Amours et Haines (1869)/Les Drôles
LES DRÔLES
LES DRÔLES
à m. pierre véron.
Ils sont puissants, ils croient en eux, ils font la roue.
La lâcheté les paye et l’intérêt les loue.
Ils ont des courtisans, plus d’un même zélé ;
Ils ont la plume, ils ont l’épée, ils ont la robe,
Tout ce qui se surprend, tout ce qui se dérobe,
Ils l’ont ; — hors nos mépris, ils nous ont tout volé.
Ils font — changeant de sort, ils ont changé de rôles —
La leçon, ces pieds plats, la morale, ces drôles ;
Et cela réjouit bien fort, en vérité,
L’escroc qui les connaît, la fille qui les aime
De cet étrange amour qu’on porte à ceux-là même
Qu’on chérit d’autant plus qu’ils vous ont plus coûté.
Car on s’est entr’aidé, sortant des mêmes bouges.
Ces messieurs éculaient jadis leurs talons rouges
Au tripot. Ces Fronsac jurant la sarpejeu,
Avant leur opulence ont sali leur misère.
En ce temps-là, c’était à l’heure nécessaire
Et non pour son plaisir qu’on s’asseyait au jeu.
Aussi l’ami — l’ancien — les suit d’un œil d’envie,
Leur ami resté gueux et tapi dans la vie
— Comme ils étaient hier, comme ils seront demain, —
Admire en connaisseur leurs tours de passe-passe,
Et, quand devant son ombre un de ces heureux passe,
Dit : « Ce diable d’un tel, il a fait son chemin !… »
Mais eux ! comme ils sont loin de leur piètre origine !
On les étonnerait d’en parler, j’imagine.
Dame ! on a souper, gîte, et le reste, et payé !
Cela prend, donc ils vont, puisqu’avec eux l’on compte,
Ils vont, puisque l’audace est l’envers de la honte.
Nous avons tout appris, ils ont tout oublié.
Ils vont. Ils pensent : « Bon, l’Opprobre est une force,
« La Vertu n’en est pas à sa première entorse,
« Nous avons de cela des témoins éclatants.
« L’Intrigue a la main souple, agissante, agressive,
« Mais la Probité lourde est d’essence passive.
« Réussissons d’abord et laissons faire au temps.
« Oh ! mais nous savons, nous, comment cela se mène.
« Nous seuls avons jaugé la turpitude humaine.
« La conscience est comme un cloaque profond.
« Vingt siècles ont fouillé dans cette vilenie
« Et les bras de la jeune et vieille tyrannie
« N’en ont pas à cette heure encor touché le fond.
« Notre moyen est sûr, notre formule est nette :
« Toute conviction vaut une pichenette.
« Il ne faut pour faillir qu’un prétexte au Devoir.
« D’autre part, se tenir, n’offrant pas de surface,
« Tout prêt aux démentis, tout prêt aux volte-face,
« Voilà. C’est simple et vil ainsi qu’on peut le voir. »
Et pas un pour oser le crier ni l’écrire !
Et l’on dit : « Laissez donc, il vaut bien mieux en rire.
« Entre nous, croyez-moi, posez là le bâton.
« Les attaquer ! oh ! oh ! mon cher, prenez-y garde.
« Je vous demande un peu si cela vous regarde.
« Et puis ces grands éclats sont du plus mauvais ton.
« Mon Dieu ! pas plus qu’à vous ces gens-là ne sont nôtres.
« Mais bah ! feu Juvénal ferait comme les autres.
« Et d’ailleurs il en faut, ils sont gentils garçons,
« Ma parole d’honneur, ils rendent des services,
« Enfin vos vertus sont plus tristes que leurs vices.
« Bref, vos façons d’hier ne sont plus nos façons. »
Comment ! mais on les tient pour forts, on les vénère.
On a, pour eux, châtré le vieux Dictionnaire.
On ne dit plus ni chat, ni fripon, ni Rollet ;
Et la foule applaudit en sa faveur grossière,
Voyant que cette boue a fait cette poussière,
Et vous ne voulez pas…, halte-là s’il vous plait.
Ah ! ces gens peuvent bien, les traitant d’utopies,
Piaffer des quatre pieds de leurs discours impies
Sur la foi, mon orgueil, sur le but, mon drapeau.
Ah ! le premier venu peut bien, cuistre en délire,
Dire à Dieu : « Tu n’es pas, » et je ne peux pas dire :
« Vous êtes un faquin, vous, là-bas… ou là-haut ! »
Allons donc ! c’est assez qu’en sa dure faiblesse
Le Code leur voyant un masque le leur laisse ;
Que la pudeur des Lois leur ménage un abri,
C’est assez, c’est trop même… ô ma colère folle,
A défaut de leurs noms, à défaut de parole,
Aux quatre vents du ciel au moins pousse ton cri !
Oui, je sais, c’est grotesque et ce n’est plus de mode
De s’indigner ainsi sur le rhythme de l’ode.
La plaine tiède a peur du souffle âpre des monts.
Eh bien, que les mourants se couvrent les narines !
Il est des cœurs vivants et je sais des poitrines
Dont cet air libre et pur dilate les poumons.
Aussi bien, quand tout baisse et tout flotte et tout change,
Quand les chemins tracés sont perdus sous la fange,
Qu’on a pour sa défaite un mépris indulgent ;
Quand le succès est saint et seul fait des miracles,
Quand l’Honneur est un dieu qui ne rend plus d’oracles,
Quand la Lyre n’a plus qu’une corde d’argent ;
Quand l’Égoïsme prêche et brouille les cervelles,
Quand la Haine est un vin trop capiteux pour elles,
Qu’on en vient à compter ses affronts par ses jours ;
Quand l’Erreur sur les yeux a mis comme des taies,
Quand les grands sentiments sont de vieilles monnaies
Qu’on serre au médaillier et qui n’ont plus de cours ;
Quand un monde se rend, s’offre, se vend, se livre,
Quand la Conviction est comme une femme ivre ;
Que, dans les cœurs séchés, la forte Passion
N’a — malgré le fumier — qu’un rejeton malade,
Quand le Droit par le Fait s’escamote en muscade,
Quand tout va par surprise et par occasion ;
Quand l’âme est à ce point, et lâche et fausse et basse
Qu’elle appelle le crime, et l’étonne et le lasse,
Quand on mâche sa honte et que l’on y prend goût,
Quand sur l’Amour défunt fleurit la rhétorique,
Quand il suffit enfin de l’ombre d’une trique
Pour que l’ombre d’un front replonge dans l’égout !
Alors vienne un fripon quelconque, oblique et louche,
Que, le mensonge aux yeux, le mensonge à la bouche,
Il applique au succès d’habiles procédés,
Qu’il prenne tour à tour, humble, insolent et grave,
Le maintien d’un cagot ou l’allure d’un brave,
Il peut prétendre à tout, à tout ! — Vous m’entendez.
Donc, saccagez, piliez conscience et sacoche !
Remplissez l’antichambre et remplissez la poche,
Dans notre orgueil désert avancez pas à pas,
Vous avez — Dieu le veut puisqu’il vous l’abandonne —
Tout ce qu’on peut avoir et tout ce qui se donne :
Le Présent. — L’Avenir ne se crochète pas !