Éditions Prima (Collection gauloise ; no 11p. 44-49).

vii

M. Valentin Troubelot poursuit son idée


Le lendemain, Gaston était encore chez lui, lorsqu’on frappa vers neuf heures du matin à sa porte.

Il se demandait qui venait lui rendre visite, à cette heure et ne fut pas peu étonné de se trouver en présence de M. Anatole Samuel, qui était, on se le rappelle, le naturaliste chargé d’empailler les sujets du professeur Valentin Troubelot.

— Tiens, dit-il… Monsieur Samuel ? Qu’y a-t-il pour votre service ?

Le bonhomme mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut ! fit-il. J’ai des choses très graves à vous dire.

— Lesquelles donc ?…

— Patientez un peu. D’abord, je vous rapporte la peau de singe.

— Elle est déjà prête.

— Oui… Vous pouvez l’essayer tout de suite… mais dépêchez-vous.

— Est-ce donc si pressé ?

— C’est très urgent.

Gaston s’introduisit dans la dépouille du chimpanzé. Il fit fonctionner la tête, le mécanisme jouait dans la perfection.

— Là, dit Anatole Samuel, c’est parfait !…

Gaston se disposait à enlever son costume simiesque.

— Non, fit le visiteur. Restez en singe !

— Mais… je n’en ai que faire à cette heure.

— Restez en singe, vous dis-je. Et écoutez-moi.

« Cette dame, pour qui vous faites le chimpanzé, s’appelle bien Mme Amélie Derieux ?…

— Oui… Qui vous l’a dit ?

— Le professeur lui-même… Il sera chez elle dans une heure.

— Comment ?… Que va-t-il lui dire ?…

— Laissez-moi parler… Il n’y a encore rien de fait… J’ai le temps de vous mettre au courant.

Et Anatole Samuel raconta à Gaston la diabolique machination du vieux savant.

Valentin Troubelot, depuis la visite des deux étudiants, était hantée par son idée fixe. Il regrettait tout haut, à toute minute de la journée, de ne pas connaître la femme amoureuse des singes.

— Ah ! disait-il. Si je savais où la trouver, je lui en présenterais un de chimpanzé, un vrai. Elle pourrait réellement satisfaire sa passion… Et moi, moi, je ferais ma grande expérience… Je démontrerais enfin s’il peut y avoir croisement entre les deux espèces, et s’il peut naître des bâtards d’homme et de singe…

« Il ne faisait que m’entretenir de cela, ajoutait Samuel. Il me répétait : « Comprenez-vous… Ce serait merveilleux, concluant, admirable… C’est Dieu qui a inspiré cette femme… il faut que je la connaisse… Il le faut absolument… »

Et Samuel expliqua que Troubelot avait fait suivre Gaston et Gustave par un détective privé, lequel avait vu les deux amis se rendre chez Gisèle ; de là, l’agent avait suivi Amélie emmenant le singe avec elle. Car c’était surtout la piste du faux chimpanzé que le détective était chargé de ne pas lâcher.

Cet agent avait fait mieux ; il avait découvert le domicile véritable d’Amélie,

En recevant tous ces renseignements, le professeur exultait. Il ne pouvait plus cacher sa joie.

— Voyez-vous, Samuel, disait-il, je tiens mon expérience… Il ne s’agit plus que de trouver le moyen de substituer un vrai singe à ce jeune étudiant. Je ne veux pas le lui demander à lui, il ne comprendrait pas la nécessité de faire un tel sacrifice à la science, il est aveuglé par sa passion.

« Non… Je dois agir moi-même.

« J’ai justement, parmi mes pensionnaires, un sujet extraordinaire qui ressemble à celui dont la peau a servi pour la mystification dont je me suis fait complice. Il lui ressemble d’autant plus que c’était son frère… Dans ces conditions, tout va bien et cette femme s’y trompera… »

Troubelot ignorait, à vrai dire, comment il opérerait la substitution… lorsque Gaston vint lui-même, à son insu, le tirer d’embarras, en lui apportant à réparer la dépouille dont il était revêtu.

— Vous n’avez pas vu, disait Samuel au jeune homme, comme les yeux du professeur brillaient en vous causant. Ah ! mon ami… quel éclair de triomphe !

« Lorsque vous fûtes partis, vous et votre ami, il me dit :

« — Je leur ai demandé deux jours exprès. Pendant ces quarante-huit heures, ce jeune homme ne pourra pas faire le singe !… C’est justement ce qu’il me faut. J’en profiterai pour conduire moi-même mon sujet à cette dame Amélie Derieux… Je lui expliquerai que je suis le médecin qui a soigné l’animal, et que celui-ci étant guéri, je le lui ramène, d’accord avec son propriétaire.

« Il se frottait les mains :

« — Samuel… Samuel… Si je ne me suis pas trompé, dans un an, je présenterai à l’Académie des Sciences un nouveau-né qui sera le fruit d’un singe et d’une femme !… Quelle gloire !… »

— Ce n’est pas possible… Il est devenu fou !

— Peut-être, mais il poursuit avec une logique parfaite l’exécution de son plan…

« Seulement, moi, j’étais terrifié !… Je ne partageais pas du tout son enthousiasme. Aussi, j’eus vite pris mon parti. Je travaillai toute la nuit à réparer votre déguisement, voulant que vous l’ayiez dès ce matin.

« Nous allons nous rendre ensemble chez cette dame. En vous voyant elle comprendra que c’est vous le vrai singe.

— Comment, le vrai… le faux, voulez-vous dire ?

— Oui, le faux… mais pour elle le vrai, c’est-à-dire celui qu’elle a aimé… celui que… celui qui…

— Ça va. J’ai compris. Je serai le vrai, précisément parce que je suis le faux.

— Vous y êtes. Vous êtes très intelligent.

« À présent, dépêchons-nous, si nous voulons arriver à temps.

— Mais, dit Gaston… S’il fallait me battre avec le singe…

— Vous n’aurez pas besoin. Il est très doux… et puis il me connaît… Vous m’appellerez et je le ramènerai chez son maître.

Le jeune homme était plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître et il remercia avec effusion le naturaliste :

— Vous avez eu raison, lui dit-il, de venir me prévenir. L’expérience de Troubelot serait un crime qu’il faut empêcher à tout prix. Courons chez Amélie…

Tandis que Samuel se rendait chez Gaston, le professeur Valentin Troubelot gagnait, en compagnie de son sujet exceptionnel, la demeure de la jeune femme qu’il estimait désignée par la Providence pour servir à son expérience de croisement des races humaine et simiesque.

Il avait préparé son sujet depuis la veille, lui donnant une nourriture spéciale, afin qu’il fût bien en forme et ne trompât pas les espérances qui étaient fondées sur lui.

Le savant avait d’ailleurs toute confiance. Joko (c’était le nom de l’animal) était très doux et très obéissant, et, de tous ses congénères hébergés par le professeur, il était certainement le plus intelligent. Son maître ne doutait pas qu’il justifiât le choix extraordinaire dont il était l’objet.

Le brave quadrumane ne se rendait nullement compte de l’honneur qui allait lui échoir. Assis dans le taxi à côté de Valentin Troubelot, il regardait avec ahurissement à travers la portière le spectacle de la rue.

— Pourvu, se disait le professeur, qu’elle s’y trompe bien.

« Joko est tout de même différent. Il est un peu plus petit. Et il n’aura certainement pas la même allure que celui qu’il va remplacer. Mais je la préviendrai qu’il n’est pas encore tout à fait remis de la commotion ressentie par suite de la poursuite dont il a été l’objet et je mettrai ses étrangetés sur le compte d’un état nerveux.

Amélie fut étonnée lorsqu’on vint lui annoncer qu’un Monsieur la demandait, « avec un singe ».

— Comment, se dit-elle, serait-ce Gustave avec Loulou… déjà ?

Cependant elle ordonna à sa femme de chambre de faire entrer le visiteur.

— Madame, lui dit Valentin Troubelot, je viens de la part de M. Gaston Raboulet vous ramener votre singe…

— Mon singe ? répondit Amélie.

Elle regardait l’animal :

— C’est Loulou ?… Mais je ne le reconnais pas…

— C’est bien lui pourtant… Vous ne voudriez pas que c’en fût un autre…

Et, avec beaucoup d’aplomb, il se tourna vers le singe, disant :

— Voyons, Loulou, vous ne reconnaissez pas votre maîtresse.

Ce mot fit un peu tressaillir Amélie. Mais elle ajouta elle-même :

— Viens, mon petit Loulou !… Viens vite près de moi… Tu sais que je t’aime bien…

Le pseudo Loulou paraissait décontenancé… Il regardait tour à tour son maître et Amélie.

Finalement il sauta sur un divan et s’y assit.

Le hasard avait voulu qu’il eût le même geste que Gaston lorsque l’avant-veille il s’était trouvé seul avec la jeune femme.

— C’est peut-être lui tout de même, dit celle-ci. Mais c’est étrange… il paraît tout interdit… il ne me regarde pas de la même façon.

« Et puis il me semble plus petit.

— Il n’a pourtant pas diminué depuis hier.

« Seulement, il a éprouvé une grande commotion lorsqu’il a été poursuivi à travers les rues… C’est pourquoi vous lui trouvez cet air différent…

« Il me semble qu’il a perdu la mémoire…

— Croyez-vous ?

— Oui, Vous savez que ce phénomène se produit souvent chez les hommes lorsqu’ils éprouvent une grosse émotion. C’est ce qui a dû arriver à Loulou… Aussi, est-ce pourquoi M. Raboulet m’a dit de vous le ramener.

« — Peut-être, m’a-t-il expliqué, se ressouviendra-t-il en se retrouvant auprès de cette dame chez qui il était lorsqu’il s’est enfui…

Amélie n’était pas plus psychologue qu’il ne fallait, surtout en ce qui concernait les singes.

— Pauvre Loulou ! fit-elle… C’est que c’est vrai… Il ne me reconnait même pas, moi… Et pourtant, il le devrait.

— Oh ! Si vous le caressez bien, si vous êtes douce avec lui, je suis persuadé que la mémoire lui reviendra…

— Vous êtes vétérinaire, Monsieur ? demanda Amélie.

M. Valentin Troubelot fit une grimace qu’il voulut cacher en esquissant un sourire :

— Oui, Madame… mais pour les singes, seulement…

Puis il ajouta :

— Peut-être ma présence le gêne-t-elle… Je me retire… Adieu, Madame… Je reviendrai tantôt prendre des nouvelles de Loulou.

Et le professeur salua Amélie, puis se retira…

Comme il descendait l’escalier, il croisa un vieux Monsieur, qu’il ne connaissait pas, et qui n’était autre que M. Alfred Camus, lequel venait rendre une visite matinale à son amie.

Et M. Valentin Troubelot ne se doutait pas que l’homme qu’il rencontrait ainsi et auquel il dit poliment en passant devant lui « pardon, Monsieur » allait empêcher sa grande et concluante expérience.