Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 125-138).


CHAPITRE VII


Titre II


VACANCES DE NINIE


Les moissonneurs étaient à leurs travaux ; les paysans de Haileybury, tous occupés, laissaient la jolie petite ville dans un calme auquel Ninie était peu habituée ; comme elle avait passé plusieurs années dans la grande ville de Montréal, et quelques mois, aux États-Unis, elle éprouvait un grand vide dans son cœur.

Arrivée à Guigues, au milieu de sa famille, elle fut heureuse de revoir tous ses parents que cette absence prolongée avait tenus séparés d’elle ; à tous les soirs, des amis, des voisins venaient à la maison paternelle pour l’entendre parler de Montréal, de New-York, et poser toutes sortes de questions à la jeune fille, concernant les affaires.

Sa santé se rétablit peu à peu ; elle aimait toujours passionnément les fleurs ; aussi passait-elle de longues heures, dans le jardin de sa mère avec qui, elle conversait de son amour avec Rogers, et de ses aventures avec Harry ; sa mère avait eu beaucoup de considération pour Rogers et l’avait trouvé si bon, si gentil, quand il était jeune homme, qu’il lui semblait devoir lui accorder encore et sa confiance et son estime ; le récit du terrible malheur auquel Ninie avait échappé, grâce à la bravoure de Rogers, faisait verser des larmes à sa bonne mère qui aurait désiré voir ce jeune homme pour lui témoigner de vive voix, sa profonde reconnaissance.

Avec son jeune frère, Ninie allait courir dans les bois, cueillir des bluets et des framboises ; elle le suivait dans ses excursions de pêche, à la rivière La Loutre, qui lui rappelait tant d’heures de son enfance !

Il lui plaisait de repasser dans sa mémoire tous les souvenirs qu’elle y avait laissés dans sa jeunesse ; rien ne lui faisait tant de plaisir que d’aller avec son jeune frère, en chaloupe, sur les flots du lac Témiscamingue, qui avait été témoin de ses premiers élans d’amour.

Souvent, de jeunes amies venaient lui rendre visite, et enviaient son sort ! Elles se rappelaient avoir entendu dire que cette jeune compagne avait beaucoup combattu, et avait beaucoup travaillé ! Ses succès couronnaient tous ses efforts.

Au milieu d’elles, elle semblait être très heureuse ! mais, à peine, était-elle restée seule, qu’elle revenait à ses rêveries, que ses pensées étaient, tout de suite, portées vers celui dont l’absence jetait un voile de triste mélancolie sur toutes les joies qu’elle éprouvait dans ses vacances.

Assise au milieu du jardin, à l’ombre d’un gros pin, à côté d’une touffe de rosiers en fleurs, dans le plus profond silence, que seuls, les bourdonnements des abeilles, savourant le miel des roses, et le voltigement des papillons, troublaient, elle laissait errer son imagination féconde vers l’avenir, vers le bonheur qu’elle rêvait pour son ami et pour elle-même ; souvent, le soir, aussi quand le soleil versait de ses derniers feux, l’éclat pourpré de ses rayons, sur cette nature verdoyante, elle laissait son âme s’envoler auprès de Rogers dont l’ennui, lui faisait soupirer après la fin de ses vacances.

En lutte à toutes sortes de démarches de jeunes amis qui désiraient lui faire la cour, Ninie songeait à abréger le temps qu’elle s’était proposé de passer dans sa famille ; elle aimait trop son Rogers, elle lui avait trop promis fidélité et amour constant pour se permettre de recevoir la visite de jeunes amis.

Elle préférait aux plaisirs de la conversation de jeunes gens sur qui, cependant, elle aurait pu compter pour se faire un avenir heureux, sa solitude où elle croyait goûter les charmes de doux entretiens, par la pensée, avec son ami Rogers ; elle l’aimait plus que jamais ; elle regrettait parfois l’avoir quitté ! Il lui semblait qu’il aurait de la peine, et par ce fait, elle en éprouvait.

Toute son âme était auprès de lui ; elle avait traversé les distances, franchi les espaces ; mais elle ne pouvait jouir ni goûter le plaisir de se voir pressée sur son cœur ; elle ne pouvait le voir ; elle était inquiète de lui ! Que fait-il, en ce moment, se demandait-elle souvent ? Pense-t-il encore à moi ?

Rogers, lui avait promis de lui répondre ! Déjà trois semaines s’étaient écoulées, et les trois lettres qu’elle lui avait adressées étaient demeurées sans réponse !

Ninie devenait de plus en plus triste !

Elle écrivit de nouveau, mais cette fois à une amie de Montréal à qui elle lui demandait de bien vouloir lui dire ce qu’était devenu Rogers ; son amie, sans malice sans doute, lui laissa savoir qu’elle l’avait vu, en compagnie d’une autre jeune fille.

Ma chère Ninie, lui dit un jour sa mère, s’apercevant du trouble dans lequel était plongée l’âme de sa fille ; chaque fois qu’un membre de la famille revenant du bureau des postes, répondait : non, ma chère Ninie, pas de lettres pour toi ! tu dois savoir que dans la vie, l’amour est une feuille à l’arbre ; la brise la plus légère la détache du cœur ; Rogers t’a aimée, peut-être ton départ lui a peut-être aussi causé beaucoup de chagrin ! Aurait-il cru que tu ne l’aimais pas beaucoup pour que tu consentisses à le quitter ainsi.

Pourtant, ma mère, il a compris que ma santé requérait du repos ; il m’a juré de me garder son cœur ! Mais, ma chère Ninie, dans les grandes villes comme Montréal, les hommes sont-ils sincères ? Oh, sois donc indépendante, ne prends pas de peine, tu lui as écrit, il ne t’a pas répondu, ton amie te dit l’avoir vu en compagnie d’une autre jeune fille ! Alors, prends donc ton repos, amuse-toi bien, tu as bien le temps de te mettre dans la vie rude du mariage, où les épreuves sont plus abondantes que dans le genre de vie du célibat.

La mère fit auprès de sa fille, toutes les représentations possibles pour l’engager, non pas à oublier son ami, mais à ne pas éprouver de chagrin inutile. Oh, mère, reprit la jeune fille, incapable de croire à la trahison de Rogers, il doit-être malade, car je suis certaine qu’il m’aimait et qu’il n’a pas pu changer d’idées, si vite !

Mon enfant, ajouta la mère, il est avocat, et homme d’affaires, aurait-il rencontré sur sa route, une jeune fille très riche qu’il a pu se laisser emporter vers une orientation toute nouvelle dans ses amours ! Surtout, si comme tu me le dis, il avait des troubles financiers !

Un mariage d’argent serait pour lui la fin de ses tourments ! Allons ma chère enfant, n’y pense plus, pour le moment.

Plusieurs jours encore s’écoulèrent ; Ninie ne reçut de Rogers, aucune nouvelle : Alors, elle prit une décision de suivre les conseils de sa mère ; elle donna libre cours à toutes ses réflexions ! Je vois que mon amour est incompris, et que ma mère a raison ! Ma nature bonne, généreuse est abusée ! Puisque le sort veut que mon cœur souffre dans ses amours, désormais, se disait-elle à elle-même, plus d’amour !

Mais à peine, avait-elle pris cette décision, que revenant aux souvenirs de toutes les promesses, de tous les serments, que Rogers lui avait faits, elle se plaisait à l’excuser, et se décida de lui adresser encore une dernière missive, avec une note au coin gauche de l’enveloppe, prière de retourner après trois jours à…

Cette communication révélait l’état d’âme de Ninie ; elle lui dépeignait son chagrin et sa douleur ; et lui demandait de bien vouloir lui faire savoir ce qu’il avait décidé, quelle était la cause de son silence ; elle le rassurait de la fidélité de son amour ; ma vie toute entière t’appartient, tu le sais, Rogers, et je n’ai jamais songé un instant, lui disait-elle, de te reprendre mon amour ! Si tu ne m’aimes plus ou que les circonstances t’aient forcé à lier d’autres amours, veuille donc me le dire !

Les coïncidences dans la vie comptent, souvent, des déceptions, et occasionnent aussi des surprises auxquelles, personne n’est en droit de s’attendre.

Ninie se résigna peu à peu, à la circonstance !

Son cœur se refroidit et devint plus indifférent ; elle tournait ses pensées vers les choses pratiques ; blessée dans son amour le plus vivace, le plus noble, qu’elle avait jamais accordé à aucun jeune homme, elle perdit espérance de ne pouvoir jamais plus aimer !

Les meurtrissures de son cœur étaient si profondes qu’elle ne croyait pouvoir jamais les guérir autrement, que par des distractions renouvelées maintes fois. Elle ne se sentait plus capable de croire à l’existence de l’amour ! Aussi, se disait-elle, à elle-même, si je me marie maintenant, je me marierai avec un homme riche ! Elle ne voyait plus dans la vie, non pas ce que son âme de jeune fille croyait y trouver de suave, de rose, mais elle n’y voyait qu’un moyen pour les âmes intelligentes et incomprises, de demeurer dans le célibat, pour jouir de l’indépendance et du bien-être !

Elle ne voyait dans la vie, qu’un but, pour la plupart du monde, celui de réussir ! Aussi, cette idée lui vint à l’esprit de faire comme les autres, d’épouser non pas, selon son cœur, mais selon les lumières de sa raison ; faire un mariage « riche et chic », voilà, se disait-elle, le but général des jeunes gens ! Hé bien, je suivrai la voie tracée ! Elle n’aurait pas eu de difficultés, car ses connaissances, son expérience, sa jolie prestance lui auraient permis de rencontrer facilement, un parti de bonne et riche société.

Après quelques jours passés à méditer, elle se demanda si elle devait renoncer à jamais et définitivement, à l’amour de Rogers ; sa conduite silencieuse l’obligeait à en conclure à de la mauvaise foi et ne put s’empêcher de le croire indélicat, à son égard.

Un dimanche après-midi, juste le lendemain d’une journée de vaine attente, un jeune homme bien mis se présenta chez les parents de Ninie ; elle reconnut cet ami ; elle l’avait rencontré déjà à Haileybury, c’était M. Walter Burrage ; il avait aimé cette jeune fille ; il n’avait osé lui rendre visite, vu qu’il avait entendu parler qu’elle devait épouser Rogers ; mais depuis quelque temps, une amie de cœur à qui Ninie avait confié son chagrin de se voir délaissée par lui, avait sans attention ni but défini parlé de cette confidence à M. Burrage qui crut le moment favorable pour faire des démarches auprès d’elle ; ce M. Burrage était alors à l’emploi de M. Timmins, l’un des riches propriétaires de mines à Cobalt et à Porcupine ; c’était l’un des hommes de confiance de M. Timmins ; il était de moyenne taille ; il avait de beaux cheveux noirs, l’œil perçant et vif ; sa figure n’était pas jolie, mais très intelligente ; sa démarche était celle d’un homme sûr de son affaire, résolu et actif !

Il avait l’allure du « gentleman, » et toutes les manières de l’homme énergique ; ne dépassant pas la trentaine, il n’avait pas encore perdu la gaieté, quoique livré beaucoup aux affaires ; M. Timmins l’honorait, non seulement de sa confiance en affaires, mais lui accordait aussi son estime personnelle ; en effet, il était très courtois et avait un savoir vivre distingué !

C’était vers le temps où Mgr Latulippe venait de doter Haileybury, d’un des édifices les plus considérables des environs ; en effet, M. Timmins, dans un élan de générosité avait donné un cadeau de plusieurs milliers de piastres, à Mgr  l’évêque qui, avec l’aide et la contribution des autres francs-tenanciers de la localité, lui permirent d’ériger l’une des plus belles églises des paroisses, des cantons du Témiscamingue ; bien que M. Timmins l’eut fait sous une forme, incognito, la ville et la paroisse de Haileybury, n’en bénéficièrent pas moins.

Ninie reçut ce jeune homme, avec le sourire sur les lèvres car elle devina tout de suite, que M. Burrage qui était l’ami intime de Rogers, avait dû apprendre qu’il avait décidé de briser ses amours avec elle ; la jeune fille était obligée tout de même d’étouffer dans son cœur, le chagrin qu’elle ressentait à la pensée de recommencer de nouvelles amitiés ! d’oublier tant d’heures agréables, de fermer les yeux à jamais sur toutes les premières scènes d’amour ! elle se sentait indifférente à la mort, parfois même l’aurait désirée et appelée, si elle eut cru ne pas blesser sa conscience, tant elle éprouvait de la répugnance à vivre sans amours ! ce M. Burrage lui apparaissait doué de qualités ; mais plus elle causait avec lui, plus elle était portée à faire la comparaison avec son ami ; elle ne se sentait aucun attrait, aucun penchant pour M. Burrage ; elle l’estimait beaucoup ; mais bien qu’il renouvela ses visites, il ne put capter son amour ; peut-être, se disait-elle, mon cœur est encore trop sous le coup du chagrin éprouvé, pour pouvoir aimer de nouveau.

De ce nouvel ami, Ninie accepta l’invitation de faire une promenade en voiture ; M. Burrage se montra très gentil, très aimable et l’entourait de toute sa bienveillance ; mais elle trouvait toujours que sa conversation n’était pas aussi agréable que celle de Rogers ; malgré tous les efforts qu’elle faisait pour chasser de son esprit, le souvenir de Rogers, souvent, elle se surprenait à converser avec lui comme si elle n’eut pas ressenti un jour, de l’indifférence, de la haine même pour cet ami.

Sans doute, elle n’avait que des louanges à faire sur les qualités de M. Burrage ; elle l’estimait beaucoup ; d’ailleurs ses parents l’appréciaient aussi en parlaient avec avantages, et ils se sentaient heureux et honorés de voir leur fille fréquentée aussi publiquement, par un Monsieur aussi bien rangé, et qui avait l’estime de toute la famille de M. Timmins, et dont les amis étaient comptés dans la plus belle classe de la société de Haileybury ! Mais Ninie ne reconnaissait pas en lui, les qualités de Rogers ; celui-ci de sa parole chaude et animée, enthousiaste et idéaliste dans ses sentiments, la transportait jusque dans les atmosphères éthérées ou sur des rivages de mer lointaines, pour là, rêver avec elle et goûter le bonheur de faire des châteaux, de se préparer un avenir commun, beau et grand !

De quelques fines expressions, il savait la tirer soudainement de ses rêves lointains, pour la ramener en un clin d’œil, à une question des plus pratiques, ou par une saillie des plus spirituelles, la faire rire, d’une joie enfantine et légère ! M. Burrage était plus froid ; doué d’un jugement solide, il avait pris l’habitude de toujours hésiter un moment avant de répondre ; ce qui enlevait du charme à sa conversation.

À la vue des flots du lac Témiscamingue, à la pensée de sa délivrance de la mort, au souvenir de mille moments agréables goûtés en compagnie de Rogers, Ninie eut encore la tentation de l’aimer et de s’assurer, si réellement, il n’avait pas de raisons suffisantes pour expliquer son silence.

Mais, pourtant, se disait-elle à elle-même ! N’a-t-il pas été assez méchant ? Ne m’a-t-il pas assez fait souffrir ? Ne pouvait-il pas m’écrire ? D’ailleurs, pourquoi ces sorties, avec cette autre jeune fille ? Oh ! se disait-elle tout à coup, s’il fallait que cette demoiselle fut sa sœur ! S’il était malade ! Elle commença à avoir des doutes sur sa propre conduite ! Ne s’était-elle pas monté la tête trop vite ? N’aurait-il pas mieux valu pour elle, attendre son retour à Montréal, avant de recevoir d’autres amis ? Mais pourtant, M. Burrage ne serait pas venu me voir, s’il n’eut pas su de Rogers même, qu’il m’avait délaissée ; c’est son ami !

Ninie passa une nuit, ainsi à se faire toutes sortes de questions, plaidant le pour et le contre de sa cause, maintes et maintes fois, et en arrivait toujours à la conclusion de continuer à recevoir M. Burrage.

C’était dans le cours de la semaine, l’entrée des classes des divers élèves de la campagne ; Nini comme ancienne institutrice avait reçu de M. le Curé de Guigues, M. Moutet, une invitation d’assister à l’école même où elle avait enseigné pendant de longs mois ; elle se fit accompagner de M. Burrage qui connaissait bien M. le Curé et les Commissaires, à cette ouverture de classe qui lui rappelait aussi tant de souvenirs.

Les élèves subissaient un examen sur toutes les matières, qui faisaient le sujet du programme de l’enseignement, afin de pouvoir permettre aux examinateurs de constater quels étaient les progrès des élèves.

Dans la classe des grandes filles, une enfant de quatorze ans, jolie intelligente, châtaine, de grands yeux bruns, de longs cheveux ondulés et touffus lui tombant sur la taille, d’un teint blanc, aux joues roses, et aux bras potelés, avait attiré l’attention des examinateurs, par la manière dont elle répondait aux questions.

Mademoiselle, demanda M. Burrage à Ninie, qui est donc cette jolie jeune fille ? pour son âge, elle répond très bien ; n’avez-vous pas remarqué, sa jolie chevelure, son regard intelligent ? Tenez, regardez donc, quel beau sourire ! Est-elle belle, cette enfant ?

À ce moment, Ninie se sentit toute troublée ; pourtant jusqu’alors, elle ne s’était jamais connue jalouse !

Comme elle se vit seule, au monde ! Son cœur devint désert, et vaste comme les horizons de l’univers.

Perdue dans l’amour et l’estime de Rogers qu’elle n’espérait plus revoir ! Incomprise de ce nouvel ami qu’elle trouvait pour le moins indélicat, elle constata que tout le firmament de son cœur, était voilé de gros nuages sombres qui lui annonçaient la venue d’un orage, dont elle redoutait les ravages !

Elle crut qu’il semblait éprouver beaucoup plus d’admiration et d’estime, pour la beauté de cette jeune fille qu’il ne paraissait lui prêter attention.

Oh ! il ne m’aime pas, se disait-elle, et moi non plus, je ne l’aime pas ; il ne connait pas l’amour ; c’est un homme que je ne comprends pas ! aussi mieux vaut vivre, « vieille fille » incomprise, que de vivre avec un homme, que je ne pourrais aimer et que je n’aime pas.

Mais, madmoiselle, continua M. Burrage, savez-vous que cette jeune fille est charmante, qu’elle mérite d’être poussée, encouragée et d’être envoyée au couvent ? Voyez donc, ces belles dents blanches, cette figure de fin minois, encadrée dans cette chevelure touffue et ondulée ! Elle ferait une demoiselle distinguée ! Oh ! elle est bien légère ; elle est jolie, mais n’a pas beaucoup d’intelligence ! reprit Ninie, comme pour sonder le fond du cœur du nouvel ami ; mais, c’est un enfant, dit M. Burrage ; avec les années et l’instruction, elle mûrira ses idées. Sa figure ajouta-t-il indique un grand cœur, elle sera amoureuse ; regardez sa belle bouche, ses jolies lèvres ; oui, elle sera amoureuse des beaux-arts et aussi très affectueuse et sensitive !

Ne la connaissez-vous pas ? — Non mademoiselle ! Et vous la connaissez ? — Oui monsieur, je la connais, mais pardonnez-moi, ma question, avez-vous l’intention de lui faire la cour ? En ce cas, vous pourriez revenir chez moi, elle prendra tout simplement ma place, au salon, c’est ma petite sœur. Mais j’ose croire que quoique jeune et naïve, elle ne tombera pas sous les flatteries de compliments un peu exagérés, et ne servira pas de pâture à la convoitise de gourmands.

Mademoiselle, vraiment, vous êtes en colère, reprit M. Burrage en jetant un coup d’œil sur la figure de son amie il constata qu’elle était surexcitée et énervée et ne pouvait dissimuler la profonde blessure qu’il lui avait causée au cœur, par ses remarques plutôt irréfléchies et dites à la suite de distractions d’affaires qui l’occupaient continuellement

Mademoiselle, lui dit M. Burrage, ne vous emportez pas, ne vous irritez pas contre moi ? Les quelques remarques favorables que je viens de faire sur le compte de votre sœur, n’ont pas dû vous blesser ; vous ne devez pas douter un seul instant que j’aie eu l’idée de penser à cette jeune fille ; vous devez comprendre, que je ne saurais espérer ni attendre de l’amour de ce cœur si jeune, incapable encore de comprendre même ce que c’est que d’aimer ; je suis trop sérieux, Mlle , pour m’arrêter, à des réflexions qui auraient pu vous causer de la peine ; si j’eusse réellement éprouvé les sentiments d’affection, que vous paraissez croire que j’ai eus, pour cette jeune enfant, je ne vous les aurais pas exprimés si ouvertement, n’est-ce pas ? Aurais-je le désir d’aimer, de chercher une petite épouse, ayant toutes les qualités suivant mes goûts et mon appréciation, savez-vous que je ne penserais à faire autre chose, que de continuer mes visites auprès de vous, si je recevais des invitations de plus en plus engageantes de votre part ?

Alors comme satisfaite et convaincue de l’amitié et de l’estime que M. Burrage lui portait, elle lui dit : cher Monsieur, si j’ai porté de l’intérêt à vos paroles, à vos remarques, c’est que je dois vous l’avouer, vous commenciez à gagner mon estime et mon amitié ; j’admirais chez vous, vos manières distinguées et le jugement sûr d’un homme d’affaires, expérimenté. Je vous remercie Mlle , de votre compliment et j’ose croire que vous continuerez à voir chez moi, les mêmes qualités. Je tiens à avoir votre estime ; vous me connaissez, votre famille me connaît encore plus intimement que vous, et vous savez que je n’ai pas pour habitude, d’en faire croire aux jeunes filles que j’ai très peu fréquentées d’ailleurs ! Si je me permets de telles démarches, auprès de vous, c’est que je reconnaissais que vous aviez toutes les qualités d’une bonne petite épouse, et que j’espérais pouvoir mériter votre estime, au point de me permettre de vous rendre visite, dans le but de se connaître et de juger nos caractères.

Retournant à la demeure de Ninie, M. Burrage porta un intérêt particulier à la conversation de son amie ; il s’intéressait à tous les mouvements et à toutes les inspirations de son âme ; il l’aimait sincèrement ; le sang-froid avec lequel il lui avait répondu, alors qu’elle était sur le point de s’emporter contre lui et qu’elle ne pouvait plus dominer ses nerfs, l’avait fait aimer et apprécier davantage ! Elle ne le détestait plus ; les remarques qu’il lui avait faites, sur le compte de sa jeune sœur lui avaient fait de la peine, elle l’avait trouvé indélicat, et l’avait jugé pour un homme peu sincère et changeant, mais elle ne le détestait plus.

Elle reçut encore quelques visites, de son ami M. Burrage ; mais toute l’estime qu’elle avait pour lui, ne grandissait pas, et elle ne ressentait pas dans son cœur, le feu de l’amour qui dévore les amoureux ; souvent même, elle avait hâte de le voir partir ; de longs moments, alors qu’ils étaient assis en présence, l’un de l’autre, se passaient dans le silence ; elle avait beau chercher des sujets qui pouvaient l’intéresser, la conversation était toujours pour elle, ennuyeuse, languissante et traînante ! Une semaine après, comme Ninie ne recevait aucune nouvelle de Rogers, comme elle se voyait trompée dans ce qu’il y a de plus noble, dans toute son existence, marchant sans but, sans destination, indécise et incomprise ! comme elle ne pouvait se décider à unir sa destinée, à celle de cet ami, bon citoyen pourtant, M. Burrage, elle réunit dans sa mémoire et dans son cœur, tous ses souvenirs, tous ceux qui lui étaient les plus agréables, ceux surtout lui rappelant tous les beaux moments passés avec son Rogers, et décida de se retirer des amusements de la société, pour ne plus vivre désormais que de la joie de ses souvenirs !

Pourtant, elle était encore bien jeune ! vingt quatre ans n’avaient pas encore fait disparaître la grâce et la beauté de ses sourires.

Mais, aimer par la raison, ce M. Burrage pour qui, son cœur n’éprouvait aucun amour ! Elle ne pouvait s’y résoudre, car c’était risquer son bonheur pour la vie ! elle avait bien pour lui de l’estime, elle le trouvait bon, doux, ses connaissances étaient vastes ; par certains moments, quand il n’avait pas la tête trop occupée aux affaires, il était même aimable et intéressant en conversation ; mais, en faire son époux, son confident, entre les mains de qui elle déposerait le trésor de son amour et de ses serments les plus sacrés, c’était chose impossible ; elle ne pouvait s’y résoudre.

La résolution qu’elle prit de refuser les visites de M. Burrage, la porta à penser de nouveau, à son ancien ami Rogers ; elle se plongea chaque jour, dans de longues heures de méditations ; ses vacances se terminaient bientôt.

Devait-elle signifier le congé à M. Burrage ?

Devait-elle décliner l’honneur de recevoir ses visites ? Devait-elle retourner à son emploi, à Montréal, où elle aurait constamment le chagrin d’avoir sous les yeux, cette autre jeune fille qui lui avait ravi tout son bonheur, toutes ses espérances, son Rogers !

Devait-elle consentir à l’invitation de ses parents, de demeurer à Guignes, et de jouir de la tranquillité, du calme et du repos ?

Ninie était toute occupée à résoudre cette question de sa nouvelle orientation lorsque, ne pouvant plus contenir tout le chagrin qui l’accablait, elle tomba, privée de connaissances, la figure baignée de larmes, affaissée sur elle-même, au pied du gros pin ombrageant le jardin de sa mère, et où elle avait pris l’habitude d’aller rêver, écrire ou faire ses lectures ; elle tenait à la main, un crayon et un morceau de papier sur lequel, trois mots étaient écrits seulement, c’était le commencement de sa lettre : Mon cher Rogers,

Sa mère, attirée, par le cri qu’elle poussa, sous la douleur qu’elle ressentit au cœur, la trouva dans un grand état de faiblesse, et parvint à la ramener à sa chambre ; et là, Ninie poussa une triste plainte avec Victor Hugo :


Les champs n’étaient point noirs, les cieux n’étaient point mornes
Non, le jour rayonnait dans un azur sans borne.
xxxxxxxxSur la terre, étendu,
L’air était plein d’encens et les prés de verdure
Quand il revit ces lieux où par tant de blessures
xxxxxxxxSon cœur s’est répandu.

L’automne souriait ; les côteaux vers la plaine
Penchaient leurs bois charmants qui jaunissaient à peine ;
xxxxxxxxLe ciel était doré ;
Et les oiseaux, tournés vers celui que tout nomme,
Disant peut-être à Dieu quelque chose de l’homme,
xxxxxxxxChantaient leur chant sacré.


Il voulut tout revoir, l’étang près de la source,
La masure où l’automne avait vidé leur bourse,
xxxxxxxxLe vieux frêne plié,
Les retraites d’amour, au fond des bois perdues,
L’arbre où dans les baisers, leurs âmes confondues,
xxxxxxxxAvaient tout oublié.

Il chercha le jardin, la maison isolée,
La grille d’où l’œil plonge en une oblique allée,
xxxxxxxxLes vergers en talus.
Pâle, il marchait. — Au bruit de son pas grave et sombre,
Il voyait à chaque arbre, hélas ! se dresser l’ombre,
xxxxxxxxDes jours qui ne sont plus.

Il entendait frémir dans la forêt qu’il aime
Ce doux vent qui, faisant tout vibrer en nous-même,
xxxxxxxxY réveille l’amour,
Et, remuant le chêne ou balançant la rose,
Semble l’âme de tout qui va sur chaque chose
xxxxxxxxSe poser tour à tour.

Les feuilles qui gisaient dans le bois solitaire,
S’efforçant sous ses pas de s’élever de terre,
xxxxxxxxCouraient dans le jardin ;
Ainsi, parfois, quand l’âme est triste, nos pensées
S’envolent un moment sur leurs ailes blessées,
xxxxxxxxPuis retombent soudain.
 
Il contempla longtemps, les formes magnifiques,
Que la nature prend dans les champs pacifiques ;
xxxxxxxxIl rêva jusqu’au soir ;
Tout le jour, il erra le long de la ravine,
Admirant tour à tour, le ciel, face divine,
xxxxxxxxLe lac, divin miroir.
 
Hélas ! se rappelant ses douces aventures,
Regardant, sans entrer, par dessus les clôtures,
xxxxxxxxAinsi qu’un paria,
Il erra tout le jour. Vers l’heure où la nuit tombe,
Il se sentit le cœur triste comme une tombe,
xxxxxxxxAlors il s’écria :

« Ô douleur ! j’ai voulu, moi dont l’âme est troublée,
Savoir si l’urne encor conservait la liqueur,
Et voir ce qu’avait fait, cette heureuse vallée,
De tout ce que j’avais laissé là, de mon cœur !

« Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses,
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !

 
« Nos chambres de feuillage en halliers sont changées ;
L’arbre où fut notre chiffre, est mort ou renversé ;
Nos roses dans l’enclos, ont été ravagées
Par les petits enfants qui sautent le fossé.
....................
....................
« Mais toi, rien ne t’efface, amour ! toi qui nous charmes !
Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes ;
Jeune homme, on te maudit, on t’adore, vieillard.