Amours et Haines (1869)/La Complainte véritable du Vin

Amours et HainesMichel Lévy frères, éditeurs (p. 115-119).
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la

COMPLAINTE VÉRITABLE DU VIN.

à madame george sand.


— Holà ! bonhomme, êtes-vous prêt ?
Allons-nous-en dans la forêt
Avec des haches et des chaînes.
Allons cogner matin et soir,
Il faut des chevrons au pressoir.
— Tôpe, dit l’homme, et gare aux chênes !


Le chêne dit aux bûcherons :
— Que ferez-vous de mes chevrons ?
Je dormais d’un sommeil de marbre.
— Nous en ferons un échafaud ;
C’est pour la vigne, il nous les faut.
— Frappe, dit l’arbre.

Avec la serpe et le couteau,
Allons-nous-en sur le coteau
Que le cep souriant festonne ;
Trousse tes manches, compagnon,
Et toi, la fille au lourd chignon,
Fais comme nous : voici l’automne !
 
— Gai vendangeur, que me veux-tu ?
Lui dit la vigne au bois tortu,
Quand il passe de ligne en ligne.
— Je veux ton cœur tout frémissant,
Je veux et ta moelle et ton sang.
— Prends ! dit la vigne.


Corbeille au front, panier au flanc,
Portant le raisin noir et blanc,
Ils s’en vont, les poings sur les hanches,
Aveuglés par les rameaux verts,
Et l’on voit reluire au travers
Et leurs yeux noirs et leurs dents blanches.

La grappe dit de temps en temps :
— Où donc allez-vous si contents,
Mon beau garçon, et vous, ma belle ?
— Nous t’emportons dans des étaux
Qui broieront ta chair et tes os.
— Allons ! dit-elle.

Comme il jaillit, le vin nouveau !
On dirait que l’on saigne un veau.
Le pressoir geint comme une veuve.
Allons, les gars, encore un tour !
Que la terre en fume alentour !
N’ayez pas peur, la vis est neuve.


— Eh ! garçon, dit le pressoir neuf,
Le cuvier est plein comme un œuf,
Et tu presses à pleine échine !
— Bon ! plus j’en presse, plus j’en bois.
— Presse donc à fendre le bois,
Dit la machine.

L’homme qui boit est bien plus beau :
Il a le vin à fleur de peau
Et la face couleur de braise ;
Il ne craint ni soldat ni rien,
C’est comme s’il avait du bien,
Tant il est fier et pâmé d’aise !

— Beau buveur, dit le verre plein,
Te voilà soûl comme un vilain !
— Mon petit, la vie est sévère :
Faut-il pas l’égayer un peu ?
— À tes souhaits, homme de Dieu,
Lui dit le verre.


moralité.

Or, mes gens, si vous voyez clair,
Dites-moi qui donne sa chair,
Qui donne le sang de ses veines,
Qui l’on tourmente bien des fois,
Qui l’on fait saigner sur le bois,
Tout cela pour calmer nos peines ?

C’est Jésus, le sauveur divin,
Le sang de Jésus, c’est le vin
Qui coule pour le misérable
Et coulera, doux et subtil,
Dans tous les temps. — Ainsi soit-il,
Vin secourable !