Texte établi par Claude-Bernard Petitot (p. 44-67).

De la prise du roy Pierre par le Besque de Vilaines, comme il sortait furtivement du château de Montiel pour se sauver.


Le roy Pierre demeurant toûjours enfermé dans le château de Montiel, et ne sachant point comment en sortir sans tomber dans les mains de ses ennemis, choisit le temps de la nuit pour en faire celuy de son évasion, se promettant de se dérober à leur vigilance, à la faveur des ténèbres. Il ne voulut point s’embarrasser de son équipage, de peur que cela ne le fît découvrir, mais seulement partir luy sixième, afin que, marchans tous ensemble à fort petit bruit, ils pussent plus facilement surprendre ceux qui les observoient, et se couler furtivement jusqu’au prés des murailles, où ils sçavoient qu’il y avoit une brêche dont l’ouverture leur devoit servir de porte pour gagner les champs. Il se mit donc à pied avec les autres, tenans tous leurs chevaux par la bride ; et descendans tout doucement de ce château situé sur un haut rocher, ils arriverent sans aucun danger jusqu’à ce mur qu’on avoit fait nouvellement bâtir tout exprés pour fermer touttes les issües qui pouroient faciliter la fuite de Pierre. Ils n’avoient pas mal débuté jusques là ; mais par malheur ils rencontrerent quelques gens du Besque de Vilaines qui, se promenans au pied du château, prêterent l’oreille à quelque bruit qu’ils entendirent, et furent aussitôt en donner avis au Besque, qui les renvoya sur leur pas, avec ordre d’observer ce qui se passoit. Il fit en même temps armer tout son monde, dans l’opinion qu’il avoit que les assiegez avoient envie de faire une sortie. Ces gens luy vinrent rapporter qu’ils avoient veu six hommes approcher d’un mur, où il y avoit un grand trou qui leur ouvroit le chemin de la campagne tout à découvert. Le Besque, s’imaginant que ce pouvoit être le roy Pierre, se rendit aussitôt sur le lieu fort clandestinement, et, suivant pas à pas un cavalier qu’il ne pouvoit qu’entrevoir, il le saisit au corps comme il alloit passer la brêche, en lui disant : je ne sçay qui vous êtes, mais vous ne m’echapperez pas. Pierre se mit sur la defensive, et tâcha de luy donner d’un poignard dans le ventre. Mais le Besque en ayant apperçû la lueur, le luy arracha des mains, en jurant que s’il ne se rendoit sur l’heure, il ne le marchanderoit pas, et que, s’il faisoit encore la moindre resistance, il luy passeroit son épée jusqu’aux gardes au travers du corps.

Pierre, se voyant pris, tâcha de fléchir le cœur du Besque, en luy declarant sa misere et son infortune, et luy declinant ingenûment son nom, le pria de luy vouloir sauver la vie, luy promettant de luy donner trois villes, douze châteaux et douze mulets chargés d’or. Un autre, plus interessé que le Besque, se seroit laissé tenter à de si belles offres ; mais touttes ces richesses ne furent point capables d’ébranler sa fidelité. Ce brave general[1] luy répondit qu’il n’étoit point capable de faire une lâcheté semblable, et qu’il le meneroit à Henry. Ce fut alors que, pour s’assurer davantage de sa personne, il le prit par le par de sa robbe. Le vicomte de Roüergue arriva là dessus, et voulut mettre aussi la main sur luy de peur qu’il n’échappât, s’offrant de le lier d’une corde s’il en étoit besoin ; mais le Besque le pria de le laisser tout seul avec sa capture, et dont il viendroit bien à bout sans le secours de personne. Le vicomte, indigné de ce que le Besque ne vouloit pas partager avec luy l’honneur de l’avoir pris, luy dit qu’il ne l’avoit pas fait prisonnier de bonne guerre, mais par artifice et par surprise. Le Besque le regardant fierement luy répondit que s’il prétendoit luy en faire un crime et l’accuser de quelque supercherie dans cette prise, il se feroit faire raison l’épée à la main, quand il voudroit, en vuidant tous deux leur differend dans un duel. Le vicomte le radoucit en lui témoignant qu’il ne trouveroit pas son compte à se battre avec luy. Le Besque mena donc cet illustre captif dans la tente d’Alain de la Houssaye qui s’estima fort honoré de ce qu’on l’avoit choisy pour garder un dépôt de cette importance. Il felicita le Besque sur le bonheur qu’il avoit eu de faire une si riche proye, luy disant qu’on alloit souvent à la chasse sans trouver un gibier de cette conséquence, et qu’il avoit bien rencontré coutel pour sa gaine. Vilaines appella sur l’heure un de ses veneurs nommé Gilles du Bois, qu’il envoya tout aussitôt avertir Henry, qu’il avoit dans ses mains le prince apostat qui luy disputoit sa couronne.

La joye que ce messager luy donna fut si grande, que pour le recompenser d’une si agréable nouvelle, il se dépoüilla d’un fort beau manteau qu’il portoit, et le luy mettant dans les mains, il luy dit que ce present qu’il luy faisoit, n’approchoit pas du merite qu’il s’étoit fait auprés de sa personne, en luy annonçant une chose qui l’alloit rendre heureux pendant toutte sa vie. L’impatience qu’il avoit de voir son ennemy sous sa puissance, le fit monter precipitamment à cheval, sans se soucier s’il étoit suivy de quelque cortege ; quelques-uns de ses officiers coururent pour le joindre et ne le pas laisser seul. Il alla droit à la tente d’Alain de la Houssaye, dans laquelle il trouva le Besque de Vilaines et beaucoup d’autres seigneurs qui s’étoient assemblez là pour sçavoir ce qu’ils feroient de Pierre. Quand Henry l’apperçut dans leurs mains, l’impatience qu’il avoit de s’en défaire et la colere qui luy fit monter le sang au visage, luy firent porter la main sur une dague qu’il avoit sur soy pour en poignarder le malheureux Pierre. Mais le Besque de Vilaines[2] luy retint la main pour l’en empêcher, en luy remontrant que Pierre étoit son prisonnier, et que les loix de la guerre vouloient qu’on luy en payât la rançon devant qu’il sortît de ses mains, et que tandis qu’il seroit en sa puissance, il ne souffriroit pas qu’on luy fit aucun outrage. Henry luy promit de le satisfaire là dessus audelà même de son attente, et qu’il luy feroit compter des sommes proportionnées à la qualité du prisonnier qu’il luy livreroit. Il n’en fallut pas davantage pour obliger le Besque à luy lâcher Pierre. Aussitôt qu’Henry s’en vit le maître, il commença par luy taillader le visage de trois coups de dague avec lesquels il le mit tout en sang. La honte et le deplaisir que ce pauvre prince eut de se voir ainsi maltraité, luy fit faire un coup de desespoir, et, sans plus songer au déplorable état de sa condition, qui le rendoit esclave de son ennemy, il se jetta sur luy, le colleta d’une si grande force et avec tant de rage qu’ils tomberent tous deux à terre, Henry dessous luy.

Ce dernier, qui ne s’étoit pas desaisy de sa dague, faisoit les derniers efforts pour luy donner de la pointe dans le petit ventre ; mais Pierre avoit une cotte de mailles qui le mettoit à l’épreuve des coups qu’Henry luy portoit, et tachoit de luy arracher le poignard des mains, afin de l’en pouvoir percer à son tour. Bertrand arriva tandis qu’ils étoient ainsi l’un sur l’autre, et cria[3] qu’on vint vite dégager le Roy de dessous ce prince apostat, qui devoit mourir avec infamie. Ce fut alors que le bâtard d’Anisse, créature d’Henry, courut à son maître, et le prenant par la jambe, il le releva. Pierre resta couché par terre et tiroit à la fin d’une blessure qu’il avoit reçue d’un coup qui n’avoit pas porté à faux comme les premiers. Quand Henry le vit en cet état, il commanda qu’on luy tranchât la tête. Un écuyer espagnol se présenta là qui luy demanda la permission de l’expédier, pour se venger d’un pareil supplice qu’il avoit fait souffrir à son père, pour joüir de sa mere à coup sûr. Henry luy fit signe de l’executer au plûtôt. Le cavalier luy separa la tête du corps en un moment, en présence de tout le peuple qui se trouva là ; le tronc fut laissé sur la place. L’Espagnol ficha la tête au haut de la hache dont il s’étoit servy pour obeïr à l’ordre d’Henry, qui fit couvrir le corps de son ennemy d’un méchant drap de bougran, et commanda qu’on le pendît à une des tours de ce château de Montiel, qui luy ouvrit ses portes et se rendit à luy dés qu’il sçut que Pierre, pour lequel il tenoit, étoit demeuré prisonnier après sa défaite.

Le supplice de ce prince apostat devoit rendre le calme à Henry et le rétablir sur le trône, n’ayant plus de competiteur qui le luy disputât. On luy conseilla de faire porter la tête de Pierre dans Seville, afin qu’en la montrant à tout le peuple de cette grande ville, il ne doutât plus de sa mort. La chose fut exécutée comme elle avoit été projettée. Les bourgeois voyans cette tête odieuse, qui avoit causé tant de troubles, ne se contentèrent pas de se soumettre à l’obéïssance d’Henry, mais ils s’acharnerent avec tant de rage sur ce pitoyable reste de ce malheureux prince, qu’ils le jetterent dans la rivière, afin qu’ôtant de devant leurs yeux un objet si mal agreable, la memoire en fût abolie pour jamais. Henry ne croyoit pas qu’ils pousseroient si loin la haine qu’ils portoient à son ennemy, dont il vouloit faire voir la tête dans Tolede comme dans Seville, se promettant que les habitans ne balanceroient point à se rendre après ce spectacle, qui feroit la décision de tout et les obligeroit, sur ce pied, à ne plus reconnoître d’autre souverain que luy seul. C’est la raison pour laquelle il eût fort souhaité d’avoir dans ses mains cette preuve infaillible, qui leveroit tous les doutes qui pouroient rester de la mort de son ennemy. Bertrand luy conseilla de retourner incessamment au siege de Tolede, pour finir toutte cette guerre par la prise de cette ville, qui tenoit encore pour Pierre. Touttes les places qu’il rencontra sur sa route, luy ouvrirent leurs portes, et toutte la noblesse du plat païs luy vint presenter ses hommages. Touttes les garnisons des forteresses luy en venoient presenter les clefs ; il ne restoit plus que Tolede, dont Bertrand meditoit la conquête pour couronner touttes celles qu’il avoit déjà faites en faveur d’Henry.

Tandis que ce fameux general y appliquoit touttes ses pensées, il vint un gentilhomme de la part du roy de France, qui luy dit qu’il avoit ordre de son maître de luy marquer qu’il eût à se rendre au plûtôt, en personne, à sa cour, et qu’il assemblât le plus de troupes qu’il pouroit, parce que la France avoit un extreme besoin de secours contre les Anglois, qui, ne se soucians point de garder la trêve faite avec eux, s’étoient répandus dans le Boulonnois, dans la Guienne et dans le Poitou, qu’ils ravageoient avec des hostilitez inoüyes, et que Robert Knole s’étoit vanté de faire bientôt voir les leopards d’Angleterre sous les murailles de Paris. Bertrand luy répondit qu’il étoit étonné comment un si grand Roy souffroit ces avanies dans le centre de ses États, ayant une si nombreuse et si belle noblesse dans son royaume, qu’il pouvoit faire monter à cheval contre ses ennemis. Le gentilhomme l’assura que c’étoit bien l’intention de Sa Majesté ; mais qu’elle le vouloit mettre à la tête de touttes ses troupes, se persuadant qu’elle ne pouvoient être commandées par un general plus fameux ny plus experimenté que luy ; que même son maître avoit dessein de luy donner l’épée de connétable, parce que le seigneur de Fiennes, qu’il avoit honoré de cette premiere dignité militaire, étoit si vieux et si cassé qu’il n’étoit plus en état d’en exercer les fonctions ; enfin que la nouvelle qu’il luy annonçoit étoit si véritable, qu’il la verroit confirmée par les patentes et les depêches de Sa Majesté, dont il étoit porteur, et qu’il avoit ordre de luy mettre en main. Bertrand ouvrit aussitôt le paquet ; il trouva qu’il quadroit mot pour mot à tout ce que le gentilhomme luy avoit avancé, sur la lecture que luy en fit son secretaire ; car Bertrand, comme j’ay déjà dit, ne sçavoit pas lire. Il regala cet agréable député de fort beaux presens, et fit aussitôt rêcrire au Roy qu’il s’alloit disposer à faire tout ce que Sa Majesté luy faisoit l’honneur de luy commander, et chargea le même gentilhomme de luy porter cette réponse.

Henry, qui n’étoit pas encore maître de Tolede, ne s’accommodoit pas de cette nouvelle que luy donna Bertrand. Il le pria, devant que de songer à le quiter, de vouloir couronner en sa faveur ce qu’il avoit si genereusement commencé, luy disant qu’il ne restoit plus rien à prendre que Tolede, afin qu’il luy fût redevable de sa couronne entiere. Guesclin brûloit d’envie d’aller au plûtôt en France ; mais il ne pouvoit honnêtement abandonner Henry, qui le conjuroit de rester, parce qu’il sçavoit que la présence et la reputation de Bertrand étoient d’un grand poids pour le succés de ce siege. On tint donc conseil de guerre pour deliberer sur les moyens de se rendre dans peu maître de Tolede. Bertrand fut d’avis qu’il falloit presenter devant cette ville l’étendard de Pierre, afin que les bourgeois, à ce spectacle, ne doutassent plus de sa mort ou de sa défaite. On suivit son conseil, et quand le gouverneur de la place apperçut cette enseigne, il demanda, du haut des murs, ce que tout cela vouloit dire. Henry se présenta pour demêler cette énigme, en luy témoignant qu’on luy vouloit apprendre par là, que le roy Pierre avoit été battu, pris et non seulement décapité, mais sa tête jettée dans un bras de mer par les habitans de Seville, qui n’avoient pû souffrir devant leurs yeux cet objet de leur execration. Le gouverneur ne voulut point deferer à cette nouvelle, se persuadant que cette enseigne étoit contrefaite, et que c’étoit un piège qu’on luy avoit tendu pour l’obliger à se rendre sur ce leürre grossier. Il jura qu’il ne rendroit la place qu’à son maître Pierre. Henry se voyant pressé par Bertrand, à qui les pieds brûloient, tant il avoit d’empressement d’aller en France, répondit à ce commandant que si dans quatre jours il ne luy apportoit les clefs de Tolede, il le feroit traîner mort sur la claye tout autour de la ville, comme il alloit ordonner qu’on fit de l’étendard de Pierre. En effet, après l’avoir fait promener longtemps sous les murailles de Tolede, couché contre terre, il le fit dechirer aux yeux des assiegez et jetter dans un fossé.

Ce spectacle qui devoit intimider ce commandant, ne fit que l’endurcir encore davantage dans sa premiere obstination ; car il déclara qu’avant que de se rendre, les assiegez mangeroient de cinq hommes l’un, pour se garantir de la famine qui commençoit à les travailler. Ils avoient en effet déja consommé chiens, chats, chevaux, et touttes autres bêtes. Ils en étoient même reduits à sortir la nuit en cachette pour paître les méchantes herbes qui croissoient auprés des fossez. L’opiniâtreté de ce gouverneur fut si grande qu’il laissa périr plus de trente mille hommes, tant chrétiens et juifs que qarrazins, qu’une faim canine emporta du monde. Les assiegeans avoient tenté tous les artifices imaginables pour obliger la garnison de Tolede à sortir sur eux, faisans par deux fois semblant de se retirer dans l’esperance que retournans tout d’un coup sur les assiegez, ils pouroient rentrer avec eux pèle mêle dans la ville et s’en rendre les maîtres par ce stratageme : mais les habitans de Tolede ne donnoient point dans tous ces piéges. Bertrand se lassant de touttes ces longueurs voulut prendre congé d’Henry, pour aller à Paris auprés du Roy son souverain, qui l’avoit mandé ; mais Henry le conjura tant de rester encore jusqu’à ce que Tolede fût pris, qu’il ne put honnêtement s’en defendre, et pour expedier affaire, il opina là dessus d’une maniere si sensée, que tout le monde se rendit à son avis. Il dit qu’il falloit envoyer l’archevêque dans cette ville, pour parler aux bourgeois, dont il étoit le père et le pasteur, et leur faire serment la main sur la poitrine que Pierre étoit mort. Il estima que la parole d’un si grand prelat feroit plus d’effet dans leurs esprits pour les engager à se rendre, que touttes les machines de guerre qu’ils avoient employées contr’eux ; et que si les bourgeois ne vouloient pas deferer à l’autorité d’un homme dont le témoignage ne leur devoit point être suspect, il falloit leur proposer de députer quelques-uns d’entr’eux pour aller à Seville s’informer de la verité du fait, si Pierre étoit mort ou non.

Cet expedient étoit tout à fait bien trouvé. L’archevêque eut ordre de s’aller presenter aux portes de la ville qui luy furent aussitôt ouvertes pour le faire entrer. Il leur fit une remontrance si pathetique, et des sermens si sinceres et si grands, que le gouverneur même n’osant plus douter de tout ce qu’il disoit, invita tous les bourgeois à reconnoître Henry pour leur maître et leur souverain, puis que Pierre étoit mort. Chacun témoigna l’empressement qu’il avoit à luy rendre hommage. Henry fit son entrée dans Tolede où il fut reçu de ses nouveaux sujets avec beaucoup de respect et de joye. Le commandant luy présenta les clefs de sa place avec bien de la soûmission, que ce prince luy rendit genereusement en l’exhortant de luy être fidelle à l’avenir, comme il avoit été au roy Pierre. La reddition de Tolede mît Bertrand dans une entière liberté de se rendre en France, et de prendre congé d’Henry, qui luy fit de fort beaux presens pour reconnoître les importans services qu’il luy avoit rendus, et qui n’alloient à rien moins qu’à luy remettre la couronne sur la tête. Il le pria de trouver bon qu’il luy donnât quatre chevaliers qui le suivroient jusqu’à la cour de France, pour presenter à Sa Majesté beaucoup de joyaux et de fort beaux bijoux qu’il avoit dessein de luy envoyer, l’assûrant que quand il auroit conquis le reste de l’Espagne, il mettroit en mer une fort belle flote pour le secourir contre les Anglois ; et comme Bertrand faisoit état de mener avec soy son frère Olivier, les deux Mauny, la Houssaye, Carenloüet, et Guillaume Boitel pour l’expedition qu’il alloit faire en France, Henry luy témoigna qu’il luy feroit plaisir de luy laisser au moins le Besque de Vilaines, et son fils, afin qu’il pût achever avec eux les conquêtes qu’il avoit à faire pour se rendre le maître absolu de toutte l’Espagne. Bertrand y donna les mains volontiers, et se separa de ce prince avec touttes les demonstrations de tendresse et d’amitié, ne pouvans tous deux retenir leurs larmes, comme s’ils avoient un pressentiment de ne se revoir jamais plus.

Guesclin prit d’abord le chemin de sa duché de Molina pour y mettre ordre à ses affaires, avant que de partir pour France. Il dépêcha toûjours en attendant, un courier au Roy pour le prier de luy pardonner, s’il avoit jusqu’icy tardé si longtemps à le venir joindre avec touttes les forces qu’il alloit amasser avec toutte la diligence qui luy seroit possible, l’assûrant qu’il entreroit au plûtôt dans son royaume par l’Auvergne et par le Berry, pour donner bataille aux Anglois, et les dénicher de la France. Le Roy perdoit patience, et luy envoyoit couriers sur couriers, afin qu’il se hâtât de venir incessamment. Enfin, pour le presser encore davantage, il dépêcha messire Jean de Berguettes, son grand chambelan, pour luy venir donner avis qu’il n’y avoit point de temps à perdre ; que la France avoit plus besoin que jamais d’un fort prompt secours, depuis qu’il étoit entré dans la Picardie plus de vingt mille Anglois, sous la conduite de Robert Knole, et que Thomas de Grançon, Hugues de Caurelay, Cressonval, Gilbert Guisfard, et Thomelin Tolisset, avec beaucoup d’autres generaux avoient déjà percé jusques dans le fonds de la Champagne et de la Brie ; que d’ailleurs le prince de Galles étoit en campagne à la tête de fort belles troupes pour faire la guerre au duc d’Anjou, qui se trouvoit fort en peine de luy resister, et qu’enfin toutte la France alloit devenir la proye des Anglois, un theâtre de tragedies où l’on alloit porter le fer et le feu, s’il ne se dépêchoit de courir incessamment à son secours ; que sa propre gloire et même son intérêt particulier l’appelloient à cette expédition, puis qu’il ne seroit pas plûtôt arrivé à la cour, que Sa Majesté luy mettroit entre les mains l’épée de connétable. Bertrand luy répondit qu’un si grand roy luy faisoit plus d’honneur qu’il n’en meritoit ; qu’il alloit là dessus faire touttes les diligences imaginables pour le satisfaite ; mais qu’il étoit necessaire qu’il s’assurât auparavant de la forteresse de Soria, devant laquelle il alloit mettre le siege ; et qu’aussitôt qu’il l’auroit prise, il passeroit par le Languedoc, pour prêter la main au duc d’Anjou que le prince de Galles harceloit, et que cela fait, il se rendroit à grandes journées auprés de Sa Majesté, pour luy donner des preuves de son zèle et de son obéïssance, et sacrifier sa vie même pour son service.

Ce fut dans cette veüe qu’il s’alla présenter devant cette forteresse, où ses deux cousins Alain, et Jean de Beaumont faisoient les derniers efforts pour la prendre, et n’en pouvoient venir à bout, quelques assauts qu’ils eussent donnez, parce que les assiegez se défendoient avec une opiniâtreté invincible. Ils avoient déjà passé deux moix en vain devant cette place. Mais Bertrand se persuadant qu’on n’avoit pas bien pris touttes ses mesures, ou qu’il y avoit eu trop de tiedeur du côté des assiegeans, dit en son patois à ses deux cousins, À Dieu le veut et à Saint Yves, nous arons ces gars, ainçois que repairons en France. Il fit aussitôt sonner la charge, et tirer contre les assiegez si fortement et si longtemps, que ceux des rempars n’osoient se découvrir tout à fait, mais se contentoient de laisser tomber sur les assiegeans qui se trouvoient au pied des murailles, des pierres d’une prodigieuse grosseur, et des pieces de bois fort épaisses pour les accabler sous leur pesanteur, si bien que beaucoup de soldats en étoient écrasez, ou du moins fort endommagez. Bertrand s’appercevant que cela les rebutoit, leur faisoit reprendre cœur en leur disant que les bons vins étoient dans la place, qu’il leur en abandonnoit le pillage s’ils la pouvoient prendre, qu’il y avoit là beaucoup d’or et d’argent qui seroit entr’eux partagé fort fidellement, si bien qu’il ny auroit pas un soldat qui ne retournât riche en France, avec chacun deux ou trois bons chevaux comme s’ils étoient chevaliers. Ces amorces les firent retourner à la charge avec une nouvelle vigueur, montans sur des échelles, et se couvrons la tête et le corps de leurs boucliers. Bertrand voulut aussi payer d’exemple, se mêlant avec eux pour les encourager par sa presence. Tous les braves voulurent être aussi de la partie. Le seigneur de la Houssaye, les deux Mauny désirerent partager avec luy la gloire de cette action. Les soldats voyans leurs generaux tenter ce peril, coururent en foule au pied des murailles pour monter à l’assaut avec eux. Il y eut un chevalier nommé Bertrand qui s’appelloit ainsi, parce qu’il avoit été tenu sur les fonds par Guesclin, qui ne voulant point degenerer de la valeur de son parain, demanda l’enseigne de ce fameux general, et fut assez heureux pour monter au travers d’une grêle de coups, sur le haut d’un mur, où il planta l’étendard de Bertrand. Trois cens soldats le suivirent et le joignirent sur le même rampart, crians Guesclin ! Les assiegez voyans leurs ennemis sur leurs murailles, et croyans tout perdu pour eux, se mirent à genoux, et crierent misericorde ! Ils ne balancerent plus à faire l’ouverture de leurs portes à ce grand capitaine qui se saisit de cette place, dans laquelle il trouva beaucoup d’Espagnols qui avoient deserté le party d’Henry, pour embrasser celuy de Pierre. Il leur fit mettre les fers aux pieds et aux mains, et les envoya dans cet état à ce prince, qui, se souvenant de leur defection, les fit tous pendre aussitôt qu’ils furent arrivez à Burgos où il tenoit sa cour.

Cette conquête fut la derniere de touttes celles que Bertrand fit en Espagne. Il ne songea plus qu’à se rendre au plûtôt auprés du roy de France, qui l’attendoit avec impatience. Il congédia tout ce qu’il avoit d’Espagnols dans ses troupes, et se reserva seulement les François et les Bretons. Il combla les premiers de largesses et de presens en les renvoyant en leurs païs, et promit aux seconds de grandes recompenses s’ils servoient bien leur souverain contre les Anglois, qui pretendoient se rendre maîtres de la France et y faisoient d’étranges hostilitez. Comme il se disposoit à partir, le maréchal d’Andreghem arriva de la part du Roy, son maître, poiir luy dire qu’il se hâtât, et que tout le royaume luy tendoit les bras pour luy demander du secours contre ses ennemis, qui l’alloient mettre à deux doigts de sa ruïne, s’il ne venoit en diligence rétablir les affaires par sa présence et par son courage. Bertrand avoüa de bonne foy qu’il étoit tout confus de l’honneur que luy faisoit Sa Majesté, d’avoir jetté les yeux sur luy plûtôt que sur un autre pour une expedition de cette importance ; qu’il étoit au desespoir de ce qu’il ne s’étoit pas rendu plûtôt auprés de sa personne ; que c’étoit pour la sixiême fois que ce sage prince luy avoit envoyé du monde pour le solliciter de venir, et que sans des affaires importantes, qu’il avoit fallu consommer auparavant, il auroit obey tout d’abord. Il ajouta qu’il s’étonnoit comment Sa Majesté n’avoit pas fait un bon corps d’armée pour repousser ces étrangers, qui le venoient inquieter jusques dans le centre de ses États. Le maréchal luy répondit que c’étoit l’intention du Roy son maître, qui l’attendoit avec impatience pour le mettre à la tête de touttes ses troupes, et qu’on avoit laissé touttes choses en suspens jusqu’à son arrivée ; que toutte la noblesse et les peuples de ce grand royaume soûpiroient après sa présence, et que même le seigneur de Fiennes, connêtable de France, ne pouvant plus, à cause de son grand âge, soûtenir le poids de cette dignité, vouloit l’abdiquer entre les mains du Roy, luy declarant qu’il ny avoit personne dans tous ses États plus capable de luy succéder dans cette grande charge que Bertrand Du Guesclin ; que toutte la France unanimement jettoit les yeux sur luy pour luy voir porter l’épée de connétable, et la tirer de l’accablement dans laquelle elle étoit.

Guesclin, voyant qu’on rendoit tant de justice à sa valeur et à son experience, se sçut fort bon gré de touttes les louanges que le maréchal luy donna, et l’assura qu’il iroit de ce pas en France avec luy ; que pour cet effet il alloit faire charger son bagage et son équipage, afin de ne plus retarder son départ, et qu’il étoit persuadé que si le Roy vouloit être bien servy dans la guerre, il falloit commencer par bien payer les soldats qui s’enrôleroient sous ses enseignes, et que si Sa Majesté luy donnoit la dignité de connétable, il n’en vouloit recevoir l’épée qu’à ce prix. Il fit ensuite un festin fort superbe à ce maréchal, qu’il regala magnifiquement, et montans à cheval ensemble, ils firent une si grande diligence qu’ils arriverent en peu de temps en la comté de Foix. Bertrand n’étoit suivy que de cinq cens hommes, mais tous gens de choix et d’elite. Le comte leur fit touttes les honnêtetez imaginables, jusques là même qu’ayant appris qu’ils venoient chez luy, il voulut aller au devant d’eux pour leur faire honneur. Il ne se contenta pas de les avoir bien regalez, il poussa la civilité jusqu’à les conduire en personne jusqu’à Motendour. Il fit mille caresses à Bertrand, luy disant qu’il ne connoissoit point au monde un plus grand capitaine que luy, dont il avoit tous les sujets du monde de se loüer beaucoup, mais non pas de son frère, qui, servant sous le comte d’Armagnac, son ennemy, luy avoit causé beaucoup de dommage et de trouble.

Bertrand disculpa son frère[4] auprés de ce prince, en luy témoignant qu’il n’avoit fait que son devoir ; et que quand un gentilhomme avoit une fois embrassé le party d’un maître, il le devoit soutenir jusqu’au bout, et que s’il en usoit autrement on auroit sujet de le blâmer et de l’accuser même de lâcheté. Le comte se le tint pour dit, et sçachant qu’un tel capitaine luy seroit d’un fort grand secours dans la guerre qu’il avoit à soutenir contre le comte d’Armagnac, il essaya de l’engager à son service, en luy promettant un mulet chargé d’autant d’or qu’il en pouroit porter. Guesclin luy fit connoître qu’ayant des engagemens avec le roy de France, il ne pouvoit pas servir deux maîtres ; mais que ne pouvant pas luy prêter son bras ny son épée, il luy offroit sa mediation pour l’accommoder avec le comte d’Armagnac, et que si ce prince ny vouloit pas entendre il retireroit son frère aîné de son service, et le meneroit en France avec luy pour combattre contre les Anglois. Le comte de Foix fut fort satisfait des honnêtetez de Bertrand, qui se rendit à grandes journées dans le Languedoc, où il assembla dans fort peu de temps sept mille cinq cens hommes, avec lesquels il s’empara de la citadelle de Brendonne, de la ville de Saint Yives et du château de Mansenay, situé sur une eminence fort escarpée. Ces preliminaires rendirent son nom si fameux et si redoutable, que touttes les villes et châteaux qui se rencontroient sur sa route luy venoient apporter leurs clefs, et Bertrand faisoit prêter aux bourgeois le serment de fidelité pour le roy de France. Sa réputation s’étendit si loin sur la nouvelle de ces premiers progrès, que le duc d’Anjou, sur les terres duquel il passa, luy dit qu’en quinze jours seuls il avoit donné plus d’alarmes aux Anglois qu’il ne pouroit faire luy même en un an tout entier. Il l’avertit qu’il étoit necessaire qu’il fît diligence, parce que Robert Knole marchoit droit à Paris à la tête de vingt mille Anglois, ayant déjà passé la riviere de Seine au dessus de Troyes, et que le Roy l’attendoit pour luy donner l’épée de connétable, sçachant qu’elle ne pouvoit tomber en de meilleures mains qu’en les siennes. Bertrand ne s’entêta point de touttes ces louanges, mais tâcha de soutenir de son mieux la reputation qu’il avoit acquise ; et prenant congé du Duc, avec le maréchal d’Andreghem, il alla coucher à Pierregort[5], où il trouva Galleran, frère du comte de Jonas, qui luy fit un fort obligeant accuëil et le regala fort magnifiquement.

Aussitôt qu’il se fut levé de table, comme il n’avoit dans l’esprit que la guerre qu’il alloit entreprendre contre les Anglois, pour purger la France de ces dangereux ennemis, il s’avisa de monter au haut d’un donjon pour découvrir le clocher d’une abbaye que les Anglois avoient fortifiée. Le soleil qu’il faisoit, luy fit reconnoître leurs enseignes, où les leopards étoient semez d’or, et qui voltigeoient autour de ce clocher. Il fut fort étonné d’apprendre que les Anglois étoient si voisins du lieu où il avoit couché, et qu’ils étoient si bien retranchez dans cette abbaye, que depuis un an tout entier, on n’avoit pas pu les en dénicher. Il jura saint Yves qu’il ne sortitoit point de là qu’il n’eût emporté ladite abbaye, dans laquelle il vouloit souper le soir même et y rétablir les religieux avec leur abbé. Cet homme intrépide n’eut pas plûtôt descendu de la tour qu’il assembla tous ses gens, qu’il avoit dispersez dans les villages tout autour, et leur ordonna de se tenir prêts pour marcher au premier son de la trompette. Il leur commanda de faire provision de cent échelles, au moins. Galeran voulut faire transporter par charroy quelques machines de guerre, pour tâcher d’entamer les murailles épaisses de cette abbaye ; mais Bertrand luy declara qu’il n’en avoit pas de besoin ; que cela les tiendroit trop longtemps et qu’il choisiroit une voye si courte qu’il esperoit le soir même boire de fort bon vin dans la même abbaye.

Sa maxime étoit, avant que d’attaquer une place, de parler toûjours au gouverneur, afin qu’en l’intimidant et le menaçant, il pensât plus de deux fois au party qu’il avoit à prendre. Il s’approcha donc des barrieres, et dit au commandant qu’il eût à luy rendre le fort au plûtôt, et que s’il prétendoit arrêter une armée royale devant sa bicoque, il luy en coûteroit la vie, qu’il luy feroit perdre sur un gibet. Le commandant ne tint pas grand compte de tout ce discours, et luy répondit fierement qu’il ne trouveroit pas à cueillir des lauriers en France, si facilement qu’il avoit fait en Espagne, et que bien qu’il fût ce redoutable Bertrand dont tout le monde parloit avec tant d’estime, il esperoit luy faire une resistance si forte qu’on seroit à l’avenir moins prevenu en sa faveur. Cette repartie choqua fort Guesclin, qui fit aussitôt sonner la trompette, combler les fossez de terre et de feuilles, et cramponner des échelles contre les murs, afin que ceux qui se mettroient en devoir d’y monter, s’y tinssent plus ferme. Quand touttes choses furent ainsi disposées, Guesclin dit à ses gens, dans son langage du quatorziême siècle : Or avant ma noble mesquie à ces ribaux gars, à Dieu le veut ils mourront tous. Et pour les encourager encore davantage, il leur promit de leur donner tout le butin qu’ils feroient dans cette abbaye, qu’ils pouroient ensuite partager entr’eux. Il ne se contenta pas de les exciter à bien faire, il leur en voulut montrer luy même l’exemple. Il prit une échelle de même que le moindre soldat, et monta dessus avec autant de flegme que s’il mettoit le pied sur les degrez d’un escalier. Galeran voyant cette action si extraordinaire, fit le signe de la croix en disant au maréchal d’Andreghem : Dieu, quel homme est-ce là ! Le Maréchal l’assûra qu’il ne s’en étonnoit aucunement, puis qu’il étoit né pour de semblables entreprises, et que si ce Bertrand étoit roy de Jérusalem, de Naples ou de Hongrie, tous les payens ne seroient point capables de luy resister, et que la France étoit bienheureuse d’avoir trouvé, dans la conjoncture presente, un défenseur de cette bravoure.

Les autres generaux eurent honte de voir Bertrand dans le peril sans le partager avec luy. Jean de Beaumont, les deux Mauny, le Maréchal[6] et Galeran s’exposerent aussi comme luy. Les assiegez jettoient sur eux des barres de fer touttes rouges, de la chaux vive et des barrils tout remplis de pierre ; mais toutte cette resistance, quelque vigoureuse qu’elle fût, ne les empêcha pas de monter et d’entrer dans la place, où Bertrand, rencontrant le gouverneur, luy fendit la tête en deux d’un grand coup de hache. Cet affreux spectacle épouventa si fort toutte la garnison angloise, qu’elle se rendit aussitôt à discretion. Bertrand se laissa fléchir aux prières de ces malheureux ; il se contenta d’en donner la depoüille à ses soldats, et de la voir partager devant luy. Le soir même, il voulut souper comme il avoit dit, dans la même abbaye, dans laquelle il rétablit les moines dés le lendemain. Après qu’il y eut séjourné deux jours pour mettre ordre à tout, et jetté de bonnes troupes dans tous les forts qu’il avoit conquis, il renvoya le maréchal en cour, qui vint à grandes journées à Paris, et s’en alla mettre pied à terre à l’hôtel de Saint Paul, où Charles le Sage logeoit alors. Il luy fit un recit de la valeur extraordinaire de Bertrand, et de touttes les grandes actions qu’il luy avoit veu faire. Ce discours ne fit qu’irriter la démangeaison qu’avoit le Roy de voir un si grand homme, et de l’employer au plûtôt contre Robert Knole, dont touttes les troupes ravageoient tout le Gâtinois, et vinrent brûler des maisons jusques dans Saint Marceau, qui n’étoit pas alors un fauxbourg de Paris, mais un village assez proche de là.

Tout Paris étoit en alarme ; il y avoit bien dix mille hommes de garnison dedans, sans le grand peuple capable de porter les armes, outre quantité de seigneurs qui s’étoient enfermez dans la ville, dont étoient le duc d’Orléans, oncle du Roy, les comtes d’Auxerre, de Sancerre, de Tanquarville, de Soigny, de Dampmartin, de Ponthieu, de Harcourt et de Braine, le vicomte de Narbonne et son frere, les seigneurs de Fontaine et de Sempy, Gauthier du Châtillon, Oudart de Renty et Henry d’Estrumel ; si bien que tous ces seigneurs pouvoient sortir de Paris à la tête de quarante mille hommes ; la ville d’ailleurs suffisamment gardée. Mais le Roy ne vouloit rien hasarder, jusqu’à ce que Bertrand fût venu, voulant profiter de l’exemple des rois Philippes de Valois et Jean, ses prédécesseurs, qui, pour avoir tout risqué fort mal à propos, avoient mis la couronne de France à deux doigts de sa ruine. Il laissa donc morfondre les Anglois devant Paris, qui, manquans bientôt de fourrages et de vivres, furent contraints de se retirer et de tout abandonner[7]. Ce sage prince les fit côtoyer par ses troupes, qui prenoient bien à propos l’occasion de les charger, si bien qu’il en défît plus de cette maniere que s’il eût pris le party de les combattre en bataille rangée.


  1. Pierre fut arrêté par Moradaz de Rouville et par Coppin son écuyer. Ils en donnèrent avis au Besque de Vilaines sous la bannière duquel ils servoient.

    « Haa ! gentil Besgue, dist Pietre, je me rens à vous : me convient-il morir, et est mon jour venu où j’ay tant évadé. Sire, qui estes-t vous ? dist le Besgue. Helas ! dist Pietre, je suis le plus méchant qui oncques regnast en ce siecle. Roy Piètre me souloient appeller grans et petiz. Or ne régneray plus au mien cuidier : car bien croy qu’il me fauldra morir en bref temps. Haa ! sire, dist le Besgue…, le vaillant Roy vostre frere aura pitié de vous. » (Menard, p. 371.)

  2. « Se vous voulez (dit le Besgue de Vilaines à Henri), je le vous rendray, par telle condition que vous m’en payerez au telle rençon en deniers comptans, comme à telle prise appartient… » Adonc le roy Henry dist au Besgue : « Gentil Besgue, je croy sans cuidier, que vous estes un loyal chevalier. Je vous prie que vous rendez Pietre, et je yous en payeray rençon à vostre voulenté. » (Menard, p. 374.)
  3. Et commença Bertran à dire : « Lessiez vous occire le roy Henry à tel vice par un faulx traictre renoyé, qui oncques ne fist bien en jour de sa vie ? » Lors dist au bastard d’Anysse, qui estoit privé dudit Henry : « Alez aidier au roy Henry. Car vous le povez faire. Prenez-le par la jambe, et le montez dessus. » (Ménard, p. 375).

    La mort de Pierre est racontée diversement par les anciens auteurs. Le récit de Menard est dénué de foule vraisemblance, et ne s’accorde pas avec la loyauté connue de Du Guesclin.

  4. Ce frère étoit Olivier Du Giiesclin, que notre héros rappella auprés de lui, sitôt qu’il eût rétabli la paix, entre les comtes de Foix et d’Armagnac.
  5. C’est-à-dire qu’il entra dans le Périgord. Le comte de Pérgord, que l’auteur des Mémoires appelle Jonas, vint au devant de Du Guesclin accompagné des sires de Mucidan, d’Aubeterre et d’autres seigneurs ses vassaux. Il avoit donné les ordres nécessaires à son frere Gallerand pour qu’on reçut dans la ville de Périgueux Du Guesclin et son armée. (Du Chastelet, p. 184.)
  6. Mesmes le gentil mareschal s’y exposa, et Galeren aussi, qui crioit : « Perregort, Dieu aye aujourduy ! » Et ceulx de dehors crioient : « Montjoye Saint Denys ! » Mais ceulx de dedens feroient sur eulx, et jetroient roges barreaux de fer, chaux vive…, tonnel emply de pierres. (Ménard, p. 393.)
  7. Mais moult estoit courroucié Canole, que on ne lui avoit livré bataille, et mains en prisoit les barons de France. Et bien disoit, que se Bertran fust avecques le Roy, il lui eust livré gent et puissance telle, que ainsi ne alissions nous pas non combatuz, mais le fussions passé à un moiz, ou plus… Ainsi s’en aloient les Engloiz… Et estoient-ilz poursuiz, et costoiez de plusieurs bonnes gens d’armes, desquelz estoient les capitaines, les contes d’Aucerre et de Sancerre, Gaucher de Chastillon, Odart de Renty, Jehan de Vienne, le viconte de Nerbonne, et les seigneurs de Angest et de Rayneval, qui aux Engloiz portoient grant dommage. (Ménard, p. 396.)