Amours et Haines (1869)/La Morte (Pailleron, 1869)
LA MORTE.
à m. théophile gautier.
Le chemin bordait ce taudis,
Un souffle avait poussé la porte ;
En passant, on voyait la morte
Sur son grabat, les pieds raidis.
Avec sa croix, sa branche verte,
Son eau bénite et son linceul,
Le pauvre corps était là, seul,
Les yeux fermés, la bouche ouverte.
Ah ! comme il faisait beau dehors !
Au fond de la chaumière sombre,
Une chandelle auprès du corps
Tristement palpitait dans l’ombre.
À terre, un petit chat jouait
Avec le fuseau du rouet,
Accroupi dans la bière vide.
La vieille morte était livide
Et le réduit silencieux.
C’était au printemps ; — une mouche
Bourdonnait autour de ses yeux
Et du trou béant de sa bouche.
Il venait des cieux irisés,
On entendait dans les ramures,
Ces sons qui semblent des murmures,
Ces bruits qui semblent des baisers.
L’onde et la rive avaient entre elles
Et l’ombre avait avec le jour
De ces ravissantes querelles,
Petits secrets du grand amour.
Les verts atomes de la sève
Fermentaient dans le jour vermeil…
La morte dormait son sommeil,
Ce sommeil qui n’a pas de rêve.
Dans l’abîme de son repos,
Elle paraissait consternée
D’entendre dans la cheminée
Gazouiller les petits oiseaux.
Ô vie implacable et sacrée
Qui ne connaît ni paix ni deuil !
Égoïsme de ce qui crée !
La vie envahissait ce seuil.
Un rayon furtif couleur d’ambre
Rayait le sol mystérieux,
Et le liseron curieux
Se glissait du toit dans la chambre.
Parfums, ardeurs, frémissement !
La nature folle et navrante
S’étalait là cyniquement
Dans son ivresse indifférente.
De partout, de près et de loin,
La joie, en vagues étouffées,
Venait caresser par bouffées
Ce vieux cadavre dans ce coin.
Et déjà, visible et féconde,
Coulait sur ce reste pâli
L’action rapide, — cette onde
Dont chaque flot s’appelle oubli.