Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 350-376).

De la reddition volontaire que ceux de Burgos et de Tolede firent de leurs villes, aussitôt qu’ils apprirent que Bertrand et la compagnie blanche étoient en marche pour les assiéger.


La ville de Burgos fut fort alarmée de la nouvelle que des espions luy donnerent qu’elle étoit menacée d’un prompt siege, et que les ennemis faisoient un mouvement de ce côté là. Les habitans coururent aux armes, firent fermer leurs portes et sonner la grosse cloche, pour avertir tous les bourgeois que puis qu’on la mettoit en branle, il y avoit quelque calamité publique qu’il falloit tâcher d’écarter. On ne se contenta pas de ces préliminaires, on trouva bon de s’assembler et de tenir conseil pour deliberer sur les mesures qu’il y avoit à prendre dans une affaire où il y alloit du tout. On y appella l’archevêque, qu’il étoit nécessaire de consulter, et dont les avis étoient estimez fort judicieux ; car étant regardé comme le père commun de la ville, on étoit persuadé que la longue expérience qu’il avoit acquise dans le maninient des affaires, et la tendresse qu’il avoit pour ses propres ouailles le feroient opiner de bon sens. En effet on ne se trompa pas dans l’attente que l’on en avoit.

Ce grand personnage ouvrit la conference en representant à toute l’assemblée le danger évident dont tout le monde étoit menacé ; qu’il falloit fouler aux pieds toutes les considerations particulieres pour n’envisager que le bien public, et dire chacun librement son avis, pour dissiper au plûtôt l’orage qui pendoit sur leur têtes. Un Espagnol prit la liberté de l’interrompre là dessus, en luy disant qu’il luy sembloit que comme toutes les personnes qui composoient ce conseil, professoient trois religions differentes, il étoit à propos d’en faire trois classes separées, l’une de chrétiens, l’autre de juifs et l’autre de sarazins, qui se retirans chacune à part pouroient deliberer en particulier sur l’affaire presente, et faire part aux autres chambres de la resolution qu’elles auroient prises reciproquement, afin que se communiquans ainsi leurs avis l’une à l’autre, on en pût former une plus meure délibération. Cet expedient fût approuve de tout le monde. Chaque nation se retira dans sa chambre pour conférer avec plus de liberté sur l’état des choses.

L’archevêque, présidant à celle des chrétiens, ne balança point de rompre la glace, et de dire hardiment que Pierre ne luy sembloit point digne de regner, puis que c’étoit un prince qui n’avoit aucune des parties necessaires pour bien gouverner ; qu’il étoit violent, brutal, inconsidéré, cruel et sans religion, n’en ayant aucune que celle des juifs, ausquels il avoit donné son oreille et son cœur, n’ayant aucune deference que pour ces ennemis du christianisme, qui luy avoient fait commettre le meurtre de la reine Blanche, dont le sang crioit vengeance devant Dieu et devant les hommes ; que le prince Henry qui luy disputoit la couronne y avoit bien plus de droit que luy, puisqu’il étoit né d’une dame fort riche effort qualifiée, qu’Alphonse avoit fiancée devant que de l’approcher, et qu’il avoit toujours reconnuë depuis pour sa propre femme ; que d’ailleurs ce prince, outre la validité de son titre, avoit des qualitez qui le faisoient aimer de tout le monde, étant bon, honnête, humain, brave, liberal et pieux catholique ; que son avis étoit donc de le preferer à Pierre, et de l’honorer et le recevoir dans l’enceinte de leurs murailles comme leur souverain legitime, à la charge qu’il leur promettroit, sur les saints Évangiles, de les conserver dans leurs anciens usages et la joüissance de leurs privileges. Ce sentiment fut universellement bien reçu de tout le monde, et passa tout d’une voix dans ce conseil sans aucune contradiction.

Les choses étant arrétées et conclues de la sorte, on fut bien aise de sçavoir quel avoit été là dessus l’avis des Sarazins. L’archevêque leur demanda des deputez pour apprendre si leur opinion quadroit à la leur. Celuy qui fut depêché de la part de ce corps, déclara que leur assemblée l’avoit charge de les assûrer de sa part qu’ils n’avoient point d’autre intention que de suivre en tout les mouvemens qu’il leur plairoit de leur inspirer là dessus. On se loüa fort d’une réponse si honnête et tout ensemble si soûmise. L’archevêque luy dit que toutes les voix ou plûtôt tous les cœurs étoient tournez du côté d’Henry. Le sarrazin luy répondit que toute leur assemblée avoit eu la même predilection pour ce prince. Il ne s’agissoit plus que de pressentir les juifs. Celuy que leur conseil avoit charge de la réponse, demanda devant, que de faire son rapport, que chacun fit serment de les laisser aller hors de la ville, avec toute la sécurité possible, en cas qu’ils trouvassent à propos de prendre ce party. La condition luy fut aussitôt accordée. Quand le juif eut par devers soy ce qu’il demandoit, il dit que, comme ils n’estimeroient pas un juif qui se feroit chrétien, de même ils n’estimoient pas un chrétien qui se faisoit juif, et qu’il les prioit de le dispenser de s’ouvrir plus avant, puis qu’il leur étoit aisé de faire l’application là dessus, que des gens bien sensez comme eux pouvoient faire fort facilement. Comme c’étoit sur la personne de Pierre que tomboit le denoüement de cet énigme, chacun fut ravy de voir que les trois sectes différentes n’avoient eu toutes qu’un même sentiment et reconnoissoient Henry pour leur roy.

Toute la ville étant donc résoluë de se rendre à ce prince, il fallut prendre des mesures pour luy faire part du dessein qu’ils avoient de se donner à luy. L’ambassade étoit un peu delicate ; car il étoit dangereux que Pierre ne fût informé de la défection de ceux de Burgos. On jetta les yeux sur deux Cordeliers, qui ne refuserent point de se charger de ce message et dont l’habit couvroit tout le soupçon. Ceux-cy ne manquerent point de se rendre avec leurs depêches à l’armée d’Henry, qui n’étoit qu’à dix lieües de là. Quand on vit approcher ces deux freres mineurs, on presuma que la commission qu’ils avoient ne pouvoit être que fort agreable. Le plus ancien porta la parole, et dit qu’il étoit chargé de la part de tous les habitans de Burgos, chrétiens, sarrazins et juifs, de presenter au prince Henry leurs soumissions, et de le prier de se rendre incessamment à cette grande ville, dont ils ne se contenteroient pas de luy ouvrir les portes, mais pretendoient encore l’y couronner avec toute la pompe et toute la ceremonie qui se sont toujours observées à l’égard des nouveaux rois d’Espagne, pourveu qu’il leur promît de ne donner aucune atteinte à leurs coutumes et leurs privileges. Henry, comblé de joye de recevoir une si agréable nouvelle, fit à ces cordeliers un accueil qui fut au dessus de leur attente même, les gratifia de fort beaux presens, et leur ordonna de retourner sur leurs pas à Burgos, pour en assurer les bourgeois de toute sa bienveillance, et leur declarer qu’il iroit le lendemain les voir en personne, et leur donner des preuves réelles de sa protection.

Les cordeliers, après avoir été bien regalez, reprirent le chemin de Burgos, et remplirent toute la ville d’une joye extrême par cette agreable nouvelle qu’ils y repandirent. Les Espagnols sortirent des portes en bon ordre, à la pointe du jour, pour venir à la rencontre de leur nouveau prince ; tout le clergé se mit en marche aussi, revétu fort magnifiquement et faisant porter devant soy la croix et la bannière, remerciant Dieu par des hymnes et par des cantiques de ce qu’il leur donnoit un si genereux prince. Les ecclesiastiques étoient precedez des plus notables bourgeois, dont il y en avoit huit qui portoient au bout de leurs lances les clefs de la ville, à raison de huit portes dont elle étoit ouverte et fermée. Les dames parurent aux fenêtres et sur les balcons fort superbement parées, pour donner plus d’éclat et de lustre à l’entrée de ce nouveau Roy, quelles souhaitoient fort de voir, ayant déjà par avance une favorable prevention pour luy. Les bourgeois allerent au devant de luy plus de quatre lieües.

Quand Henry les apperçut venir, l’excés de la joye qu’il en eut luy fit verser des larmes. Il les remercia de l’honneur qu’ils luy faisoient, et leur promit qu’il leur donneroit tous les sujets du monde de se loüer de luy. Quand il vit approcher l’archevêque, il mit pied à terre avec Bertrand et plus de cinquante des principaux officiers de l’armée, pour recevoir sa benediction. Ce vénérable prelat luy fît sa harangue au nom de tous les bourgeois de la ville qui l’environnoient, le traita de roy, luy presentant les soumissions, les hommages et l’obeïssance d’un million de peuples qui le vouloient reconnoître pour leur souverain, s’il avoit la bonté de leur vouloir promettre qu’il ne toucheroit point aux usages, coutumes et privileges établis par ses predecesseurs rois. Il leur répondit avec toutes les honnêtetez imaginables, et donna les mains à tout ce qu’ils voulurent de fort bonne grace.

Ce prince continüant sa marche avec Bertrand et tous les seigneurs de sa cour et de son armée, au bruit des acclamations de ceux qui s’étoient rendus auprés de sa personne pour le feliciter sur son arrivée dans Burgos, entra dans cette grande ville avec ce superbe cortege. On fit retentir toutes les cloches avec le plus de fracas et de bruit que l’on put, pour témoigner la joye que tout le monde avoit de sa venüe. On logea toute l’armée dans les fauxbourgs, et ce nouveau Roy se rendit au palais avec Bertrand et les principaux seigneurs qui commandoient ses troupes, où l’attendoit un fort magnifique et splendide souper, qui luy fut d’autant plus agreable que plus de cent des plus nobles et des plus belles dames de la ville furent de ce repas. La table fut servie de viandes fort exquises et dont la délicatesse n’en empêchoit point l’abondance. Tout le peuple passa la nuit et le lendemain tout entier dans une rejoüissance à proportion. Le vin ruisseloit comme l’eau par toutes les rües, et l’on ne vit jamais de si grandes démonstrations de joye, que celle qui parut dans ce beau jour qui mettoit Henry dans la possession de Burgos. Il témoigna publiquement qu’il étoit redevable de tous ces succés et de toutes ces prosperitez à Bertrand, auquel il fit des caresses toutes particulieres, qui donnèrent à ce general un nouveau desir de pousser encore plus loin ses conquêtes en faveur d’un prince si reconnoissant, et de luy soumettre le cruel Pierre, qui ne meritoit pas de porter la Couronne.

Henry se croyant au dessus de toutes ses affaires, se persuada que pour s’affermir encore davantage dans le bonheur où il se voyoit, il étoit de la politique d’appeller au plûtôt sa femme à Burgos, pour la faire couronner avec luy. Cette princesse étant parfaitement belle et spirituelle, pouvoit beaucoup contribuer, par sa présence, à l’avancement de leurs communs interêts, et cultiver par là les amis et les creatures de son mary. Ce luy fut une joye bien grande quand elle apprit qu’elle alloit devenir reine d’un grand royaume, lors même qu’elle croyoit tout perdu pour Henry. Elle se rendit à Burgos dans un fort leste et pompeux équipage, accompagnée des trois sœurs du Roy son mary. Mais avant que d’y faire son entrée, qui fut des plus superbes, elle descendit de carosse aux approches de cette grande ville, et monta sur une tres belle mule qui portoit une selle toute couverte de pierreries, d’où pendoit une housse de pourpre, enrichie d’un brocard d’or dont les yeux des spectateurs étoient ebloüis ; le harnois étoit aussi d’un prix proportionné à toutes ces richesses.

On vint dire secrettement à Bertrand que la Reine[1] étoit presque aux portes de Burgos. Il monta tout aussitôt à cheval pour luy faire honneur, accompagné d’Hugues de Caurelay, d’Olivier de Mauny, de Jean d’Evreux et de Gautier Hüet. Aussitôt qu’elle les aperçut, elle descendit de sa mule, pour leur témoigner qu’elle tenoit de leur bravoure et de leur valeur le bienheureux état dans lequel elle alloit entrer, et que sa presente prosperité ne l’avoit pas tellement entêtée qu’elle luy eût fait oublier sa premiere condition. Tous ces generaux se jetterent à bas de leurs montures, la voyans à pied, et la conjurerent de remonter sur sa mule. Elle fit beaucoup de façons avant que de s’y resoudre, disant qu’il étoit de son devoir de faire honneur à ceux ausquels elle étoit redevable de la couronne qu’elle alloit porter. Ces paroles étoient accompagnées de tant de grace et de majesté que ces seigneurs en étoient charmez et se disoient l’un à l’autre qu’une telle dame meritoit de regner. Quand ils furent tous remontez auprés d’elle, ses belles sœurs étudians la mine de Bertrand, dont elles avoient tant entendu parler, s’entretinrent sur son chapitre ; l’une d’elles, toute étonnée de son exterieur ingrat et de son air tout disgracié, ne put s’empêcher de dire : Mon Dieu qu’il est laid ! est-il possible que cet homme ait acquis dans le monde une si grande réputation ? La seconde répondit qu’il ne falloit pas juger des gens par les apparences, et qu’il luy suffisoit qu’il fut brave, intrepide, heureux, et sortant toûjours avec un succés incroyable de toutes les expeditions qu’il entreprenoit. La troisiême encherit encore sur la seconde, en faisant remarquer aux deux autres qu’il étoit d’une taille robuste, qu’il avoit les poings gros et quarrez, qu’il avoit la peau noire comme celle d’un sanglier, et qu’on ne devoit pas s’étonner s’il en avoit aussi la force et le courage. Tandis que ces princesses observoient ainsi Bertrand depuis la tête jusqu’aux pieds, la reine entra comme en triomphe dans Burgos, suivie d’un cortege fort magnifique, accompagnée d’une cavalcade fort leste. Mais ce qui fit naître encore une plus grande veneration pour elle, ce fut la majesté de son visage et ce grand air de reine, qu’elle tenoit encore plus de la nature que de sa qualité. Toutes les dames de Burgos avoient arboré leurs plus beaux ornemens pour se presenter devant elle et luy faire leur cour. Elles la feliciterent sur la justice que le ciel luy faisoit de la faire monter sur le trône, dont elle n’étoit que trop digne, et l’assûrerent qu’elles feroient de leur mieux pour luy plaire, et qu’elles travailleroient par tout à luy donner des preuves de leur obeïssance et de leur zèle. La Reine leur repondit qu’elle feroit si bien qu’elles auroient tout sujet de se loüer d’elle. En suite elle se rendit au palais, qu’elle trouva fort superbement paré, dont toutes les chambres étoient tenduës de fort rares tapisseries et de riches draps d’or et de soye.

Le saint jour de Pâques fut choisy pour le couronnement de Leurs Majestez, qui fut suivy d’un fort grand banquet. Les concerts, les voix et d’autres instrumens de musique en rendoient le repas encore plus agreable. Le comte de la Marche, aprés que toutes ces rejoüissances eurent pris fin, se souvenant que la reine Blanche de Bourbon avoit reçu la sepulture dans une église qui n’étoit pas fort loin de là, fit celebrer plusieurs messes dans le même lieu pour le repos de l’ame de cette princesse ; et par ce lugubre devoir, il ralluma dans l’ame de Bertrand et de tous les François le juste désir de venger sur Pierre un si cruel meurtre, et de n’en pas demeurer à ces premiers succés, qu’ils avoient intention de pousser jusqu’au bout en faveur d’Henry. Tandis que tous ces seigneurs étoient touchez de ces nobles sentimens, et s’excitoient les uns les autres à perseverer dans leur entreprise, il partit secrettement un espion de la ville de Burgos, qui fut à toute jambe à Tolède pour avertir Pierre de tout ce qui venoit de se passer à son prejudice.

Ce prince avoit en sa compagnie plusieurs juifs avec lesquels il s’entretenoit sur le présent état de ses affaires, qu’il comprit être bien plus déplorable qu’il ne pensoit par le triste rapport que cet espion luy fit en leur présence de la reddition, ou plûtôt de la defection de Burgos et du couronnement de ses ennemis dans cette grande ville. La douleur que Pierre conçut d’une si funeste nouvelle, luy fit dire qu’il s’appercevoit bien que la prophetie s’accompliroit bientôt à ses propres dépens, et que Bertrand, designé par l’aigle, alloit faire une proye de tous ses États. Le comte de Castres[2], son intime amy, le plaignit beaucoup, voyant que toutes ses affaires se décousoient ainsi ; quand un juif, nommé David, qui se piquoit d’astronomie, tâcha de luy remettre l’esprit en lui disant qu’il avoit étudié son étoile, et qu’il auroit le même sort que Nabuchodonosor ; qu’il étoit bien vray qu’on le feroit descendre du trône ; mais qu’il y remonteroit ensuite avec plus de gloire ; qu’il avoit appris par l’inspection des astres, que l’aigle qui le devoit dépoüiller seroit pris à son tour par le vol d’un faucon qui viendroit d’outremer pour le secourir. Ce pronostique fut littéralement accomply dans la suite.

Bertrand et toute sa compagnie blanche, ayant glorieusement exécuté ce qu’ils avoient entrepris en faveur d’Henry, tinrent conseil ensemble, dans la pensée de tourner leurs armes du côté de Grenade, contre les Sarazins qui s’en étoient rendus les maîtres. Mais Henry voyant que ce dessein nuiroit beaucoup à ses affaires, qui demeureroient imparfaites, et pouroient tomber en decadence s’il étoit abandonné d’eux, les conjura de suivre leurs premières brisées, et de pousser toûjours leur pointe contre les États de Pierre, comme ils avoient si bien commencé, leur representant que si c’étoit un motif de religion qui leur faisoit porter leurs pensées contre le royaume de Grenade, parce qu’il étoit remply de Juifs et de Sarazins, qu’il n’y en avoit pas moins dans les terres de l’obeïssance de Pierre, qui leur pouroient servir d’objet à l’accomplissement de leurs pieux desseins ; qu’au reste il leur abandonneroit les dépoüilles de toutes les conquêtes qu’ils feroient, dont ils pouroient s’enrichir beaucoup.

Tandis qu’Henry faisoit les dernières instances auprés d’eux pour leur persuader de ne le pas abandonner en si beau chemin, la Reine vint appuyer tout ce qu’il disoit, en ajoutant les larmes aux prieres, et leur remontrant que, s’il leur plaisoit de rester avec eux, elle sacrifieroit toutes choses pour reconnoître les bons services qu’ils leur auroient rendus ; qu’ils n’auroient pas plûtôt les talons tournez, que Pierre viendroit fondre sur eux et reprendre Burgos. Elle les cajola si bien, que le Besque de Vilaines, également touché de son discours et de ses pleurs, declara qu’il avoit toûjours ouy dire que ce n’étoit point assez de commencer une affaire si l’on ne la poussoit jusqu’au bout en la couronnant qu’ils trouveroient dans ce même païs le champ large pour faire la guerre aux juifs et aux sarrazins ; qu’enfin, si l’on l’en vouloit croire, on iroit tout droit de ce pas attaquer Tolede pour y surprendre Pierre, qui se trouveroit pris au dépourveu. La Reine, charmée d’entendre un discours qui quadroit si fort à ses sentimens et à ses intérêts, ne se put tenir d’embrasser celuy qui prenoit son party d’une maniere si généreuse. Bertrand, le maréchal d’Andreghem, Hugues de Caurelay, Gautier Hüet, et tous les autres generaux se laisserent entraîner à l’avis du Besques.

Il fut donc résolu que dés le lendemain l’on marcheroit du côté de Tolede. Pierre fut bientôt informé de ce mouvement par un espion, qui vint à tuëcheval l’avertir qu’il alloit avoir sur les bras Henry, secondé de Bertrand et de la blanche compagnie : que la Reine y étoit aussi en personne, qui, par ses carresses et les attraits de sa beauté, les animoit tous à le venir assiéger dans cette grande ville. Pierre eut tant de frayeur de cette nouvelle, qu’il n’osa pas les attendre, et declara dans son conseil qu’il étoit résolu de sortir de Tolède plûtôt que d’y demeurer enfermé davantage. Il appella les principaux bourgeois pour leur faire entendre que sa retraite ne les devoit point alarmer, puis qu’elle ne tendoit qu’à revenir promptement sur ses pas pour leur amener du secours. Il les exhorta de se bien defendre et de luy garder durant son absence la fidelité qu’ils luy devoient, puis qu’ils avoient de bonnes murailles et des vivres pour plus d’une année, Ceux de Tolede luy promirent de demeurer toujours inviolablement attachez à son service, et de tenir bon contre ses ennemis jusqu’à ce qu’il fût de retour avec le secours, qu’ils le prioient d’être le plus prompt qu’il luy seroit possible.

Les choses étant arrêtées ainsi de part et d’autre, Pierre ne songea plus qu’à partir au plûtôt, faisant charger sur des mulets son or, son aigent et ses meubles les plus riches et les plus precieux, sans oublier une table d’or d’un prix inestimable, et toute chargée de pierres précieuses et de fines perles d’Orient fort rondes et fort grosses, dans la quelle on avoit enchassé les portraits en or des douze pairs de France. On ajoûte que cette table que Pierre avoit en possession, portoit une grosse escarboucle au milieu des autres pierreries, à laquelle on donnoit deux proprietez admirables. La premiere c’est qu’elle luisoit la nuit avec autant de clarté que le soleil fait en plein jour ; la seconde, c’est que si l’on en approchoit du poison elle changeoit aussitôt de couleur et devenoit noire comme un charbon. Ce malheureux prince menant avec soy tout cet équipage, fit une traite de quinze lieües, et vint coucher à Cardonne, pour de là s’aller cacher dans une forest longue de cent lieües et large de quinze, tant il étoit épouvanté du peril qui le menaçoit. Henry, de son côté, continuant sa route, approcha de Tolede avec son armée. Tous les habitans de la campagne voisine se jetterent dedans avec tout ce qu’ils purent retirer de leurs biens, tant il y avoit de frayeur dans tout le plat païs.

Henry, devant que d’entreprendre un siege dans les formes, trouva bon de sonder les principaux bourgeois de la ville pour les pressentir s’ils seroient eloignez de capituler avec luy. Ce fut dans cet esprit qu’il envoya des passeports à ceux qui voudroient le venir trouver pour concerter quelque accommodement. L’evêque de Tolede fit assembler les plus notables bourgeois dans l’hôtel de ville, et leur exposa qu’il étoit tout evident que Pierre, ayant emporté tout ce qu’il avoit de plus precieux, n’avoit aucune pensée de retourner chez eux, encore moins de leur amener du secours : que cependant se voyans hors d’état de se bien defendre, ils devoient aviser au plûtôt à ce qu’ils avoient à faire dans un peril si eminent, et que s’ils étoient pris d’assaut, comme il n’en doutoit pas, il leur en coûteroit leurs biens et leurs vies ; qu’il étoit donc d’avis, pour prevenir un si grand malheur, qu’ils se rendissent au prince Henry, dont ils auroient plus de sujet de se loüer que de Pierre le Cruel, dont la domination leur avoit toûjours paru si tyrannique.

Son sentiment fut reçu de tout le monde avec une égale chaleur, et pour venir des paroles aux effets, on luy mit entre les mains les clefs de la ville, en le conjurant de partir incessamment pour les rendre en celles d’Henry. L’evêque se mit aussitôt en chemin, se faisant accompagner des bourgeois de la ville les plus riches et les plus distinguez. Il trouva sur sa route ce prince qui s’approchoit d’eux. Ce prelat fit son compliment au nom des habitans, à la tête desquels il étoit, et luy presenta les clefs de Tolède avec toute la soumission possible. Il luy témoigna qu’il étoit charge de luy faire hommage, et de le reconnoitre, de la part de tous les bourgeois de cette grande ville, comme leur souverain legitime et leur roy, le priant de souffrir qu’ils se donnassent tous à luy comme ceux de Burgos.

Henry les reçut sous son obéïssance aux mêmes conditions que ces derniers. Ils regalerent ce prince de fort beaux presens et logerent une partie de l’armée dans leurs fauxbourgs. Henry distribua tous ces dons aux principaux seigneurs ausquels il avoit obligation de l’heureux succés de ses affaires. Bertrand et les autres chevaliers qui l’avoient accompagné dans ces dernières expeditions n’y furent pas oubliez. Il apprit que Pierre s’étoit retiré dans Cardonne ; il prit la resolution de l’en faire fuir comme il avoit fait de Burgos et de Tolède : mais avant que de se mettre en marche pour ce sujet, il voulut donner ordre à ses affaires en recevant le serment de fidelité de ceux de Tolede, dans laquelle il laissa la Reine pour entretenir tout le monde dans l’obeïssance, et de plus en plus affermir sa domination recente par les manieres engageantes de cette princesse. Henry ayant à passer une forest large de quinze lieües, fit prendre des vivres à ses troupes, et comme elle étoit pleine de lions, d’ours, de leopards et de serpens, il ordonna que personne ne sortît de ses rangs et ne se debandât ; car ceux qui ne se tenoient point serrez et s’émancipoient à droite et à gauche étoient aussitôt dévorez. En effet ils furent étonnez d’en voir un si grand nombre. Leurs oreilles étoient rebattues du rugissement des lions et du sifflement des serpens. Ce trajet leur coûta beaucoup à passer, mais après qu’ils l’eurent franchy, toute l’armée se trouva prés de Cardonne, dont Pierre sortit aussitôt à la hâte, après qu’il eut appris qu’il n’étoit plus maître de Tolède et qu’on le cherchoit par tout pour le prendre. Il se mit à faire beaucoup d’imprécations contre sa mauvaise fortune, disant qu’il n’avoit aucuns sujets fidelles, et que tous se faisoient un mérite de le trahir, les religieux de même que les séculiers, et que s’il pouvoit jamais tenir Bertrand dans ses mains, il assouviroit sur luy toute sa cruauté.

Le comte de Castres luy voyant plaindre son malheureux sort, luy conseilla de s’accommoder avec Henry à condition de luy laisser Cardonne, Tolede et Seville dont ce prince luy feroit hommage, et luy rendroit la ville de Burgos ; qu’outre cette condition reciproque il pouroit compter à Bertrand la somme de deux cens mille livres pour la partager avec ceux qui l’avoient accompagné dans cette expedition, l’assurant qu’avec ce petit sacrifice toute cette armée se dissiperoit et ne se pouroit jamais rallier, et qu’il luy seroit fort aisé par là de triompher en suite d’Henry, qui, se voyant privé de tout ce secours, periroit infailliblement et ne luy pouroit plus contester la Couronne.

Cet avis étoit si judicieux et si sensé, que Pierre y entra volontiers avec toute sa Cour. Il fallut donc jetter les yeux sur quelques personnes insinüantes, sages et discrettes, qui pussent ménager avec succés une negociation de cette importance. On choisit des ambassadeurs de cette trempe et de ce caractere, qui se rendirent en grande diligence au camp des ennemis, qu’ils trouvèrent assis auprés d’une riviere qui couloit prés de cette forest qui leur avoit fait tant de peine à passer. Henry, Bertrand et toute la compagnie blanche se rafraîchissoient auprés de ces eaux. Ces deputez s’adresserent d’abord aux principaux commandans de l’armée, dont le Besque de Vilaines, Hugues de Caurelay et Olivier de Mauny, étoient des premiers. Ils les supplierent de la part de Pierre, qui les avoit envoyez auprés d’eux, de vouloir bien s’interesser dans la paix tant desirable entre les deux freres, aux conditions qu’on avoit déjà projettées, ajoutans que s’ils couronnoient cette affaire et vouloient tourner leurs armes contre Grenade ou Belmarin, que les juifs et les sarrazins possedoient, ce prince leur offroit trente mille Espagnols qui durant trois mois les serviroient gratuitement pour cette conquête.

Cette proposition surprit fort Henry, qui s’apperçut bien qu’elle tendoit à ruïner toutes les mesures qu’il avoit prises contre Pierre. Les seigneurs luy demanderent ce qu’il en pensoit ; il répondit que c’étoit un piege qu’on luy tendoit pour le faire tomber dans le précipice, et qu’on luy vouloit ôter toute la force qu’il avoit, en le privant de tous les braves qui avoient épousé sa querelle, afin d’avoir ensuite plus de prise sur luy ; qu’il entreroit volontiers dans le party qu’on luy proposoit, pourveu que Pierre luy donnât pour otages sa propre fille avec Ferrand de Castres, et cinquante bourgeois des plus riches. Les députez luy declarerent qu’ils n’avoient aucuns ordres, ny aucun caractere pour transiger là dessus avec luy. Ce prince ajouta qu’outre tous ces otages il vouloit encore que Pierre luy mît dans les mains Daniot et Turquant ses deux principaux affidez qui avoient tant de part à tous ses conseils, ou plûtôt les deux scélérats qui n’avoient point rougy de commettre le meurtre du monde le plus execrable sur la personne de la reine Blanche de Bourbon sa femme, dont Pierre étoit luy même l’auteur et le complice ; et qu’il avoit envie de leur faire expier par les flammes un crime si horrible. Il pria même ces deux deputez de luy faire l’amitié d’arréter ces deux meurtriers, en cas que Pierre prit le party de fuir de Cardonne comme il avoit fait auparavant de Burgos et de Tolede.

La nouvelle que ces deux envoyez donnerent à Pierre, que son ennemy luy demandoit pour otages sa propre fille et le comte Ferrand de Castres, l’alarma beaucoup, et luy fit bien comprendre que la proposition qu’il avoit faite ne seroit d’aucun succés. Elle gâta même si fort ses affaires, que ce comte qui luy avoit donné ce conseil, voyant qu’on le mettoit en jeu, craignit qu’on ne l’embarquât trop avant, et prit la resolution de quitter la cour de ce prince, de peur qu’il ne l’entraînât dans sa perte. Il se déroba secrettement de sa compagnie, sans luy témoigner le sujet de sa retraite et sans prendre congé de luy. Cette démarche peu civile étonna beaucoup ce malheureux prince, et luy fit dire qu’il voyoit bien que tout le monde l’abandonnoit. Il prit donc la resolution de sortir de Cardonne : mais avant que de faire ce pas, il en assembla les bourgeois, et les conjura de luy être fidelles, en n’imitant pas la defection de Burgos et de Tolède qui l’avoient lâchement trahy. Mais son evasion fit ouvrir les portes de Cardonne à Henry tout aussitôt que Pierre en fut sorty pour se rendre à Séville. Cette derniere ville régala ce prince fugitif de son mieux, et luy fit tous les honneurs qu’il devoit attendre de sa qualité : mais toute sa joye fut troublée, quand il apprit que Cardonne s’étoit rendue à son ennemy.

Quoy que Seville fût extrêmement forte, étant defendüe de trois citadelles, dont l’une étoit occupée par des juifs, l’autre par des chrétiens, et la troisiême par des sarrazins, cependant Pierre ne s’y trouvoit pas plus en sûreté qu’ailleurs, et ne put s’empêcher de faire sentir son chagrin à ces deux juifs Daniot et Turquant, qui par leurs pernicieux conseils l’avoient embarqué dans toutes les méchantes affaires qu’il avoit à soûtenir. Il leur reprocha qu’ils étoient la cause de tout son malheur, depuis qu’ils luy avoient malicieusement conseillé de faire mourir la reine Blanche, s’étant eux mêmes rendus les ministres et les instrumens de cette cruauté, pour assouvir leur vengeance particuliere ; que depuis ce detestable meurtre ils luy avoient attiré l’indignation de tous ses sujets, et la révolte de son propre frere qui le menoit battant par tout ; qu’ils meritoient qu’il les fit punir du dernier supplice, mais qu’il se contentoit de les bannir pour jamais de sa cour, dont il leur defendoit d’approcher sous peine de la vie.

Ces deux Juifs obeïrent sans repartir et sans entreprendre de se disculper auprés de ce prince irrité dont ils redoutoient la colere. Ils prirent le chemin de Lisbonne pour se mettre à couvert de l’orage qui les ménaçoit : mais par malheur ils furent rencontrez un matin par Mathieu de Gournay, chevalier anglois, qui les surprit sortans d’un vallon, comme il alloit au fourrage. Il ne les apperçut pas plûtôt qu’il vint à eux l’épée à la main, leur commandant de se lendre, ou qu’il leur en coûteroit la vie. Ces deux miserables, tremblans de peur luy crierent misericorde : il leur demanda s’ils étoient juifs ou sarrazins ; Turquant luy repondit qu’ils étoient juifs à la vérité, mais que s’il avoit la bonté de ne les point faire mourir, ils luy promettoient de luy livrer dans le lendemain la ville de Seville. Le chevalier les assûra que non seulement ils auroient la vie sauve, mais qu’ils seroient recompensez à proportion d’un service si essentiel, s’ils étoient assez heureux et adroits pour faire ce coup. Turquant reprit la parole en luy revelant les moyens dont il se serviroit pour en venir à bout. Il luy fit entendre que les juifs ayant dans Seville un quartier separé, qu’ils ouvroient et fermoient quand il leur plaisoit, il luy seroit aisé d’entrer dans le lieu qu’ils occupoient et d’en gagner les principaux avec lesquels il avoit de secrettes intelligences ; qu’il tourneroit si bien leurs esprits qu’il les feroit condescendre à ce qu’il voudroit, pourveu qu’on leur promît qu’en facilitant aux troupes d’Henry la prise de la ville, on ne toucheroit point à leurs biens, encore moins à leurs vies.

Mathieu de Gournay goûta fort cet expedient et voulut que l’un des deux en fût la caution. Daniot s’offrit de demeurer auprés de luy comme garant du succés de cette entreprise. Mathieu mena l’autre au prince Henry, pour l’informer des mesures qu’il avoit meditées pour l’execution d’un si grand dessein ; les moyens qi’on luy proposa luy parurent faciles : il ne s’agissoit plus que d’en faire la tentative. Turquant se mit en devoir de sonder là dessus les juifs ; il se coula par une poterne, et se glissant au pied des murailles de la citadelle qu’ils occupoient, il cria d’en-bas, à ceux qui faisoient le guet et la sentinelle sur le haut des murs, qu’ils eussent à luy faire ouvrir le guichet et qu’il avoit une affaire capitale à leur communiquer. On courut aussitôt à luy pour le faire entrer ; chacun de cette nation luy fit mille honnêtetez. On le mena devant les maîtres de la loy, qui luy demanderent le sujet de son arrivée si precipitée. Il leur exposa que Pierre étoit très-mal intentionné pour eux, et que s’ils ne prenoient contre luy de fort promptes précautions, ils ne pouroient pas eviter les funestes effets de son ressentiment. Il ajouta qu’il avoit déjà commencé de faire voir son mauvais courage, en le banissant de sa cour avec Daniot, soûs des menaces très-severes, et qu’ils devoient au plûtôt aviser ce qu’ils avoient à faire s’ils vouloient conserver leurs biens et leurs vies. Les plus considerables et les plus distinguez de cette nation, tout consternez d’une nouvelle si étrange, luy demandèrent à luy même quelles mesures il leur conseilloit de prendre dans une si fâcheuse conjoncture.

Il leur témoigna qu’il avoit déjà fait quelques avances là dessus en leur faveur, et qu’il avoit obtenu d’Henry qu’il ne leur seroit fait aucun tort s’ils luy donnoient l’entrée de leur fort, pour y mettre ses gens à couvert, en attendant qu’ils épiassent l’occasion d’attaquer la ville et d’y mettre tout à feu et à sang. Les juifs ne balancerent point à entrer dans ce dessein, quelque perfide et lâche qu’il fût, parce qu’ils ne pouvoient se sauver que par là. Le saint jour du dimanche fut choisy pour cette entreprise, parce que, semblables à leurs ancêtres, ils faisoient scrupule d’y travailler un samedy, jour du sabat, et n’en avoient point de vendre une ville et de livrer leur prince à ses ennemis. Turquant ayant ainsi tout concerté comme il le desiroit, alla rendre compte de tout à Mathieu de Gournay, qui le mena parler aussitôt à Henry.

L’impatience qu’ils avoient eu tous deux d’annoncer une nouvelle qui devoit être agreable à ce prince, ne leur fit pas prendre garde aux gens qui se trouvèrent presens à ce complot, et cette beveüe deconcerta toute l’entreprise : car une belle juifve s’étant rencontrée là, prêta l’oreille à tout ce qu’ils dirent, et comme elle êtoit la maîtresse de Pierre et qu’elle avoit un grand interêt à sa conservation, elle se déroba secrettement de nuit pour luy venir dire tout le secret de la conspiration, luy faisant un détail fort exact et fort circonstancié de toute cette trame, dont les principaux auteurs étoient ces deux scélérats, Daniot et Turquant, qu’il avoit banny, et qui, pour se venger, en vouloient à sa vie. Le roy Pierre eut d’abord beaucoup de peine à croire une nouvelle si funeste ; mais la juifve la luy confirma par tant d’endroits et par tant de sermens, que ce prince n’en doutant plus, la remercia de la part qu’elle prenoit si fort à ce qui touchoit sa personne et ses interêts, et l’embrassa sur l’heure avec une tendresse toute pleine de reconnoissance et d’estime pour sa fidelité, luy promettant de la recompenser avec usure d’un si bon office et de la rendre heureuse durant toute sa vie. La juifve ayant fait sa cour aux depens de ceux de sa nation, s’en retourna dans la juifverie, fort satisfaite de l’avis qu’elle venoit de donner à Pierre à leur insçû.

Les Juifs, qui sçavoient les engagemens de cœur qu’elle avoit avec le roy Pierre, essayèrent de la pressentir sur les plus secrets desseins de ce prince, se persuadans que la grande amour qu’il avoit pour elle ne luy auroit pas permis de luy faire mystere de rien. Cette dame leur dit froidement qu’elle croyoit que les approches d’Henry l’obligeroient d’aller bientôt en Portugal. En effet, Pierre prit la resolution de quiter Seville dés le lendemain, sur l’avis qu’il avoit reçu de la juifve, qu’on en vouloit encore plus à sa personne qu’à la ville. Il fit donc trousser son bagage en grande diligence, et fit le même compliment à ceux de Seville que celuy qu’il avoit fait aux habitans de Burgos, de Tolede et de Cardonne, les conjurant de se bien defendre contre Henry jusqu’à son retour, qui seroit bien prompt, puis qu’il ne partoit que pour aller demander du secours aux rois de Grenade et de Belmarin, leur promettant de revenir incessamment, et de fondre, avec toutes ces forces, sur son frère, sur Bertrand et sur toutes leurs troupes, et que si l’un et l’autre tomboient dans ses mains, il ne leur feroit aucun quartier. Les bourgeois de Seville luy firent aussi les mêmes protestations de fidelité que les autres villes, et le prierent de les venir au plûtôt animer par sa présence à soutenir le choc de leurs communs ennemis.

La belle juifve, qui s’étoit trouvée présente à la conjuration que Turquant avoit tramée contre Pierre, quand il entra dans la juifverie pour débaucher ceux de cette nation du service de ce prince, remarqua ceux qui luy paroissoient les plus mal intentionnez pour luy, dont elle luy donna la liste par écrit. Pierre voulant s’en venger, feignit d’avoir besoin de leur cortège sur sa route, leur disant, pour les endormir et les engager à le suivre, qu’il les avoit toûjours reconnu fort fidelles, et qu’ils luy feroient plaisir de l’accompagner dans le voyage qu’il alloit entreprendre. Ils crûrent que cette demande étoit moins un piege qu’un effet de la confiance qu’il avoit en eux. Ils se firent donc un merite de s’acheminer avec luy ; mais aussitôt qu’il eut gagné la nuit dans sa route, il les fit tous pendre. Quand il eut fait cette cruelle execution, il voulut poursuivre sa marche ; mais la grande obscurité[3] le faisant tomber dans l’égarement, il se trouva fort embarrassé, donnant tout au travers des hayes et des fossez, sans sçavoir à quoy s’en tenir, et faisant mille imprecations contre son mauvais sort, tantôt reclamant le secours du ciel et tantôt celuy des demons.

On avoit beau luy remontrer les impietez qu’il commettoit, il demeuroit toujours endurci sans se laisser fléchir par les prières de ses amis, qui l’exhortoient de rentrer un peu en luy même et de reconnoître son Dieu dans le peril où il étoit. Le tonnerre vint au secours des hommes et gronda sur sa tête avec tant de fracas et de bruit, qu’on croyoit qu’il se rendroit à cet avertissement du ciel ; mais il ne fit pas seulement le signe de la croix et continua de vomir contre Dieu des blasphemes encore plus execrables, disant que s’il étoit tout puissant, il ne l’abandonneroit pas de la sorte. Le temps étoit si noir qu’ils ne sçavoient pas tous mettre un pied devant l’autre, quand Pierre s’avisa de faire porter devant eux sa table d’or sur une mule, afin que l’escarboucle dont nous avons parlé, jettant un grand brillant par tout, leur servît de guide et de lumière pour les éclairer au milieu de la nuit. Elle fut d’un fort grand secours à ce malheureux Roy, que l’on talonnoit de fort prés ; car quand ceux de Séville apprirent la cruelle exécution qu’il avoit fait faire de leurs principaux bourgeois, ils ne respirèrent plus que vengeance contre ce barbare.

Henry, Bertrand et toute la blanche compagnie se servirent d’une si favorable occasion pour se presenter devant les murailles de cette ville. L’intelligence qu’ils avoient déjà dans la place avec les juifs en facilita beaucoup la reddition. Les chrétiens et les sarrazins firent quelque mine de resister : mais les juifs étans soûtenus d’Henry, de Bertrand, du maréchal d’Andreghem, d’Hugues de Caurelay, de Mathieu de Gournay, de Gautier Hüet, du Besque de Vilaines, tout plia devant eux, et les bourgeois se joignirent avec eux contre la garnison, qui, se voyant attaquée de tous cotez, mit les armes bas et se rendit à la discrétion du vainqueur, qui bien loin de faire main basse sur elle, aima mieux luy donner quartier que de repandre le sang de tant de gens qui pouvoient encore combattre pour une meilleure cause que celle de Pierre, prince réprouvé de Dieu et hay des hommes pour tant de cruautez qu’il avoit commises, et qui l’avoient rendu l’horreur et l’execration de ses sujets aussi bien que de ses ennemis ; si bien qu’Henry fit son entiée dans Séville à la tête de son armée[4]. Les bourgeois luy en presenterent les clefs, luy rendirent leurs hommages et luy prêterent le serment de fidélité.



  1. Et tantost comme la Reine approcha d’eulx, elle descendi jus de sadite mule. Et aussi ilz mirent pié à terre, et vindrent à l’encontre d’elle. Adonc Berlran l’ala embracier, et doubcement la salua, et lui dist qu’il lui failloit remonter. Et elle dist, que non feroit, et que bien devoit aler à pié avecques ceulx, qui ainsi la faisoient servir et honnourer. Car n’agaires estoit pouvre femme, qui n’avoit que donner, et toute nue ; et maintenant l’avoient faite riche… Et les suers de Henry commencierent moult à regarder Bertran, et dist l’une dicelles : « Je voy merveilles, que ce Bertran, dont j’ay pieca oy (déjà ouï) parler, est treslait, qui bien le regarde : et si l’ay oy tant honnourer et prisier… » Et la seconde dist : « Dieu le veuille sauver. On doit mieulx amer bonté que beauté. C’est le plus vaillant et le plus eureulx, et aventureux de Batailler et de conquerre chasteaux et villes, qui soit par deçà la mer. » Et la tierce suer si dist : « Or avisez, il a bien coursage d’omme, et chiere de sanglier, les poings gros et quarrez pour porter espée ; et bien est taillié d’estre fort pour soustenir et endurer grans paines. » (Ménard, p. 203.)
  2. Fernand de Castro, seigneur espagnol qui ne l’abandonna point dans ses malheurs.
  3. Et lors fist telle bruyne, que Pietre et ses gens ne savoient où ilz aloient, ou deçà, ou delà, ne ne trouvoient chemin ne sente. Adonc Pietre s’esmaya moult durement, et se recommanda plus de cent foiz à Dieu, et au deable comme tout desesperé. Et ses barons lui disoient : « Sire, ayez bon cuer, et Dieu et sa mere vous secourra et sauvera. Je ne scay, dist-il, comment la fortune en va : mais je me tieng à celui qui a le plus de puissance, soit de Deables ou Dieu ». Adonc vint deux tonnoirre, qui tonna tellement, que tous les plus hardiz trembloient de paour. Mais oncques Pietre ne s’en seigna de paour qu’il eust, et moult avoit le cuer courroucié et doulent. (Ménard, p. 219.)
  4. Si on en croit Du Chaslelet (p. 111), le siége fut long et opiniâtre. La ville fut prise d’assaut et saccagée.