur ? l’amitié ? Où sont-elles ? où les trouver parmi les hommes ?


         La peur blême et louche est leur dieu,
La bassesse, la feinte. Ah ! lâches que nous sommes !
         Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort ! que la mort me délivre !


Mais voici que tout d’un coup il se relève de cet abattement funeste. Il veut vivre ; il importe qu’il vive. Et un dialogue sublime s’engage entre le poète et son cœur abattu, qu’il gourmande, qu’il excite à la façon des héros d’Homère.


         Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
         Ces bourreaux barbouilleurs de lois !

Non, le justicier de Dieu n’a pas fait sa tâche encore, il se doit à son œuvre. Sans cet âpre devoir qui le lie au combat, à la vie, il serait mort mille fois déjà. Sans cette impérieuse raison de vivre, que de raisons il aurait eues de mourir !


              .....Comme un poison livide,
         L’invisible dent du chagrin,
Mes amis opprimés, du menteur homicide
         Le succès, le sceptre d’airain,
Des bons, proscrits par lui, la mort ou la ruine,
         L’opprobre de subir sa loi,
Tout eût tari ma vie ou contre ma poitrine
         Dirigé mon poignard. Mais quoi !
Nul ne resterait donc pour attendrir l’histoire
         Sur tant de justes massacrés !


Et l’ïambe recommence implacable ; il se termine par cette apostrophe célèbre qui contient, comme dans un testament poétique, la dernière pensée d’André, et résume en un cri admirable ces quatre mois de captivité, ces quatre années de combat, cette vie pleine d’espoirs déçus, de nobles enthousiasmes profanés, toute frémissante encore, au seuil de la mort, des ardeurs d’une lutte désespérée :


Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice,
         Toi, vertu, pleure si je meurs.

III

Le moment était proche en effet où ce noble cœur affamé de justice allait cesser de souffrir. Quand André traçait ces vers, depuis plusieurs semaines déjà sa situation légale (s’il peut s’agir de légalité dans ces temps-là) était bien changée, et le dénoûment se précipitait. Le 7 prairial, l’arrêté suivant avait été envoyé à la maison Lazare :

« Le comité de pureté générale, instruit que le nommé André Chénier a été arrêté et traduit dans une maison d’arrêt de Paris par le comité révolutionnaire de Passy, sans mandat, inscrit sur le registre du comité, arrête que le dit André Chénier, dont la renommée a publié depuis le commencement de la révolution la conduite incivique, restera en arrestation jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné. — Signé : Élie Lacoste, Vadier, Dubarran, Louis du Bas-Rhin et Jagot. »

Copie de cet ordre fut expédiée au comité de Passy. C’étaient presque toujours les comités de surveillance que le comité de sûreté générale choisissait pour faire exécuter ses mandats[10] ; mais dès lors le comité de Passy était dessaisi ; jusqu’à ce moment, ayant seul ordonné l’inscription de l’écrou, il pouvait aussi en ordonner la levée. À dater du 7 prairial, son prisonnier passe sous la juridiction du comité de sûreté générale ; ce n’est plus un simple suspect provisoirement détenu, sa conduite incivique est formellement spécifiée. La réquisition fut exécutée le jour même, et le nouvel écrou modifié, inscrit sous le n° 1095. Il y avait deux mois et dix-huit jours qu’André était entré à Saint-Lazare.

C’était là un événement grave dans la vie du prisonnier, un de ces faits précurseurs qui en annoncent d’autres plus graves. Comment et pourquoi cette modification était-elle survenue dans la situation d’André Chénier ? « Le comité de sûreté générale, dit l’arrêté, a été instruit que le nommé André Chénier est détenu sans mandat. » Comment a-t-il été instruit de ce fait ? Qui donc a rompu ce pacte du silence d’où dépendait la vie du prisonnier ? Qui serait-ce, hélas ! sinon M. de Chénier lui-même, à qui ces onze semaines de la réclusion de son fils semblaient intolérables, et qui, après avoir respecté, non sans peine, l’engagement pris avec Marie-Joseph, n’y put tenir plus longtemps ? Il pensa sans doute enlever l’ordre de mise en liberté de son fils soit par l’intervention de quelque membre influent des comités qu’il ferait agir, soit par un coup d’éclat comme un Mémoire qu’il adresserait aux autorités compétentes. Sur ce terrain très obscur encore, on ne peut s’avancer qu’avec une extrême circonspection entre les témoignages souvent contradictoires de M. Becq de Fouquières et de M. Gabriel de Chénier. Nous avons dû nous faire une vérité probable, formée sans parti-pris à ces sources diverses, et dans laquelle des assertions opposées en apparence se concilient sans trop de peine.

Que dès les premiers jours de l’arrestation d’André M. de Chénier le père ait fatigué les comités de ses réclamations et de ses prières et qu’il ait par là éveillé cette attention redoutable sur un nom qu’on devait au contraire lui dérober, le fait est possible, sans être certain ; mais ce qui n’est pas contestable, c’est l’envoi du Mémoire que l’on a retrouvé, adressé, comme il en est fait mention dans le dernier paragraphe, à la commission chargée de l’examen des détentions. C’était évidemment la commission populaire instituée par décret du 23 ventôse an II pour remédier à l’encombrement des prisons, au désordre du parquet ou à la surcharge des tribunaux, chargée spécialement « de faire le recensement de tous les gens suspects » en dépôt dans les maisons d’arrêt de Paris, et de dresser deux listes, l’une contenant les citoyens qui lui paraissent injustement arrêtés et qui, d’après l’avis conforme des comités de salut public et de sûreté générale, seront rendus à la liberté ; l’autre, contenant les détenus qui doivent être, selon elle, envoyés au tribunal révolutionnaire. C’est à cette commission que M. de Chénier le père fit parvenir sa douloureuse requête, sans en donner communication à personne dans sa famille. Après avoir raconté sommairement les circonstances de l’arrestation d’André, il expose que « le citoyen André Chénier est un patriote dont la vie fut toujours irréprochable, qu’il se fit connaître et s’attira des inimitiés honorables par la franchise et le courage avec lesquels il dénonça, comme des intrigans, Brissot, Pétion, Manuel, Danton, sur lesquels son opinion est devenue l’opinion générale… Sous l’ancien régime comme sous le nouveau, il a vécu loin de toute ambition, dans l’étude et la retraite… Le soussigné, âgé de soixante-douze ans, reconnu pour très bon citoyen à la section de Brutus, soumet ces observations à la commission. Il espère qu’elle approuvera les représentations d’un père irréprochable qui réclame un fils irréprochable et privé depuis trois mois de la liberté qu’il n’a jamais mérité de perdre. » Cette requête était à la fois touchante et maladroite. Elle était fort vive contre le citoyen Gennot, du comité de Passy ; elle rappelait les luttes ardentes soutenues par André Chénier dans les manifestes de la Société de 1789 et dans le Journal de Paris ; sans doute elle ne visait que les noms de Brissot, de Pétion, de Manuel, de Danton, mais quel naïf avait pu oublier la polémique contre les jacobins et spécialement contre Collot-d’Herbois à l’occasion de la fête des Suisses de Châteauvieux ? On s’exposait à réveiller de bien dangereuses impressions dans ces mémoires implacables où s’éternisait la rancune.

La commission populaire était, on le sait, en relations permanentes avec le comité de sûreté générale, dont elle devait prendre l’avis pour la mise en liberté des suspects les moins dangereux. Peut-il être douteux que ce ne soit par cette commission que le comité a été instruit de la détention d’André, et qu’ainsi l’imprudent Mémoire n’ait été la cause ou l’occasion de l’arrêté qui ordonna une inscription nouvelle et plus régulière de l’écrou ? Tous les élémens d’information de cette triste histoire s’enchaînent dès lors avec la vraisemblance qui sort d’une série de faits concordans et d’inductions liées entre elles. On ne peut nous opposer la date du Mémoire, il n’y en a pas ; on peut nous opposer tout au plus le fait affirmé dans le Mémoire d’une captivité qui a déjà duré trois mois. D’après la date probable que nous assignons ici à l’envoi du Mémoire et qui serait dans notre pensée un des premiers jours de prairial, il n’y aurait eu que deux mois et demi d’intervalle entre l’arrestation d’André et la requête. Nous ne pensons pas qu’on insiste sur un si faible écart. Dix semaines de détention peuvent bien s’appeler trois mois sous une plume éplorée. Un autre fait attesté par la tradition de la famille trouvera tout naturellement sa place ici. M. de Chénier, confiant dans l’effet de son Mémoire, allait chaque matin à la prison en attendre le résultat. Quel ne fut pas son désespoir lorsque le 7 ou le 8 prairial, après la communication de l’arrêté du comité, qui fut le seul résultat de la démarche de M. de Chénier et qui aggravait singulièrement la situation de son fils, le concierge, en apercevant le vieillard, lui dit rudement : « C’est donc votre fils ? .. Vous avez fait là un beau coup, je viens de recevoir l’ordre d’inscrire son écrou. » Sans doute cela signifiait que l’écrou était inscrit cette fois avec mention spéciale, mandat régulier, et que le jour du péril était venu.

Je ne mets pas en doute que dès ce jour-là en effet le sort d’André Chénier n’ait été décidé. Le bruit qu’il fallait éviter avait été fait, son nom signalé. On savait maintenant qu’on tenait sous les verrous un adversaire implacable. Le prétexte seul restait à trouver pour s’en débarrasser. La chose était aisée. On eut bientôt et sans peine l’occasion que l’on cherchait, la conspiration des prisons inventée vers ce temps-là. Ces conspirations, qui donnaient tant à faire au bourreau, simplifiaient beaucoup la besogne de l’accusateur public. Quand il y avait un prisonnier sur le compte duquel on n’avait pas d’indices certains, Fouquier-Tinville disait : « Il n’y a qu’à le mettre à la première conspiration que nous ferons. » Naturellement André Chénier fut de la conspiration que les agens du comité firent à Saint-Lazare. C’était une méthode aussi expéditive et plus légale en apparence que celle des massacres de septembre pour faire le vide dans les prisons. D’ailleurs la loi du 22 prairial, qui fonctionnait déjà, permettait de dépêcher la besogne en supprimant les lenteurs inutiles. On sait que d’après cette loi, dont la minute de la main de Robespierre existe encore et que la convention elle-même ne vota que sous sa contrainte et avec effroi, la procédure révolutionnaire était simplifiée. Les caractères de la nouvelle justice devaient être l’inflexibilité et la promptitude. Le tribunal était composé d’un président, trois juges et neuf jurés, à la nomination du comité de salut public ; la seule peine était la mort, les accusés seraient jugés non plus individuellement, mais en masse ; s’il existait des preuves soit matérielles, soit morales, on pouvait se dispenser de la formalité des témoins ; enfin, pour ne pas perdre de temps, on supprimait les défenseurs. L’éclat terrible de la voix de Danton défendant sa tête et assignant Robespierre à le suivre épouvantait encore ces consciences de bourreaux. Il fallait ne pas laisser se renouveler un pareil scandale. « La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes, elle n’en accorde point aux conspirateurs. » C’est d’après cette loi que devait être jugé André Chénier. Tout conspirait contre lui.

Le 3 messidor, un rapport émanant de la commission de police révéla au comité de salut public le parti que l’on pourrait tirer de cette farce lugubre que l’on appela la conspiration des prisons[11]. « C’est une chose démontrée, disait le trop fameux Herman dans ce rapport, que toutes les factions qui ont successivement été terrassées avaient dans les diverses prisons de Paris leurs relations, leurs affidés, leurs agens dans l’intérieur en relation avec les acteurs du dehors dans les scènes projetées pour ensanglanter Paris et détruire la liberté… Tous les scélérats qui ont trempé dans ces projets liberticides existent encore dans les prisons ; ils y font une bande à part qui rend la surveillance très laborieuse, une assemblée journalière dont toute l’existence se consume en imprécations contre la liberté et ses défenseurs… Il faudrait peut-être purger en un instant les prisons et déblayer le sol de la liberté de ces immondices, de ces rebuts de l’humanité… La commission demande à être autorisée à faire ces recherches, pour en donner ensuite le résultat au comité de salut public. » A la suite de ce rapport, le comité prit, à la date du 7 messidor, un arrêté conforme. Les deux premiers noms qu’on lit au bas de l’arrêté sont ceux de Robespierre et de Barère. La commission se mit aussitôt à l’œuvre ; elle commença ses opérations au Luxembourg, et sur cent cinquante-neuf prisonniers qu’elle déféra au tribunal révolutionnaire, cent quarante-six périrent sur l’échafaud dans les trois journées du 19, du 21 et du 22 messidor. Cette rapidité dans l’exécution justifiait le mot de Barère : « que le comité avait pris des mesures pour que dans deux mois les prisons fussent évacuées. » Nous citons ce mot parce qu’il prouve que Barère s’intéressait, plus que ne le pense M. Becq de Fouquières, à la conspiration des prisons et qu’il en surveillait les résultats.

Le 23 messidor, l’administrateur de police Faro, une des plus misérables créatures de la police de Robespierre, vint commencer l’enquête à Saint-Lazare. Dès le premier jour, il manifesta ses intentions. Comme il interrogeait un prisonnier réputé patriote et lui montrait les listes toutes préparées qu’il avait dans les mains : « Voilà une centaine de noms, dit-il ; il doit y en avoir plus que cela ici. — Je ne crois pas, répondit le détenu, qu’il y ait parmi nous beaucoup de conspirateurs. — Nous en avons trouvé trois cents au Luxembourg, nous en trouverons bien autant ici. » Le commissaire se vantait ; il n’en avait trouvé que cent cinquante-neuf dans sa première mission. — Le complot qu’il organisa à Saint-Lazare fut très simple. Un prétendu comte Manini, aventurier italien, et le serrurier Coquery en furent les révélateurs complaisans. On est stupéfait en voyant sur quelles niaiseries va se jouer la vie de tant d’honnêtes gens. Tout se réduit à de vagues projets d’évasion du détenu Allain, qui aurait proposé à Coquery 9,000 livres « pour scier un barreau d’une fenêtre du corridor du premier donnant sur la terrasse. » Le reste consiste en propos entendus derrière les portes par Manini ou recueillis par Coquery pendant qu’il servait le repas des prisonniers. On y aurait dit par exemple ou que « Robespierre n’était pas juste, » ou bien même « que Robespierre était un scélérat, » ou bien encore que « tous les détenus seraient guillotinés, » sur quoi Faro indigné répond que « ceux qui n’avaient aucun reproche à se faire pouvaient être sans inquiétude. » L’interrogatoire du citoyen Allain, simple instituteur, révèle un caractère et de l’esprit. On lui demande « quel est le citoyen auguste duquel il s’informe souvent dans ses lettres, » il répond « que c’est son frère, et qu’il s’appelle Auguste. » — On lui demande « quelles sont ses opinions sur Robespierre. » Il répond « qu’on n’a point d’opinion en prison. »

Tel fut au demeurant le point de départ bien modeste de l’affaire. Dès le lendemain, 24 messidor, les administrateurs de police firent leur rapport au comité de sûreté générale sur le nommé Allain et ses trois complices, « accusés d’avoir tenu des propos infâmes contre les représentans fidèles à la cause du peuple, d’avoir cherché à semer l’alarme dans la prison et d’avoir offert 9,000 livres à l’un des dénonciateurs pour favoriser un projet d’évasion. » Le comité de sûreté générale en référa au comité de salut public, qui enjoignit à la commission de police de faire toutes les recherches nécessaires à Saint-Lazare afin de découvrir les autres conspirateurs, en d’autres termes de rattacher à ce petit groupe des quatre accusés tous les modérés et aristocrates de la prison, et d’en finir avec eux en dressant des tables de proscription. Aussitôt Lanne, l’adjoint d’Herman, se rend à Saint-Lazare, où il revient plusieurs jours de suite ; il y fait consciencieusement la besogne qui lui a été demandée, en collaboration avec le greffier Ridon, les dénonciateurs Manini, Coquery, à qui s’étaient adjoints deux réfugiés belges, Jaubert et Robinet, et enfin le concierge Verney, qui l’aidait dans cette tâche[12]. Herman, le président de la commission de police, venait de temps en temps assister aux séances et presser les opérations, ajouter des noms aux listes. C’est même par son ordre exprès qu’un jour les noms de Roucher et d’André Chénier furent ajoutés aux listes déjà dressées par les délateurs. Cette intervention personnelle d’Herman est digne d’être notée au passage : elle révèle un mot d’ordre qu’on exécute. Ce qui nous frappe également dans ce supplément de liste réclamé par Herman, c’est la note étrange qui accompagne le nom d’André. On l’accuse « d’avoir recelé les papiers de l’ambassadeur d’Espagne et de les avoir soustraits aux recherches du comité de sûreté générale. » Il s’agissait sans doute, comme on nous le dit, de correspondances échangées entre certains membres du parti constitutionnel et le chevalier d’Ocariz, le chargé d’affaires d’Espagne, qui, au nom de son pays, était intervenu auprès de la convention en faveur de Louis XVI. — Mais la note sur cette correspondance secrète avec un ministre étranger, d’où pouvait-elle provenir, sinon du bureau des relations extérieures, et qui dirigeait alors cette partie de l’administration ? Le nom de Barère, ici encore, s’offre naturellement à la pensée.

Quel singulier mélange d’accusations disparates sur ces listes dressées par les dénonciateurs, et dont le titre général mérite d’être retenu : « noms des détenus que nous croyons en notre âme et conscience être ennemis du peuple et ne pas aimer le gouvernement actuel de la république française. » Suivent des noms de prêtres, de nobles, de magistrats, de femmes en très grand nombre, en tout quatre-vingt-deux personnes vouées à la mort, leur existence étant devenue du jour au lendemain un danger public. Voit-on d’ici Robespierre, Couthon, Collot-d’Herbois et les autres, dans leur salle du conseil, derrière un rempart de cent mille baïonnettes patriotes, tremblant à la pensée que Roucher, André, les frères Trudaine, vont s’évader de Saint-Lazare, et, comme disent les rapports de police, procéder au massacre des patriotes, à l’égorgement de la convention et à la ruine de la liberté ! C’était une plaisanterie sinistre pour tous les accusés ; mais elle était particulièrement féroce à l’égard de quelques vieillards, de deux femmes surtout qui furent de la première fournée de Saint-Lazare, l’abbesse de Montmartre, âgée de soixante-douze ans, et Mlle de Meursin, atteinte d’une paralysie aux jambes. « J’ai vu, disait Sirey, j’ai vu ces deux victimes descendre du tribunal pour aller à l’échafaud ; on portait l’une, on traînait l’autre. » Ce fut le 2 thermidor, à la dernière visite de Lanne à Saint-Lazare, que la liste générale fut arrêtée, puis remise à la commission de police qui l’adressa selon la règle au comité de salut public.

Nous sommes au 4 thermidor. Ici se place une tradition de famille très touchante, très vraisemblable à notre sens, à laquelle nous ne faisons pour notre compte aucune difficulté d’ajouter foi. La mort d’André Chénier fut un assez grand et terrible événement dans sa famille pour que les circonstances les plus dramatiques en aient été conservées dans la mémoire de deux générations, l’une spectatrice impuissante et témoin direct, l’autre séparée de l’événement par un si petit nombre d’années. Tandis que Marie-Joseph se jetait avec la plus vive ardeur dans la conspiration qui allait éclater à la convention contre la dictature de Robespierre et dont le succès sauvait la vie d’André, M. de Chénier le père apprenait par le guichetier fidèle ce qui se tramait à Saint-Lazare. Il essaya de voir son fils. Le nouveau concierge Verney lui refusa brutalement la porte. Le temps pressait ; les listes fatales étaient dressées, elles étaient même parties ; d’une heure à l’autre, les accusés allaient être appelés devant le tribunal. Il savait que dans cet intervalle si court, pendant que les listes étaient encore entre les mains du comité, l’intervention d’un membre pouvait y faire rayer un nom, que ce délai passé tout espoir était détruit. Il paraît bien que cette chance n’était pas trop chimérique, puisque dans le passage de Saint-Lazare au tribunal trois noms furent rayés sur la liste par le comité, le ci-devant prince Charles de Hesse, Barbantane, ex-comte, et un détenu surnommé Égalité. Pourquoi le nom d’André ne serait-il pas rayé aussi ? Dans ces crises suprêmes, quoi de plus naturel que de se rattacher à un dernier effort, à une imploration désespérée ? Écoutons maintenant le récit que nous fait le représentant de la famille. « Ne pouvant plus supporter son anxiété, M. de Chénier père résolut d’aller solliciter Barère. Mme de Chénier, qui partageait à cet égard les idées de Marie-Joseph, essaya, mais en vain, de l’en détourner… Barère, suivant sa coutume, fut froid et poli, ses réponses aux sollicitations du vieillard étaient vagues, évasives ; mais M. de Chénier insista, devint pressant et demanda une solution nette et précise. C’est alors qu’il arracha de Barère ces mots redoutables : votre fils sortira dans trois jours. Le pauvre père prit à la lettre cette promesse, qu’il crut bienveillante, et revint chez lui soulagé et plus tranquille. » Trois jours après, André montait sur l’échafaud. — La famille a-t-elle tort de voir dans ces paroles ambiguës de Barère une menace enveloppée, quelque chose comme une politesse meurtrière ? Si ces paroles ont été réellement dites au vieillard, j’avoue que je n’y puis voir autre chose.

M. Becq de Fouquières, si exact d’ailleurs, si bien informé, ne veut pas admettre la réalité de ces paroles de Barère ou du moins le sens qui s’y attache naturellement. J’estime qu’il met trop d’importance à la discussion d’un pareil détail, et, bien que ses raisons pour ne pas l’admettre soient fort ingénieuses, elles ne m’ont pas convaincu. Qu’on m’entende bien. Je ne tiens pas le moins du monde à charger la mémoire de ce triste personnage d’un crime de plus. Le nom d’André était porté sur les listes de la conspiration de Saint-Lazare, et dès lors son sort était fixé. Rien ne prouve péremptoirement que c’est à l’instigation de Barère que le nom d’André ait été introduit deux jours auparavant sur une liste supplémentaire par le président de la commission de police, Herman ; rien ne prouve non plus le contraire. Laissons donc ce premier fait dans l’indécision où il demeurera sans doute éternellement. Laissons à la responsabilité collective du comité, en attendant un plus ample informé, l’odieuse pensée qui envoya André Chénier à la mort. « Les conspirations des prisons, nous dit le dernier historien de la Terreur, servaient à englober tous ceux dont on voulait se débarrasser sans motif suffisant. » Or, parmi les membres du comité de salut public, combien s’étaient sentis cruellement atteints par la parole ardente ou le vers enflammé d’André, depuis Robespierre, dénoncé comme l’ami des quarante galériens de Châteauvieux, jusqu’à Collot-d’Herbois ! Barère, après son discours emphatique et ridicule du 7 pluviôse an II, avait été l’objet particulier des railleries d’André, qui mettait sous les yeux des Muses indignées


Le sot fatras du sot Barère.


Plusieurs fois, avec une prédilection fatale, ce nom revenait sous sa plume et probablement aussi dans ses conversations, à Paris, à Versailles, très certainement dans la prison, remplie de délateurs. En fallait-il davantage pour le désigner aux rancunes du comité, unanime à proscrire un pareil adversaire ? En définitive, quelqu’un a tué André Chénier. Est-ce Robespierre ? Collot-d’Herbois ? Couthon ? Barère ? Il importe peu, et j’inclinerais à croire que tous se sont trouvés d’accord sur ce point ; mais, à supposer que Barère n’ait pas eu de part directe et personnelle dans cette désignation, pouvait-il l’ignorer ? Pouvait-il ne pas savoir, quand il reçut là visite du père, que le nom du fils était porté sur la liste ? Il ne s’agissait pas d’un inconnu, du premier venu. Le feuillant de 1791, l’adversaire des jacobins, le frère du conventionnel Marie-Joseph, un nom pareil, en quelque temps que ce soit, ne passe pas obscurément. Recueillons un témoignage autorisé qui détermine très exactement la part des responsabilités. « Spécialement pour la conspiration des prisons, cette nouvelle forme d’égorgement.des prisonniers avec l’hypocrisie légale, Fouquier-Tinville démontra plus tard d’une manière accablante qu’il n’avait été que l’exécuteur des ordres du comité de salut public. C’est le comité qui lui commandait ces exécutions en masse au-delà même de ce qu’il avait fait ; c’est le comité qui, par les arrêtés du 2 et du 3 thermidor, lui envoyait une liste de quatre cent soixante-dix-huit accusés avec ordre que les y dénommés soient mis à l’instant en jugement[13]. » À cela on répond que ces sortes d’affaires ne regardaient après tout que le bureau de police générale, composé de Robespierre, de Couthon, de Saint-Just, ainsi que le soutint plus tard Billaud-Varennes dans l’intention de se disculper ; mais Fouquier-Tinville a nié formellement que ce bureau fût un établissement distinct et séparé du comité. « Tous les ordres, dit-il dans son procès, m’ont été donnés dans le lieu des séances du comité, de même que tous les arrêtés qui m’ont été transmis étaient intitulés : Extraits des registres du comité de salut public, et signés de plus ou moins de membres de ce comité. » Il semble même, comme M. Campardon le fait remarquer, que dans les derniers temps Robespierre n’ait paru que rarement dans le comité. Carnot était absorbé par l’administration de la guerre ; Saint-Just rêvait et bâtissait Sparte dans ses rêves. Les membres vraiment actifs et dirigeans au moment de la conspiration des prisons étaient précisément Barère, Billaud-Varennes, Collot-d’Herbois. De quelque côté que l’on se retourne, la sinistre et doucereuse figure de Barère apparaît toujours. Je ne vois pas un seul motif sérieux de répudier la tradition rapportée par M. Gabriel de Chénier, attribuant à cet homme fatal sa part de responsabilité dans la désignation de l’illustre victime et la connaissance très exacte du sort qui attendait André, quand il répondit le 4 thermidor aux supplications du père : « Votre fils sortira dans trois jours. » En prononçant ces paroles, Barère savait ce qu’elles signifiaient.

Une consolation nous reste dans cette déplorable affaire. Il paraît bien démontré maintenant, par l’analyse des pièces et des documens judiciaires, que la visite de M. de Chénier père au 4 thermidor n’a eu aucune influence directe sur la destinée de son fils. Sa mort était irrévocablement décidée à cette date dans la pensée du comité de salut public. Je n’en dirais pas autant des démarches faites au commencement de prairial et du Mémoire envoyé à la commission chargée de l’examen des détentions. Quoi qu’il en puisse coûter de le croire, j’ai bien peur que cette tentative de prairial, cette agitation si intempestive, n’aient interrompu fatalement la période de silence pendant laquelle on put espérer que le poète serait oublié dans sa prison. Cela expliquerait d’ailleurs les regrets passionnés, presque les remords si touchans du père, et cette légende persistante d’une imprudence funeste qui vit encore dans la famille et que M. de Vigny a consacrée[14]. Le reste de notre récit sera court. Nous ne pouvons mieux faire que de résumer l’historique du procès, tel qu’il est établi d’après les pièces officielles. Il y eut trois fournées à Saint-Lazare ; André Chénier fut de la seconde. Le 5 thermidor, on vint chercher à la prison les vingt-cinq premiers prévenus, dont vingt et un furent jugés dès le lendemain et presque immédiatement exécutés. Quatre femmes s’étant déclarées enceintes, les nommées d’Hinnisdal, Joly de Fleury, Meursin et de Saint-Aignan, il fut sursis, pour trois d’entre elles, à l’exécution. Seule, Mme de Saint-Aignan eut la vie sauve. Le 6 thermidor, les huissiers du tribunal révolutionnaire se présentèrent de nouveau, porteurs de l’acte d’accusation et de l’ordonnance de prise de corps contre vingt-sept autres prévenus, parmi lesquels André Chénier et Roucher. En quittant Saint-Lazare, André embrassa ses amis les plus chers, les frères Trudaine, qu’il eut peut-être la joie de croire sauvés et qu’il ne devançait que de vingt-quatre heures. Conduit avec les autres prisonniers à la Conciergerie, il fut remis entre les mains du concierge Toussaint Richard par l’huissier du tribunal Urbain-Didier Château.

On communiqua presque aussitôt aux prévenus l’acte d’accusation collectif, dans lequel étaient énumérés, sous la signature de Fouquier-Tinville, leurs prétendus crimes. Tous étaient accusés de complicité dans la ridicule conspiration « dont Allain, Selle et Isnard étaient les chefs. » Une mention spéciale était faite aux noms de Roucher et de Chénier, « écrivains stipendiés du tyran pour égarer et corrompre l’esprit public et préparer tous les crimes du despotisme et de la tyrannie. N’étaient-ils pas en 1791 et 1792 les salariés de la liste civile et les mercenaires du comité autrichien pour provoquer en la diffamant la dissolution des sociétés populaires et la proscription de tous les patriotes qui en étaient membres ? N’étaient-ce pas eux qui, émules des Royou, des Fontenay, des Durosoy, rédigeaient le Supplément du Journal de Paris, où l’on préparait la contre-révolution ? » On voit par ces dernières lignes de quel côté partait le coup qui frappait André Chénier. Le vrai, le seul grief était sa lutte héroïque contre les jacobins ; mais, par une singulière confusion, on mettait de plus à sa charge le dossier de son frère Sauveur, détenu à la Conciergerie depuis deux mois, et cette erreur se reproduisait dans l’indication de ses titres et profession : « André Chénier, âgé de trente et un ans, né à Constantinople, homme de lettres, ex-adjudant-général chef de brigade sous Dumouriez. » On a expliqué de la façon la plus plausible la cause de cette confusion. Quand le comité, de salut public eut renvoyé au tribunal la liste des prévenus de Saint-Lazare, avec ordre d’instruire immédiatement, Fouquier-Tinville adressa à la commission populaire un double de ces listes pour avoir des renseignemens sur les personnes qui y étaient portées ; en même temps il fit demander aux employés du greffe les dossiers relatifs aux prévenus. Il paraît démontré qu’il n’y en avait pas au nom d’André, sans doute parce qu’il avait été arrêté sans mandat et détenu par simple mesure de sûreté générale. On ne trouva au nom de Chénier que le dossier 2290, qui était celui de Sauveur ; on l’envoya par mégarde à l’accusateur public, qui, sans en prendre autrement de souci, y puisa les faits relatifs à Sauveur et les amalgama d’une façon telle quelle avec les renseignemens transmis par la commission populaire. — Quand l’acte d’accusation fut communiqué à André, il réclama contre les qualifications qu’on lui donnait à tort. Averti de cette réclamation, Fouquier-Tinville se contenta de rayer sur l’acte d’accusation collectif tout ce qui concernait Sauveur Chénier, sans se préoccuper davantage de l’identité du prévenu. Il savait bien qu’il ne se trompait pas sur la personne ; il savait par les communications verbales du comité que c’était André Chénier que l’on voulait, lui seul qui était le vrai coupable, désigné pour le tribunal, marqué pour la mort.

Le lendemain 7 thermidor, à neuf heures du matin, les vingt-six accusés montèrent sur les gradins, dans la salle de la Liberté, au Palais de Justice. Ce jour-là Coffinhal présidait ; de Liendon portait la parole au nom de l’accusation. Il y avait, selon la règle établie, trois juges et neuf jurés de jugement. On entendit comme témoins le fameux Manini, le serrurier Coquery, Degrouettes, homme de loi, détenu à Saint-Lazare. Les débats ne furent pas longs. On sait que la loi de prairial avait supprimé le droit de défense : la conscience des jurés patriotes suffisait pour faire la lumière, et la seule peine était la mort. Pour simplifier encore les formalités, on avait imaginé de dresser d’avance, sur un imprimé, le procès-verbal de la séance ; on avait même rédigé d’avance le jugement. Le procès-verbal que l’on a conservé reproduit l’erreur relative à André Chénier, « ex-adjudant-général, » et n’a pas même été modifié, ce qui prouve bien la manière dont les choses se passaient, puisque ce n’est pas à l’audience même, sur la réponse d’André Chénier, que cette qualification fausse a pu lui être donnée ; mais sur la minute du jugement, séance tenante, le président a biffé trente lignes. — C’est ce même président Coffinhal qui, deux mois auparavant, avait fait la réponse si connue à Lavoisier en le condamnant à mort. comme celui-ci lui demandait un délai de quinze jours avant de mourir pour achever une expérience utile à la république, Coffinhal, blessé dans son orgueil de patriote, s’écria fièrement que la république n’avait pas besoin de chimistes. Elle n’avait pas besoin de poètes non plus, surtout elle n’avait pas besoin d’Aristophanes. Ces gens-là sont incommodes, ils font du bruit et gênent les bourreaux. — Est-il besoin de dire que la sentence portait la mort ?

Dès le soir du même jour où le jugement fut rendu, les condamnés furent conduits à la place de la barrière de Vincennes, où se faisaient depuis quelques semaines les exécutions. Il était six heures. André monta sur l’échafaud le second, après Roucher. Le corps des victimes fut inhumé dans le cimetière de Picpus. — Ce ne fut que par les journaux du lendemain que Marie-Joseph, en parcourant la liste des victimes frappées la veille, connut le sort de son frère. Il était à ce moment chez son ami le représentant Isoré, avec lequel il se concertait pour l’attaque qu’ils allaient diriger contre Robespierre. Le lendemain était le 9 thermidor. Deux jours de gagnés, c’était la vie. — Autour des morts illustres, l’imagination travaille, il se crée des légendes. On a raconté que Chénier et Roucher, réunis dans la même charrette, se consolèrent en poètes et charmèrent le triste voyage en récitant à eux deux la première scène d’Andromaque. C’est là une pure invention. Ceux qui auraient pu entendre les deux poètes ce jour-là n’ont pu revenir pour dire ce qu’ils avaient entendu. Il en est de même du mot fameux que l’on rencontre pour la première fois dans les notes du poème de Loizerolles fils, écrit en l’honneur de son père, compagnon de prison d’André Chénier et mort comme lui. « Je n’ai rien fait pour la postérité, » aurait dit André ; puis, se frappant le front, il aurait ajouté : « Pourtant j’avais quelque chose là. » La plupart de ces mots adressés à la postérité ont une origine suspecte. Quand à trente et un ans on laisse un si grand nombre de pièces achevées, de fragmens admirables et des pages à la Tacite, on n’en est plus à chercher son génie. On peut regretter d’en laisser l’expression incomplète ; mais on sait que ce quelque chose qu’on avait là est arrivé à la vie de l’art, et que cette vie-là ne s’éteint pas.

Le coup qui frappa André Chénier frappa au cœur son père, qui ne survécut que quelques mois. Marie-Joseph, pour qui sa mère avait eu toujours une certaine préférence, se retira près d’elle après le 9 thermidor, et tous les deux confondirent leur inconsolable douleur ; mais il arriva bientôt que cette douleur même ne fut pas respectée et qu’on tenta de l’empoisonner. Les anciens rédacteurs du Journal de Paris, auxquels se joignirent même d’anciens conventionnels, poursuivirent Marie-Joseph de leurs attaques les plus violentes. « On osa lui jeter à la face le sang de son frère. » L’ancien conventionnel André Dumont se distingua par sa haine dans cette odieuse querelle, que les rancunes politiques de Michaud devaient reprendre plus tard et que les partis ont éternisée. Qu’il nous suffise d’opposer à cette triste conspiration d’ennemis sans pitié, qui voulaient changer une divergence d’opinions en un fratricide, cette lettre de Mme Chénier, adressée à un journal du temps le 16 décembre 1796 : « Je viens de lire avec indignation dans un journal les atroces calomnies vomies contre mon plus jeune fils par l’infâme André Dumont, reste impur de ces brigands qui ont couvert la France de larmes et de sang. Dans ces temps affreux, quand deux de mes enfans gémissaient au fond des cachots, l’un par les ordres de Robespierre, l’autre par ceux d’André Dumont, Marie-Joseph Chénier, seule consolation de sa famille, ouvertement proscrit par Robespierre et ses complices, n’a cessé de faire des démarches pour ses frères infortunés ; elles n’étaient que trop infructueuses, ainsi que celles de son père. Le vertueux André périt assassiné le 7 thermidor. Sauveur, son frère, eût péri de même sans le grand événement qui arriva deux jours après. Marie-Joseph, hautement menacé, les aurait suivis. Ses parens et ses amis savent qu’il s’était muni d’un poison violent pour ne pas tomber aux mains des tyrans sanguinaires, dont il ne parlait à toutes les époques qu’avec horreur. Un de ceux qu’il méprisait le plus, André Dumont, ose l’accuser aujourd’hui d’avoir abandonné sa mère. Ah ! bien loin de l’avoir abandonnée, il lui donne chaque jour de nouvelles marques de sa tendresse filiale : c’est lui qui me tient lieu de tout, et je lui donne publiquement ce témoignage authentique, afin de soulager mon cœur fraternel et de confondre ses calomniateurs. » Ce cri d’une mère sera la meilleure justification de Marie-Joseph auprès de la postérité.

Il nous resterait, en terminant, à nous demander ce que serait devenue cette belle destinée si fatalement interrompue, comment elle se serait continuée et développée, si la chute de Robespierre avait eu lieu deux jours plus tôt ; mais quelle tentative présomptueuse que de deviner, même par de lointaines inductions, ce qu’eussent été ces œuvres promises par une aussi précoce jeunesse à la vigueur croissante du génie, comment se serait achevé ou transformé ce noble esprit, à travers le consulat et l’empire, jusqu’aux brillantes et fécondes années de la restauration ! Il eût été l’initiateur des nouvelles générations à l’étude de la belle antiquité, quelque chose comme un chef du chœur illustre et honoré parmi les jeunes poètes. Sans doute on aurait vu son astre à son zénith rencontrer au ciel de la poésie les astres naissans de Victor Hugo et de Lamartine, et sous cette conjonction propice, qui peut dire de quel éclat ces rayons fraternels, un instant mêlés et confondus, auraient illuminé la première moitié du siècle ?


E. Caro.
  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Faits historiques et anecdotes sur la maison d’arrêt de Saint-Lazare. Voyez les différentes relations réunies par M. Dauban dans les Prisons de Paris sous la révolution, p. 388 et suiv. Si l’on compare aux deux premières relations la Correspondance du poète Roucher à Saint-Lazare, qui les suit immédiatement, pour comprendre la différence des impressions, il faut remarquer que les premières lettres de Roucher, heureuses et presque gaies, sont datées du mois de février. Après le mois d’avril, elles deviennent courtes et rares, et s’interrompent brusquement un peu plus tard.
  3. Noms des détenus que nous croyons en notre âme et conscience être ennemis du peuple, liste de Jaubert et Robinet.
  4. Pièce restée inédite jusqu’à la publication de M. Gabriel de Chénier. Nous noterons comme inédits tous les vers qui nous ont été révélés dans cette dernière édition, pour faire apprécier l’importance de cette restitution longtemps attendue.
  5. Nous négligeons, dans ce rapide récit, toutes les preuves et pièces à l’appui depuis l’interrogatoire subi par la duchesse de Fleury devant les administrateurs de police jusqu’au témoignage si précis de Millin, qui connaissait André Chénier, Montrond et la duchesse de Fleury.
  6. Le nom est en blanc sur le manuscrit.
  7. Vers inédits, extraits de l’ïambe inscrit sous le no 4 dans la publication de M. Gabriel de Chénier.
  8. Inédit.
  9. Inédit.
  10. M. Becq de Fouquières, Documens nouveaux, Biographie.
  11. Voyez, pour l’historique de la prétendue conspiration de Saint-Lazare, le récit très détaillé, appuyé par de nombreux documens inédits, de M. Becq de Fouquières. Nous le suivrons fidèlement, sauf sur un point.
  12. Ce fut l’occasion d’un trafic abominable et d’un marchandage sans pudeur. Il y eut entre les délateurs et certains détenus comme une enchère secrète de grâces. On raconte que la duchesse de Fleury, la jeune captive du poète, et Montrond obtinrent d’être effacés moyennant une somme de cent louis ; une bouteille d’eau-de-vie, offerte à propos à Robinet, sauva le comédien Joly. Les nommés Duroure, Martin, Poissonnier père, Delmas, Duparc, Logaie, Pardailhan, Glatigny, Hassolay et sa fille, furent mis à contribution, et c’est par le même moyen que Millin échappa à l’échafaud.
  13. M. Wallon, la Terreur, t. II, p. 339.
  14. Stello, chap. 30, 31, 32, 33, 34. M. de Vigny a choisi pour la scène de son roman la maison de Robespierre, afin d’y faire jouer plus à l’aise tous ses personnages.