Amours et Haines (1869)/Celles-là

Amours et HainesMichel Lévy frères, éditeurs (p. 15-21).
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CELLES-LÀ.


I

Le sais-tu seulement ce qu’elle est devenue
Celle qui vint s’offrir à tes premiers baisers,
Celle qui vit rougir en ton âme ingénue
L’aube de ces désirs aujourd’hui méprisés ?
Elle est allé où vInconnue,
Elle est allée où vont tous ces amours brisés.


Un hasard les amène, un hasard les emporte,
Et le caprice en fait et défait le lien ;
Ce qu’elle est devenue, hélas ! tu n’en sais rien ;
Peut-être qu’elle vit, peut-être qu’elle est morte,
Elle est allé où vQue t’importe ?
Et pourtant, souviens-toi, cette enfant t’aimait bien.

Ô faciles amours de nos jeunes années,
Grandissantes si tôt, si vite abandonnées,
Et qui, dans les chansons, les parfums, les couleurs,
Ont vécu d’un sourire et n’ont pas eu de pleurs,
Elle est allé où vEt sont nées
Et mortes en un jour ainsi que font les fleurs !

Ah ! baisers à l’évent ! cœur qui flambe ! œil qui brille !
Grelot dans un lilas ! beau rire de métal !
Trésors des premiers ans, comme l’on vous gaspille !
Mais, si le rêve est doux, le réveil est brutal…
Elle est allé où vPauvre fille,
Qui songe à toi peut-être en son lit d’hôpital !


Celle que tu nommais jadis ta bien-aimée,
Car, ne fût-ce qu’un jour, tu l’as ainsi nommée,
N’a peut-être pas même une si douce fin.
Y songes-tu parfois qu’elle peut avoir faim ?
Elle est allé où vAffamée !
Elle qui t’a donné le pain de l’âme enfin !

Est-ce qu’en y pensant rien ne brûle ta joue ?
Et peut-être est-ce encor pire que tout cela !
(Qui sait à quel poteau la misère les cloue ?)
Peut-être est-elle où sont les autres que voilà :
Elle est allé où vDans la boue…
Un lambeau de ta vie est pourtant resté là !

Lâcheté de la vie ! oubli ! dédain suprême !
Ainsi donc c’est ainsi qu’elles doivent finir,
Celles que l’on désire et l’on flatte et l’on aime ?
Dans la nuit sans écho du plus sombre avenir,
Elle est allé où vEt sans même
Cette aumône du cœur qu’on nomme souvenir !

 

II.

Un soir, un soir d’hiver, je marchais par la ville,
À l’heure où, délivré de son travail servile,
Chacun cherche au hasard ou demande au désir
De quel nouveau travail il fera son plaisir ;
Où le vice pavoise, où la cité s’allume,
Où cette autre Vénus, née aussi de l’écume,
Rôde, offrant à voix basse au passant qui la fuit
Ces marchés dont la honte a besoin de la nuit.

Il avait plu, la rue était pleine de boue.

Une femme parée et le fard à la joue,
Sur le trottoir fangeux, de l’un à l’autre égout,
Allait et revenait, soulevant le dégoût,
Comme un sillage au sein de la vivante houle ;
On se poussait du coude, on riait dans la foule.
Quelques-uns l’insultaient, d’autres hâtaient le pas,
Les plus cléments passaient et ne la voyaient pas.


Et le fard et l’injure et la boue et la soie,
Cette misère vraie et cette fausse joie,
Et le luxe avili de cet être insulté,
Et tant de vice en proie à tant de lâcheté,
C’était triste.
C’était triste. Et, songeant à cette infortunée,
Je me disais : « C’est donc pour cela qu’elle est née !
Oh ! penser qu’autrefois elle fut un enfant
Comme d’autres, de ceux qu’on chérit, qu’on défend,
Un de ces êtres purs où tant d’espoir se fonde,
De l’innocence rose et de la pudeur blonde,
Et que c’est devenu la chose que voici !
Est-il un crime au monde égal à celui-ci ?
Qui donc a fait cela ? Ce n’est pas toi, nature ;
Tu ne te connais plus dans cette créature,
Ce rebut du mépris qui ne dit jamais non,
Et qui n’a plus de sexe et qui n’a plus de nom,
Et par l’opprobre seul tient encore à ce monde,
Dans ce chiffre inconnu d’une série immonde !
Qui donc a fait ce spectre en disant : « Il en faut ? »
C’est toi, société pudique et sans défaut ;
Ce fantôme est ton œuvre, ô grande indifférente.
C’est toi qui lui dis : « Marche ! » à cette honte errante ;

C’est toi qui passes là, jeune homme, c’est nous tous,
Nous tous qui nous traînions hier à ses genoux
Alors qu’elle était jeune et qu’elle était rebelle,
C’est nous, c’est toi, vieillard, toi, qui, la voyant belle
Et qui la sachant pauvre avec cette beauté,
A fait de sa pudeur rougir sa pauvreté.

Et dire que peut-être au fond de ce cadavre
Une femme est vivante et que tout cela navre,
Et qu’il lui vient au cœur le dégoût qui m’y vient,
Et qu’elle désespère et qu’elle se souvient !

Oh ! l’âme que ce corps doit avoir pour compagne,
Ce lis dans ce fumier, cet ange dans ce bagne !…

Quel est donc le passé qu’elle paye à ce prix ?…
Et si pour nos mépris elle avait du mépris ?
Qui sait ce qui se passe au fond de sa pensée,
Et les dédains muets de cette ombre offensée ?
Que doit-elle penser des hommes après tout ?

Dans ce cœur saccagé que reste-t-il debout ?
Quel dernier souvenir ou quel espoir suprême ?
Et qu’attend-elle encore ? Ô Dieu ! peut-être elle aime !…

Peut-être aussi — cela serait presque un bonheur ! —
Lui reste-t-il encor cette sorte d’honneur
De sortir de l’abîme où son passé la jette,
Cet être qui se vend peut-être se rachète ;
La moitié d’elle-même en vend l’autre moitié… »

Et mon cœur se remplit d’une immense pitié,
Et, la voyant passer près de moi dans sa course,
Je lui tendis la main et lui donnai ma bourse.
Elle s’arrêta court et ne comprenant pas,
Et, comme je disais : « Prenez, prenez, » tout bas,
La pudeur empourpra sa figure encor belle,
Par un étrange effet de l’honneur dépravé,
Et, jetant fièrement l’argent sur le pavé :
« Je ne demande pas l’aumône ! » me dit-elle.