L’Éclaireur (p. 113-118).

CHAPITRE DIXIÈME

LE TRAVAIL FORCÉ


Dans un bureau bien éclairé, Pierrette est installée devant un pupitre. Pour la première fois ce matin, elle fait l’apprentissage du « struggle for life ». Avec sa jupe grise, sa blouse blanche, elle ressemble à une véritable jeune fille de bureau. Elle lit attentivement des papiers et les classe. Elle paraît très occupée.

Après une première semaine, son patron — comme ce mot semble drôle dans la bouche de la fière et indépendante Pierrette ! — son patron la demande à son bureau, et l’interroge :

— Trouvez-vous qu’on vous fait la vie trop dure ? Pensez-vous pouvoir vous habituer à rester enfermée ?

Pierrette lève ses beaux yeux noirs brillants pour répondre :

— Si je puis acquérir assez d’expérience pour vous rendre service, en ce qui me concerne, je suis enchantée de ma position.

Il sent bien que Pierrette n’a eu qu’à faire appel à sa bonne éducation pour répondre de la sorte. Certains jours, il a remarqué que les heures lui semblent bien longues ; et en effet malgré l’intérêt qu’elle porte à son travail, malgré le plaisir de penser qu’elle n’est plus obligée de contracter des dettes pour vivre, pensée qui l’encourage et la stimule, elle broie du noir. Passer ses jours entre les quatre murs d’un bureau quand on a été gâtée, quand la vie n’a été jusqu’à vingt et un ans occupée qu’au seul gré de ses caprices ou de ses désirs, le changement est trop radical pour ne pas amener un peu de tristesse.

Ce soir, elle entre avec son premier salaire, elle court à la cuisine :

— Yvonne, acceptez ceci, en acompte sur ce que je vous dois d’arriéré.

La bonne a beau protester que Mademoiselle ne lui doit rien, Pierrette se sauve en laissant le billet de banque sur le coin de la table.

Elle ne peut aller loin dans ce petit logis, et Yvonne la rejoint aussitôt à la salle à manger. La jeune fille est à ranger son chapeau et son manteau dans la garde-robe.

Yvonne a beau protester qu’il doit y avoir des choses plus pressantes à payer, Pierrette lui ferme la bouche en lui disant :

— Je vous prie, ma bonne, n’insistez pas, vous me feriez de la peine, retournez à votre cuisine.

La vieille s’en retourne en marmottant.

Au souper Pierrette s’informe de mille détails. Sa mère lui répond point par point. Elle ne peut reconnaître son enfant dans cette jeune fille devenue du jour au lendemain une personne si différente. Autant elle ne s’occupait de rien autrefois, autant elle n’oublie rien maintenant. La maman craint que ce beau zèle ne se refroidisse ; elle en serait contrariée, car elle ignore si elle saurait tenir une maison avec si peu.

À l’heure de la soirée une amie de Pierrette l’appelle, et lui demande si elle est libre. Elle répond affirmativement.

— Puis-je aller te voir demande l’amie d’une voix hésitante ? C’est pour une œuvre de charité.

Pierrette l’invite à venir, elle se demande pourtant ce qu’elle sera en mesure de faire présentement. Peut-être suffira-t-il de vendre à un comptoir, le soir ! Enfin elle verra, si elle peut quelque chose.

Madame des Orties s’est retirée. Elle ne peut supporter l’idée de recevoir dans les conditions où elles se trouvent. Le salon est pourtant convenable. Elles y ont logé le piano à queue, le « Chesterfield » et l’espace est encore assez grand.

Pierrette fait les honneurs de son petit « home » comme elle faisait les honneurs de son riche logis.

Elle cause gaiement avec son amie, s’informe de plusieurs jeunes filles qu’elle n’a pas rencontrées ces derniers temps ; elle a été si occupée, et cela lui semble si comique dans sa bouche, cette expression : « si occupée ».

La quêteuse expose le but de sa visite.

— Ne suis-je pas indiscrète en venant te solliciter ? Tu étais si généreuse que j’aurais eu du regret de ne pas t’associer à nous comme autrefois.

Elle avait une manière de dire : « comme autrefois » qui finit par blesser l’oreille de Pierrette. Elle pensait malgré elle : « Ne pourrait-elle pas omettre de me rappeler si maladroitement mon passé ! »

Pour écourter cette visite qui lui devenait à chaque instant plus désagréable à cause du complet manque de tact de cette amie, Pierrette sachant bien que sa mère devait suivre leur conversation, sa chambre étant contiguë au salon, dit à la jeune fille :

— C’est le Père X… qui s’occupe de cette œuvre, j’irai le voir demain.

Elle se levait en même temps de manière à lui faire comprendre qu’une visite dans un but de charité ne doit pas s’éterniser.

L’autre piquée au vif ne put s’empêcher de lui décocher une pointe :

— J’étais à peu près certaine qu’il était inutile de te voir sous les circonstances.

Pierrette ne releva pas l’intention malveillante, mais elle sentait cruellement que l’allusion répétée était voulue : cette jeune fille était jalouse et n’avait pas de cœur. Elle la reconduisit elle-même et la laissa sur un cordial au revoir.

Elle se demandait combien de ses amies sentiraient ainsi un plaisir malin à humilier la Pierrette qui tenait toujours la première place autrefois ; cette réflexion ne fit qu’amener un sourire amer sur ses lèvres. Riche, elle avait appris à connaître les derniers échelons de la société ; pauvre, elle apprendrait à juger la valeur des amitiés mondaines.

Après avoir souhaité une bonne nuit à sa mère, elle se retira dans la salle à manger. Elle avait eu le temps de prendre une décision depuis l’arrivée de son amie. Elle donnerait sa parure de diamants. Comme elle était d’une valeur inestimable, elle irait elle-même la porter au Père qui la ferait râfler.

Elle n’avait pas pris cette détermination sans qu’il lui en coûtât. D’un autre côté, comme l’avait si judicieusement remarqué son amie, elle était généreuse. Cette parure ne pouvait plus lui être d’aucune utilité. Aurait-elle jamais l’occasion de la porter ? Et si oui, ne serait-elle pas déplacée dans la chevelure d’une jeune fille obligée de travailler pour gagner sa vie ?

La conserver, en souvenir de l’ingrat qui l’avait abandonnée, juste au moment où elle aurait eu le plus besoin de quelqu’un pour l’aider, quand elle se trouvait sans défense aux prises avec la vie ? Elle n’y tenait pas plus que cela.

Elle avait écrit à son cousin Benoît, à New-York, et lui avait exposé leur ruine sans ne rien lui cacher du désastre, elle racontait également la défection de son ami sans un mot amer pour celui-ci. Elle semblait être fataliste, et se consoler en se disant qu’il était écrit que les choses se passeraient ainsi. Ce n’était pas son idée au fond, mais elle considérait comme une grande grâce d’avoir pu découvrir avant son mariage, ce côté si petit de cet homme qu’elle jugeait maintenant indigne d’elle. Elle lui avait aussi fait part de sa nouvelle vie, et ne se plaignait pas de son travail.

La réponse ne se fit pas attendre : « Viens, Pierrette, nous ne sommes que des garçons à la maison, maman a toujours dit qu’elle aimerait voir une fille au milieu de nous, Viens donc, cette chère maman, tu lui tiendras compagnie, nous sommes si souvent au dehors. »

Pierrette répondit aussitôt à cette bonne lettre. Elle remerciait sa tante et ses cousins de leur gentillesse, dont elle n’avait jamais douté : si pour le présent, elle refusait leur offre désintéressée, elle acceptait pour le jour où fatiguée de la vie, elle aurait besoin de repos. Elle donnait des nouvelles de sa mère, et terminait en les assurant que tout allait pour le mieux.

À la longue Madame des Orties se prit à aimer le logis choisi par sa fille. Il était petit, mais personnellement, elle était presque aussi bien installée qu’autrefois. Elle ne pouvait se faire à l’idée que Pierrette ne souffrît pas de tous ces changements bien qu’elle l’en assurât.

Devant le dévouement et l’entrain de sa jeune fille qui ne se démentaient pas, Madame des Orties sentait progressivement renaître son courage, et en venait même à s’intéresser à leur nouveau genre de vie.

Elle reprenait peu à peu ses habitudes de vie sociale. Après la catastrophe, orgueil blessé, amour-propre chatouilleux, craignant d’entendre des allusions désagréables, elle avait refusé sa porte à ses meilleures amies. Le prétexte était tout trouvé : sa santé avait été trop fortement ébranlée. Pierrette voyait avec plaisir se dessiner ces améliorations. Elle avait craint un temps que la solitude ne devînt dangereuse pour la santé morale de sa mère ; de ce côté aussi l’horizon s’éclaircissait.

Un soir, Pierrette se rendit chez le Père X… et lui remit le bandeau de diamants.

Le bon Père se récusait :

— Je ne puis accepter un objet d’une telle valeur, autrefois vous pouviez faire de ces largesses, mais maintenant !

— Mon Père, je vous prie de l’accepter. Vous le mettrez en râfle. Il vous rapportera un montant assez considérable.

— Vous pourriez le vendre, mon enfant.

— Le vendre ! j’espère bien n’être jamais réduite à cette extrémité. Mais ce bijou serait le dernier que je me résignerais à échanger pour de l’argent.

— Enfin, puisque vous y tenez, soit.

Pierrette revint chez elle. De l’avoir donné, ce bandeau, de penser qu’elle ne le verrait plus, lui était un soulagement.

Sa mère, au contraire, ne pouvait imaginer qu’elle se départît avec joie d’un bijou qu’elle avait un jour paru si fort apprécier.

— Si tu le désirais une fois ou l’autre, petite, pour aller en soirée ?

— Il ne serait plus de ma condition de fortune. De plus, il me rappelle un lâche. Ce souvenir m’est plutôt pénible.

— Tu n’as pas de nouvelles de Charlie, mon enfant ?

— Non, maman. Et comment voudriez-vous que j’en aie ?

— Quelque fois j’avais l’espérance. Tu sais, dans les mêmes circonstances, il n’aurait pas agi comme Guy de Morais.

Cette idée, combien de fois avait-elle hanté l’imagination de Pierrette depuis ces jours de malheur ! Elle avait senti dans son âme la certitude que Charlie n’aurait pas abandonné sa fiancée pour une question d’argent. Elle le savait si désintéressé. Que pouvait-elle contre l’inéluctable ? elle l’avait sacrifié de gaieté de cœur, lui, le seul ami qui aurait eu le courage de lui être fidèle dans l’épreuve. Ces pensées étaient inutiles, elle ne pouvait rien changer à sa conduite passée.

Un lourd silence passa entre les deux femmes. Pierrette ne voulait pas donner suite à la remarque de sa mère, il lui était désagréable de s’entendre rappeler qu’elle avait commis une bévue, une de ces bévues qui sont irréparables. Elle s’était crue de son siècle, c’est à dire une femme qui consulterait sa tête au lieu de son cœur dans une question de mariage, et elle avait la preuve du contraire.

Inutile d’avoir des regrets si la vie était à recommencer, elle sentait que sa conduite serait la même. Rien ne peut compter devant l’amour. Toute cette soirée, elle resta pensive.