Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 119-124).

Titre I


DURES ÉPREUVES DE ROGERS


Cloris, que dans mon cœur, j’ai si longtemps servie,
Et que ma passion montre à tout l’univers,
Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie,
Et donner de beaux jours à mes derniers hivers ?

N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire.
Ton visage est-il fait pour demeurer voilé ?
Sors de ta nuit funèbre, et permets que j’admire
Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête ;
Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris ;
Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête
Sous des cheveux châtains, et sous des cheveux gris.
 
C’est de tes jeunes yeux que mon ardeur est née,
C’est de leurs premiers traits que je fus abattu ;
Mais tant que tu brûlas du flambeau d’hyménée,
Mon amour se cacha pour plaire à ta vertu.

Je sais de quel respect, il faut que je t’honore,
Et mes ressentiments ne l’ont pas violé ;
Si quelquefois, j’ai dit le soin qui me dévore,
C’est à des confidents qui n’ont jamais parlé.
 
Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure
Je me plains aux rochers, et demande conseil
À ces vieilles forêts, dont l’épaisse verdure
Fait de si belles nuits, en dépit du soleil.
 
L’âme pleine d’amour et de mélancolie.
Et couché sur des fleurs et sous des orangers,
J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie,
Et fait dire ton nom aux échos étrangers.
 
Cloris, la passion que mon cœur t’a jurée,
Ne trouve point d’exemple aux siècles les plus vieux.
Amour et la Nature admirent la durée
Du feu de mes désirs, et du feu de tes yeux.

La beauté qui te suit depuis ton premier âge,
Au déclin de tes yeux ne veut pas te laisser ;
Et le temps, orgueilleux d’avoir fait ton visage,
En conserve l’éclat, et craint de l’effacer.

Regarde sans frayeur la fin de toutes choses,
Consulte ton miroir avec des yeux contents.
On ne voit point tomber, ni tes lis, ni tes roses,
Et l’hiver de ta vie est à ton second printemps,

Pour moi, je cède aux ans, et ma tête chenue
M’apprend qu’il faut quitter les hommes et le jour ;
Mon sang se refroidit ; ma force diminue ;
Et je serais sans feu, si j’étais sans amour.

(François maynard)


Rogers poursuivait ses opérations financières, en luttant avec énergie ; il conservait pour sa belle adorée, toute la confiance et l’amitié qu’il lui avait jusqu’alors accordées ; mais Ninie, quoique jeune encore, se sentait le besoin de prendre un repos, après de longs mois de travail opiniâtre et ardu.

Les vacances de l’été font se déplacer, souvent même des gens qui n’ont jamais quitté leurs foyers ; les vacances de l’été font se séparer les jeunes élèves de collège, qui entraînés en des endroits bien différents, se voient obligés de recourir à la correspondance, pour pouvoir entretenir les relations amicales qui les liaient, alors qu’ils étaient en contact journalier, sous le même toit, de l’Alma Mater ; les vacances de l’été font aussi que les amis de cœur, se voient forcés, de se retirer, de se séparer, pour jouir du repos bien mérité et vivifier les forces dont ils ont besoin pour entreprendre le travail d’une nouvelle année qui s’ouvre devant eux.

Ninie décida de prendre une vacance et en fit part à son ami Rogers qui quoiqu’admettant qu’elle en avait besoin, pour refaire sa santé, éprouva un cruel chagrin, de cette séparation momentanée.

Ninie, mon amie, lui dit-il, je ne puis pas t’accompagner ; les affaires que j’ai entreprises sont si importantes que je ne saurais me résoudre à te faire le plaisir d’accepter ton invitation.

J’ai des ennuis, je dois te l’avouer ; on a tramé contre moi, un complot dont je viens de découvrir l’origine ; il a pris naissance dans l’office même de ton ancien ami Harry, à New York ; il est puissant par la position de ceux qui l’entourent et qui seront peut-être au nombre de mes ennemis ; les uns seront ses avocats, les autres seront mes accusateurs et le juge même devant qui doit être entendue cette cause est aussi un ami intime de Harry ; il est bien vrai que le nom de Harry ne figure pas dans les procédures, mais je sais de source certaine que le plaignant, d’une insolvabilité notoire, n’est qu’un instrument, une machine, un prête-nom ; mais j’ose espérer de faire triompher mon innocence !

Que me dis-tu, là, Rogers ? Tu dois subir devant les tribunaux, la vengeance de Harry et de ses puissants amis ? Mais de quelle manière ? Ninie, toute surprise de cette déclaration, voulut avoir d’autres détails, mais Rogers la rassura en lui disant qu’il était prêt pour le combat ; qu’il avait pour lui, la justice et le droit ; mais que cette cause exigeait toute son attention ; l’amour que je t’ai porté, l’estime que je te porte voudraient que je t’accompagne dans cette vacance, mais le combat que je dois livrer est si terrible que je ne saurais me rendre à cet impérieux devoir de l’amitié sans m’exposer aux pires dangers ; je veux continuer à étudier d’où vient ce combat et quels sont les auteurs de ces attaques ; les ennemis sont nombreux ; je les vois dissimuler leurs agissements et leurs ruses sous le masque de l’hypocrisie.

Car la baisse sur les valeurs immobilières se fait forte, par les bruits d’une grande guerre qui doit ensanglanter l’Europe et dont les conséquences néfastes se feront sentir même à Montréal ; et ceux qui craignent de faire des pertes, se rallient autour de Harry qui a soulevé contre moi, à l’aide de certains amis qu’il a payés, une pléiade d’ignorants de gens incapables de supporter noblement une perte d’argent due réellement à leur imprévoyance, à leur ambition effrénée, ou à l’état circonstanciel des événements ; ces gens, à qui Harry promet de les faire rentrer dans leurs argents, sont ses esclaves, foulant aux pieds, et leur parole et leur honneur. Ces ennemis se tiennent constamment sur la rue, où ils tiennent leurs conciliabules, cherchant à faire croire au public que Rogers est malhonnête, que tous ceux qui ont transigé avec lui ont perdu de l’argent. Ils ne regardent pas autour d’eux, et ne voient pas que déjà, la baisse en immeubles en a ruiné des hommes d’affaires ! Mais Harry, et son ami, le millionnaire sont les fomentateurs de ce procès qu’il me faut subir. Va, Ninie, lui dit-il, va vers tes parents, et reviens moi, forte et vigoureuse, et j’ose croire que ton cœur, en face du péril qui me menace et des jours d’épreuves qu’il me faudra traverser, ne saura changer ses affections, et me restera fidèle, comme mon meilleur appui.

Oh ! Rogers, lui répondit la jeune fille, je renonce à mon projet de prendre une vacance ; je veux rester auprès de toi, pour t’être utile, pour te défendre, et te consoler dans tes peines, si quelqu’un t’en cause. La reconnaissance que je te dois est sans bornes ! Tu m’as sauvé la vie ! Harry m’a attaquée ! Tu m’as défendue. Harry veut encore se vouer à sa vengeance, hé bien ! s’il t’attaque, je te défendrai ! Il porte encore et portera tout le temps de sa vie, les cicatrices que les balles de ton revolver lui ont infligées ; il portera aussi, au front, les stigmates du déshonneur, que ma plume lui infligera, en laissant à ses contemporains le récit écrit de ses basses manœuvres !

Il n’aura pas assez de milliers de piastres pour racheter les volumes qui auront été répandus parmi ses contemporains ! Il emportera dans la tombe, la honte que je lui causerai !

Non, Ninie, mon amie, ne fais donc pas cela ! Ne t’expose pas à un libelle ; il pourrait te causer beaucoup d’ennui, de troubles ! J’essaierai plutôt par la voie diplomatique, à mettre cette cause, à néant. Tu pourras prendre tes vacances, car d’ailleurs, les procédures sont longues et cette cause sensationnelle ne viendra pas devant les tribunaux avant l’hiver prochain. Va prendre tes vacances. Ta santé requiert du repos.

Crois-moi, Rogers, n’aie pas de doute sur la fidélité de mon cœur. Ma vie entière t’appartient ! Je connais la méchanceté de Harry. S’il allait jusqu’à oser attaquer ton honneur, ta réputation et que le public te croirait coupable, je redoublerai d’ardeur pour faire prouver ton innocence, un jour ou l’autre ! Je prierai Dieu, si fervemment que tu triompheras sois-en sûr. Rogers, mais ajouta la jeune fille, si quelque chose arrivait pendant mon absence, fais-moi le savoir et j’accourrai auprès de toi pour te délivrer, si possible, comme tu l’as fait, à mon égard, des basses attaques de Harry et de sa clique qui opèrent toujours dans l’ombre. Il est trop lâche pour faire face à un homme pas même à une jeune fille. Oui, Rogers, je te défendrai !

Mon amie, il n’y a pas à s’alarmer pour le moment. Prends tes vacances sans inquiétudes. À ton retour, nous en causerons.

Tous deux, Rogers et Ninie s’embrassèrent, se jurant de nouveau amitié éternelle, et s’asseyant, après cette longue marche, sur le Mont-Royal, sur un tronc d’un gros arbre, renversé et couvert de mousse, se mirent à causer des déboires de la vie, et à se rappeler leurs souvenirs d’enfance et de jeunesse ! et avec Auguste Brieux, ils se rappelèrent :


Un jour que nous étions assis au pont Kerlo
Laissant pendre, en riant, nos pieds, au fil de l’eau
Joyeux de la troubler, ou bien, à son passage
D’arrêter un rameau, quelque flottant herbage,
Ou sous les saules verts d’effrayer le poisson,
Qui venait au ciel dormir près du gazon :
Seuls en ce lieu sauvage, et nul bruit, nulle haleine
N’éveillant la vallée immobile et sereine,
Hors nos ris enfantins, et l’écho de nos voix
Qui partait par volée et courait dans les bois
Car entre deux forêts, la rivière encaissée
Coulait jusqu’à la mer, lente, claire, et glacée ;
Seuls, dis-je, en ce désert, et libres tout le jour,
Nous sentions en jouant, nos cœurs remplis d’amour.
C’était plaisir de voir, sous l’eau limpide et bleu,
Mille petits poissons faisant frémir leur queue,
Se mordre, se poursuivre, ou par bandes nageant,
Ouvrir et refermer leurs nageoires d’argent ;
Puis les saumons bruyants ; et, sous son lit de pierre,
L’anguille qui se cache au bord de la rivière ;
Des insectes sans nombre, ailés ou transparents,
Occupés tout le jour à monter les courants,
Abeilles, moucherons, alertes demoiselles ;
Se sauvant sous les joncs, du bec des hirondelles.
Sur la main de Marie, une vint se poser,
Si bizarre d’aspect, qu’afin de l’écraser,
J’accourus ; mais déjà, ma jeune paysanne
Par l’aile, avait saisi la mouche diaphane,
Et voyant la pauvrette, en ses doigts remuer :
« Mon Dieu, comme elle tremble ! oh ! pourquoi la tuer ? »
Dit-elle. Et dans les airs, sa bouche ronde et pure,
Souffla légèrement la frêle créature,

Qui, déployant soudain, ses deux ailes de feu,
Partit, et s’éleva joyeuse et louant Dieu.

Bien des jours ont passé depuis cette journée,
Hélas et bien des ans ! Dans ma quinzième année,
Enfant, j’entrais alors ; mais les jours et les ans
Ont passé sans ternir ces souvenirs d’enfant ;
Et d’autres jours viendront et des amours nouvelles ;
Et mes jeunes amours, mes amours les plus belles,
Dans l’ombre de mon cœur, mes plus fraîches amours,
Mes amours de quinze ans refleuriront toujours.