L’Éclaireur (p. 79-90).

CHAPITRE SEPTIÈME

DEMANDE EN MARIAGE


Il fait un froid de loup. Pierrette est allée visiter ses protégés qu’elle a quelque peu négligés durant le séjour de Guy de Morais à Québec. Elle a fait le trajet à pied par un de ces caprices qui lui sont coutumiers.

Elle arrive, grimpe l’escalier rapidement, frappe et s’introduit. À sa surprise, elle se trouve nez à nez avec un homme aux formes de colosse, ses larges épaules lui barrant le passage.

— Que venez-vous faire ici, la petite ? C’est bien vous qui racontez des sornettes à ma femme.

Pierrette n’a jamais connu la peur ; elle relève son front volontaire, ses yeux lancent des éclairs.

— Je ne viens pas conter des sornettes à votre femme. Mais à vous, je puis vous dire quelque chose : vous êtes un sans cœur. Sans notre intervention, votre femme serait morte de faim et de misère, sans que vous pensiez à faire quoi que ce soit pour la soulager, et vous avez promis d’être son soutien : lâche !

Sa voix se faisait vibrante pour flétrir cet homme qu’elle avait tant désiré rencontrer au cours de ses visites, afin de lui dire son fait, elle ne manquerait pas cette occasion, peut-être unique.

— Allez-y doucement, la petite, ne venez pas m’insulter ici, je suis chez moi.

Pierrette le regarde avec un air de dédain si frappant qu’il se retire de quelques pas et glisse les mains dans ses poches.

— Je veux bien être poli avec vous, mais vous vous croyez des droits parce que vous avez fait de petits cadeaux à ma famille, vous ne vous y êtes pas appauvrie, ça y paraît.

Il jetait un coup d’œil de convoitise sur la mine soignée de Pierrette.

— L’aumône n’appauvrit jamais, rétorqua la jeune fille, c’est Dieu qui le veut ainsi.

L’homme alla s’asseoir à l’autre extrémité de la pièce sur une chaise boiteuse.

Pierrette remarqua que la femme était absente, et que le père était seul avec quelques enfants.

— Où est votre femme ? s’enquit-elle.

— Elle est allée travailler, il faut bien manger.

— Et les enfants ?

— Ah ! les gueux ! ils courent la rue.

La jeune fille parut ne pas s’apercevoir de la désinvolture de cette réponse. Elle se planta devant le mari désœuvré et abruti :

— Voulez-vous travailler, oui ou non, si on vous fournissait du travail, auriez-vous la bonne volonté de l’exécuter ?

Il la regardait avec un air narquois ; en avait-elle du toupet ?

Elle réitéra sa question.

— Peut-être bien, la mignonne, pour vous faire plaisir.

— Mais si vous travaillez, il ne faudra pas boire votre argent. Je le saurai, n’en doutez pas.

Il la dévisagea sournois :

— Êtes-vous de la police secrète ?

Elle ne releva pas l’intention blessante, promit de lui chercher du travail, et lui conseilla de mettre un peu d’ordre dans la maison.

— Comme vous y allez, mon bijou, ne vous gênez pas tandis que vous y êtes. Mais dites donc, pourquoi ne m’aideriez-vous pas ?

Elle le regarda d’un long regard très digne.

— Je ne badine pas, en attendant de travailler pour gagner, faites œuvre utile et soulagez votre femme autant que la chose vous est possible.

Il ne promit rien et Pierrette s’éloigna sans grande espérance.

Après son départ, l’homme se mit à ramasser divers objets et à les mettre à leur place, il se disait : « Elle n’est pas peureuse pour une petite de la haute, et en a-t-elle une assurance, elle serait capable de me faire croire que je dois changer de vie. Il sourit mi ému, mi amusé, à l’idée d’une conversion possible ; ce sentiment lui était si nouveau. »

Malgré le manteau de fourrure, les gants chauds, le béret de laine angora, elle revint frissonnante. Elle a l’impression d’avoir échappé miraculeusement à un grand danger. Elle longe des rues peu fréquentées et le vent la giffle au passage. Elle a rencontré de mignons enfants couverts de haillons, mal chaussés, et elle a vidé sa bourse. Heureuse d’avoir pu soulager quelques misères, elle se sent joyeuse. Sur son visage un reflet de bonheur s’unit à un sentiment de pitié. Elle songe : « Si Charlie me voyait payer ainsi de ma personne pour les malheureux, comme il serait content, il me parlait si souvent de sa conférence Saint-Vincent de Paul ». Puis une grande amertume lui vint : pourquoi penser à Charlie ? Quelle absurdité ? Et cette seule souvenance suffit à lui gâter tout le plaisir de sa bonne action. Ce souvenir la poursuivra donc toujours comme un remords ?

Dans le boudoir bien chaud et confortable, elle est venue rejoindre sa mère. Elle a pris un travail de broderie, mais ses doigts restent inactifs, et ses yeux fixent un point de la chambre. Elle revoit passer devant ses yeux ces miséreux, ces déshérités, elle rejette sa broderie et s’empare d’un tricot destiné aux pauvres. Elle réfléchit : comme il en faudrait de l’argent pour soulager toutes les misères qui courent le monde. Madame des Orties est assise dans l’angle opposé, et a placé près d’elle une petite table volante ; elle écrit, levant de temps à autre les yeux pour regarder sa fille, ne voudrait-elle pas deviner ce que celle-ci pense ?

Bientôt, elle plie les pages noircies, les glisse dans une enveloppe, et pousse un long soupir de soulagement.

— Pierrette, tu vas recevoir une demande en mariage, dit-elle sans préambule.

— Pourquoi dites-vous cela, maman ?

— Parce que, la famille de M. de Morais fait prendre des informations sur le chiffre de ta dot et sur bien d’autres détails.

— Ah ! répond Pierrette, désagréablement impressionnée. Ils tiennent tant que cela à connaître le montant de ma dot.

— Ils m’assurent du contraire, c’est, disent-ils, une simple formalité.

Pierrette n’ajoute rien et Madame des Orties voulant savoir ce que sa jeune fille pense de cette demande qui ne peut plus tarder, ajoute :

— Pierrette, l’idée te serait-elle venue de changer Charlie que tu connais depuis l’enfance, pour cet étranger dont nous ne savons rien ou presque rien ?

— Maman, ne vous inquiétez pas, « la grande demande » n’est pas faite que je sache. Savez-vous s’ils ne trouveront pas insignifiant le peu que j’apporte ?

— De cela je ne suis pas inquiète, mon enfant, le montant de ta dot représente un montant respectable.

— Alors, attendons patiemment la suite des événements.

Elle se mit à parler avec volubilité de choses indifférentes à cette question. Les dernières invitations reçues, celles qu’elle accepterait ; elle commença de régler avec sa mère les derniers détails d’un thé qu’elle se proposait d’offrir en l’honneur de l’une de ses amies fiancée depuis la Noël.

— Maman, je voudrais des fleurs naturelles. Quel montant m’allouez-vous pour cette dépense ?

Elle regardait sa mère comme si elle eût désiré lire à l’avance dans ses yeux le chiffre qu’elle énoncerait. Et pourtant, elle ne pensait pas du tout à cela, elle voulait constater si les craintes de sa mère étaient dissipées, si elle avait réellement réussi à chasser de son esprit les papillons noirs.

Bientôt, elles furent d’accord sur tous les points, même sur le nombre des invitées.

C’est l’anniversaire de Pierrette et sa mère lui a préparé un « party » surprise.

La jeune fille suivant son habitude est sortie tout l’après-midi. En entrant vers cinq heures, au lieu de passer par le salon, elle se dirigea directement vers sa chambre.

Elle portait son manteau de fourrure court et une jupe de lainage. Yvonne la guettait sans en avoir l’air, et souriant sous cape lui fit remarquer :

— C’est votre fête aujourd’hui, Mademoiselle Pierrette, ne ferez-vous pas toilette avant de vous présenter au thé ?

— Tu as une excellente idée, ma vieille Yvonne.

Et aussitôt elle se mit en devoir de se rendre à cette suggestion.

— Donne-moi ma robe verte, Yvonne, ma robe avec de la guipure.

Quelques instants plus tard, c’était une Pierrette des jours de cérémonie qui se présentait au salon.

Quelle ne fut pas sa surprise, d’y trouver réunies dans un silence complet, ses amies les plus intimes.

Au premier abord, elle se sentit intimidée par l’inattendu de la réception, mais presqu’aussitôt elle redevint maîtresse d’elle-même.

La place d’honneur lui avait été réservée ; avant d’y prendre place, elle les embrassa toutes, en commençant par sa mère. Jamais elle ne s’était sentie émue comme aujourd’hui devant des manifestations d’amitié. Elle se demandait si elle ne devenait pas sentimentale.

On papota jusqu’à six heures autour de tables chargées de friandises. Après le thé, quand le groupe joyeux se leva de table, l’une des jeunes filles se fit l’interprète de toutes et offrit à Pierrette en leur nom et en celui de Madame des Orties, une magnifique gerbe de roses. Au centre du bouquet était attachée une rose de papier si lourde qu’elle accablait les autres. Pierrette la détacha. Elle contenait un bijou de montre. À sept heures les invitées commençaient à se lever pour prendre congé. Pierrette voulait que chacune rapportât un souvenir de cette réunion, elle délia le ruban qui retenait les fleurs et se mit à les distribuer ; elle ne savait pas être heureuse seule, il lui fallait partager son bonheur pour le doubler.

Elle se montra plus affectueuse que jamais, et les reconduisit en leur promettant une nouvelle réunion sous peu :

— Et celle-ci, c’est moi qui vous l’offrirai, mes amies.

Quand la dernière invitée se fut éloignée, Pierrette revint au salon et se pendit au cou de sa mère :

— J’ai une maman comme personne !

Puis resserrant son étreinte :

— Maman, que je t’aime !

C’était peut-être la première fois que Pierrette devenue jeune fille disait : « Maman, je t’aime. » En tout cas, elle ne l’avait jamais dit avec un tel accent.

Madame des Orties sentit un frisson très doux la secouer. N’en venait-elle pas quelquefois à douter du cœur de cette enfant ? Elle était en ce moment la plus heureuse des mères, elle avait toujours considéré comme des trésors, les mots et les gestes affectueux de sa fille si peu expansive.

Elles oublièrent dans une minute de suave intimité, le prétendant éconduit et le prétendant possible qui faisaient depuis quelques semaines le tourment de ces deux femmes, pour vivre l’une pour l’autre simplement.

Cette trêve ne fut pas de longue durée, le lendemain matin le courrier apportait la grande nouvelle.

C’était un clair matin de mars, la nature quelque peu éveillée de son sommeil hivernal donnait des espérances de soleil plus chaud, de beaux jours remplis de joie.

Pierrette chantait sans savoir pourquoi. Les premiers rayons plus ardents éveillaient en elle un renouveau de vie. Elle aurait sauté de joie à la seule vue des oiseaux voletant autour de sa fenêtre, et de la neige s’évanouissant sous les caresses trop vives de la lumière.

Depuis le matin elle courait par la maison. Deux fois déjà elle était allée jusqu’à la chambre de sa mère, et s’était retirée sans oser frapper jugeant qu’il était trop tôt. Le facteur avait déposé dans la boîte une lettre à l’adresse de celle-ci. Elle supplia Yvonne :

— Allez la porter tout de suite. Si maman n’est pas éveillée, allez sur la pointe des pieds et déposez-la sur sa table de chevet.

Quand elle disait vous à Yvonne, c’est qu’elle lui demandait quelque chose qui lui tenait bien fort au cœur.

Elle ne voulait pas l’avouer, mais cette lettre, elle en attendait du bonheur.

Yvonne porta le déjeuner dans la chambre de sa maîtresse qui ne fit pas appeler Pierrette. Celle-ci s’était dit : « Si la missive me concernait, depuis longtemps maman m’en aurait prévenue. »

Au dîner, Madame des Orties se présenta l’air soucieux.

— Avez-vous reçu de mauvaises nouvelles ? demanda Pierrette, profitant de l’une des absences d’Yvonne.

— Non, ma Pierrette, pas précisément, c’est la demande en mariage de Guy de Morais. Tu ne peux pas savoir jusqu’à quel point il m’en coûte de te demander ton avis à ce sujet. Je suis si certaine que tu diras : oui.

Yvonne revenait portant le dessert, Pierrette n’ajouta rien aux dernières paroles prononcées par sa mère malgré son ardent désir de savoir.

Assise dans la chaise longue du boudoir, elle attend maintenant que la conversation interrompue reprenne où elle en était restée.

Après quelques minutes de réflexion Madame des Orties s’hasarda à demander :

— Pierrette, pourquoi ne demanderais-tu pas à Guy de Morais de venir s’établir au Canada ?

— Maman, c’est impossible. La position qu’il tient si brillamment aux États-Unis, en trouverait-il la pareille ici ?

— C’est vrai, mais il s’adapte facilement puisque français d’origine, et a su se tailler une situation enviable dans un pays étranger.

— Maman, dit Pierrette, je vois ce qui vous ennuie dans cette question de mariage. Vous resterez bien seule. La solution est toute trouvée, vous venez avec nous à New-York.

Elle est restée étourdie de ce qu’elle vient de dire. Était-elle bien décidée à dire : oui, à la demande de Guy de Morais, surtout en avait-elle le droit ?

— Comme tu y vas, chérie, me vois-tu transplantée là-bas ? Une seule raison pourrait m’y décider : si j’avais des raisons de croire que ce Monsieur ne te donne pas tout le bonheur que tu es en droit d’attendre. Alors seulement, j’irais étudier la question sur les lieux, juger par moi-même de la vie qui t’est faite.

— Maman, vous êtes injuste à l’égard de Guy de Morais. Qu’y a-t-il dans sa conduite qui puisse vous donner à douter de son caractère ?

— Mon enfant, je me défie de tout ce que je ne connais pas.

Elles discutèrent encore quelque temps. Madame des Orties décida d’attendre une semaine ou deux avant de faire tenir sa réponse.

— N’allons pas montrer trop d’empressement, et laisser croire que cette demande nous flatte outre mesure. Tu n’ignores pas, chérie, que la lettre de Guy de Morais en contenait une de son père exposant lui-même les souhaits de son fils, et t’assurant que toute la famille serait honorée de ta réponse affirmative, d’après les renseignements fournis par Guy sur ton compte.

— C’est forcé, répondit Pierrette judicieusement, ils ne me connaissent aucunement.

Un voile de tristesse s’étendait sur la petite famille.

Pierrette ne pouvait s’empêcher de faire un parallèle entre ces fiançailles dépourvues de joie, et l’époque enchantée qu’elle avait vécu lors de son engagement à Charlie. Les réunions sans nombre qui avaient été offertes en leur honneur, le repas de fiançailles, l’accueil affectueux et sympathique des parents du jeune homme.

Malgré tout, les heures s’égrenèrent et la quinzaine était écoulée. Madame des Orties ne put s’empêcher de demander à Pierrette si elle était toujours dans les mêmes sentiments, si la réponse devait être affirmative ?

— Oui, maman, si toutefois vous ne vous opposez pas à la réalisation de mes projets.

— Je consens à cette union, puisque tu crois aller vers le bonheur. Puisses-tu ne pas le regretter un jour ?

Aussitôt que le « oui » eut touché le jeune homme, Pierrette reçut une longue lettre débordante de termes affectueux, pour mieux dire chaque mot était une caresse. Il en venait une tous les jours. Un beau matin, dans le pli parfumé que Pierrette attendait maintenant avec impatience, il était question d’un voyage à Bône.

Pierrette ne pouvait s’en tenir de joie. Guy avait marqué en toutes lettres : « Je me rappelle, petite fiancée chérie, votre désir d’aller à Bône. J’y accéderai. Nous irons d’abord en France saluer ma famille, et ensuite je vous conduirai voir le ciel bleu et la mer bleue qui vous faisaient rêver, il y a si peu de temps encore. »

Elle s’envola porter cette bonne nouvelle à sa mère qui ne partagea pas son enthousiasme.

— Si tu savais les appréhensions dont ta résolution me remplit. Je n’ai que de mauvais pressentiments.

— Maman, vous me gâtez mon plaisir. On croirait à vous entendre que je cours à un malheur certain.

— Bien oui, chérie, je ne puis faire taire mes craintes. Autant je croyais à ton bonheur le jour où j’accordai ta main à Charlie, autant je me sens inquiète, pour ne pas dire coupable, en prêtant la main à ces négociations. Car, en somme, on n’a jugé que la question argent. Personne ne s’est même inquiété de savoir si tu n’étais ni bossue, ni boiteuse.

— Voyons, maman ! Est-ce que ses parents ne savaient pas que Guy n’irait pas s’amouracher d’une infirme.

— Qu’en sais-tu ? Enfin, laissons ces discussions qui ne servent de rien puisque ta décision est prise. Mais explique-moi donc maintenant comment tu en es arrivée à une rupture avec Charlie ?

— Maman, tu n’as pas deviné qu’à son retour, je ne l’aimais déjà plus ?

— J’avais bien cru le soupçonner. Mais enfin, comment expliques-tu ta conduite à son égard ? Jusqu’à la dernière minute tu lui laisses croire que tu vas l’épouser, et en le voyant tu ne peux plus le tolérer près de toi. Tu lui refuses le moindre témoignage d’affection, et chaque fois qu’il veut te voir, tu cries dans ton délire (ce n’est le plus souvent que le reflet des pensées fixes) : « Va t’en ! Va t’en ! » Pourquoi ne pas m’avoir prévenue tout de suite, je n’aurais laissé aucune espérance à ce pauvre garçon qui faisait réellement pitié le jour où il est venu me faire ses adieux, en m’annonçant : « Je serai longtemps, bien longtemps à ce voyage. Peut-être ne reviendrai-je jamais à Québec ? Si Pierrette me demandait, prévenez-moi tout de suite. »

— C’était incohérent. Je comprenais ce qu’il n’osait dire, ce qu’il redoutait sans vouloir y croire définitivement : que sa Pierrette, cette Pierrette, amie de son enfance, volontairement devenue sa fiancée, ne l’aimait plus, en aimait un autre.

— Puis tu lui as écrit quelques lettres : tu as accepté son cadeau du Jour de l’An, enfin tout à coup, paf ! tout est rompu, sans même m’en avoir dit un mot.

Pierrette comprit combien sa mère était bouleversée pour lui adresser de si vifs reproches. Elle l’avait toujours tolérée telle quelle, jusqu’à aujourd’hui ; elle répondit donc d’une voix très émue :

— Maman, tu n’aurais pas compris, tu n’aurais pas été capable de sentir ce que j’eusse été impuissante à bien exprimer. Si tu savais l’effet produit sur moi par le retour de Charlie ? Je l’attendais, je l’attendais même avec impatience ; mais quand il m’est apparu descendant du train, il m’a semblé avoir devant moi un homme que je n’avais jamais vu, ni connu. Lors de mon retour à la santé, j’ai compris à un jaillissement d’éclair, que j’aimais depuis des mois Charlie, sous les traits de Guy de Morais ; j’étais atterrée de la découverte. Comment lui expliquer ? Comment lui faire comprendre ce qui était si vague en moi, si inexplicable, si vilain que je n’osais même pas l’énoncer. J’avais trahi mon ami d’enfance. Je l’avais trahi à mon insu. Enfin, il m’a libérée lui-même en m’adressant quelques jours après le départ de Guy de Morais, une lettre de reproches. Je n’ai pas osé lui dire que je reprenais ma parole, mais il a compris tout pareil. Je lui ai demandé de reprendre ses cadeaux, qu’ils étaient à sa disposition. Que son automobile, il pouvait venir la chercher, que je ne m’en servirais plus. Il n’a pas répondu à cette lettre. Quelqu’un, comme vous le savez, est venu réclamer la clef de la voiture, je ne doute pas qu’elle ne soit plus dans le garage, mais je n’y suis pas allée voir.

Pierrette s’arrêta à bout de souffle. Elle n’avait pas encore analysé aussi clairement sa conduite dans cette circonstance, et elle s’efforçait de se donner le beau rôle. Ne sentait-elle pas confusément que ce malheur avait été causé par la trop grande liberté dont elle avait joui. Pouvait-elle aller le reprocher à sa mère ? Madame des Orties la voyant émue, et ne voulant pas l’accabler, lui dit simplement :

— Je suis certaine que tu n’es pas très fière de ta conduite, si tu t’étais confiée à moi, nous aurions pu faire mieux.

Elle embrassa tendrement sa fille pour lui faire oublier ce que ses paroles pouvaient contenir d’amertume.

La voix du remords que Pierrette avait réussi à faire taire en se grisant des mots d’amour dont les lettres de Guy de Morais la berçaient, revint plus opiniâtre que jamais. Ne souffrirait-elle pas un jour ou l’autre pour expier la peine qu’elle avait causée à un autre ?

« Tout se paie », il ne faut jamais l’oublier.

Il ne fut plus question entre sa mère et elle de Charlie. Et Guy de Morais, c’était toujours Pierrette qui commençait à l’en entretenir, celle-ci faisait mine de l’oublier. Pourtant un jour elle osa demander :

— Ne déciderez-vous pas bientôt la date de votre mariage ?

— Guy me disait sur sa dernière lettre qu’il viendrait à Pâques et que nous discuterions ensemble l’époque la plus convenable. Bien entendu vous aurez voix au chapitre.