Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 114-116).
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MORT D’AMPÈRE.


Ampère partit de Paris, très-souffrant, le 17 mai 1836. Ses amis étaient cependant pleins de confiance. Ils se rappelaient que le climat du Midi lui avait déjà une fois rendu la santé. M. Bredin, qui alla à sa rencontre à Saint-Étienne, ne partagea pas ces illusions. Le savant directeur de l’École vétérinaire de Lyon vit dans les habitudes corporelles d’Ampère l’empreinte de la décrépitude. Tout lui parut altéré dans sa figure ; tout, jusqu’à la forme osseuse du profil. La seule chose qui n’eût pas changé, et celle-là devait avoir la plus fatale influence sur une santé déjà si délabrée, c’était l’intérêt passionné, immodéré, que prenait l’illustre académicien à tout ce qui, du nord au sud, du levant au couchant, lui semblait pouvoir améliorer les conditions actuelles de l’espèce humaine. L’affreuse toux qui minait notre ami, sa voix profondément altérée, sa grande faiblesse, commandaient un silence, un repos absolu. La personne la plus indifférente se serait fait un scrupule de l’exciter à prononcer dix paroles ; et cependant, dès que M. Bredin eut commencé à décliner une discussion minutieuse, difficile, sur des changements projetés dans le second volume de l’Essai sur la philosophie et la classification des sciences, Ampère s’emporta avec une extrême violence. « Ma santé ! ma santé ! s’écria-t-il, il s’agit bien de ma santé ! Il ne doit être question ici et entre nous que de vérités éternelles. » À ces exclamations succédèrent de profonds développements sur les liens délicats, subtils, imperceptibles au commun des hommes, qui unissent les diverses sciences. Bientôt après, franchissant le cadre que M. Bredin avait fini par lui concéder, Ampère, saisi d’un mouvement d’enthousiasme, évoqua à son tribunal, pendant plus d’une heure, les personnages de l’antiquité et de notre époque qui ont influé d’une manière utile ou fâcheuse sur le sort de leurs semblables. Ce violent effort l’épuisa. Le mal s’accrut pendant le reste du voyage. En arrivant à Marseille, cette ville qu’il aimait tant, qui une première fois l’avait vu renaître à la vie, qui avait comblé son fils de prévenances affectueuses, Ampère était dans un état presque désespéré. Les soins tendres et respectueux de tous les fonctionnaires du collége, ceux d’un savant médecin, amenèrent une légère amélioration. L’âge peu avancé de notre ami était aussi un sujet d’espérance. On ne songeait pas qu’Ampère aurait pu dire, comme le peintre hollandais van Orbeeck, comptez double, Messieurs, comptez double, car j’ai vécu jour et nuit !

Notre confrère ne partagea lui-même aucune des illusions de l’amitié. En quittant Paris il regardait sa mort comme prochaine. J’en trouve la preuve dans une lettre qu’on m’a communiquée depuis peu, et dans cette réponse aux exhortations pressantes de l’aumônier du collége de Marseille : « Merci, monsieur l’abbé, merci ; avant de me mettre en route j’avais rempli tous mes devoirs de chrétien. » La résignation d’Ampère à ses derniers moments, étonna tous ceux qui connaissaient son caractère ardent, sa vive imagination, son cœur chaud. Jamais on ne se fût attendu à trouver en lui le calme de cet ancien philosophe qui, au lit de mort, repoussnit toute distraction, afin, disait-il, de mieux observer ce qui se passerait au moment précis où l’âme abandonnerait le corps. Peu d’instants avant que notre confrère perdit entièrement connaissance, M. Deschamps, proviseur du collège de Marseille, ayant commencé a demi-voix la lecture de quelques passages de l’Imitetion, Ampère l’avertit qu’il savait le livre par cœur. Ce furent, je crois, ses dernières paroles. Une fièvre aiguë s’était jointe tout à coup à l’affection chronique de poitrine la plus grave. Le 10 juin 1836, à cinq heures du matin, notre illustre confrère, succombant sous les coups répétés de soixante années de douleurs physiques et morales, « acheva de mourir, suivant la belle expression de Buffon, plutôt qu’il ne finit de vivre ! »

Le jour même, le télégraphe de Marseille transmit la triste nouvelle à Paris. Elle y excita, vous vous en souvenez, une douleur profonde et universelle. Qu’on ne s’y trompe point : l’instrument aérien aux communications rapides ne sortit pas, en cette circonstance, de son rôle officiel pour passer dans le domaine des choses privées : la mort d’Ampère était un malheur public !