Éditions Prima (Collection gauloise ; no 11p. 16-21).

iii

Un chimpanzé d’occasion.


Le professeur Valentin Troubelot était plongé dans une étude captivante sur les différentes variétés de la faune africaine lorsque sa gouvernante vint le prévenir qu’un jeune homme, un étudiant, demandait à le voir :

— Il ne fallait pas dire que j’étais là, dit l’éminent zoologiste… Il ne le fallait pas. Vous savez bien que je ne veux pas être dérangé quand je travaille.

— Je sais bien, Monsieur, mais ce jeune homme a tellement, tellement insisté !

— Comment s’appelle-t-il ?

— Gaston Raboulet. Il dit qu’il est un de vos élèves et a une très importante communication à vous faire…

— Le diable l’emporte !… Mais puisqu’il est là, qu’il entre !

Et Gaston Raboulet, le même qui aimait sans espoir la brune Amélie, pénétra dans le sanctuaire du maître Valentin Troubelot, lequel était un vieillard bourru, mais bon enfant.

— Mon cher Maître, dit le visiteur, vous m’excuserez de venir vous déranger.
Eurêka !
(page 18).

— Ça va bien, mon ami. Ne perdez pas de temps en inutiles préambules. Vous avez une communication importante à me faire, paraît-il. Parlez, je vous écoute.

Alors, Gaston parla.

— Maître, dit-il, il s’agit d’un cas extraordinaire qui relève absolument de votre compétence. Je sais que vous n’êtes pas seulement un savant biologiste, mais aussi un médecin, et c’est à ce double titre que je viens vous trouver. Vous possédez la plus curieuse et la plus complète collection de singes… vivants et empaillés…

« Je voudrais m’offrir à vous pour une expérience…

— Une expérience, jeune homme ?… Laquelle donc ?

— Voici : Pouvez-vous me donner la peau d’un singe pour moi…

— Pour vous ?

— Oui, Je voudrais entrer dans la peau d’un singe, d’un chimpanzé par exemple. Naturellement, ce ne serait qu’un vêtement que je retirerais quand je le désirerais… Mais il faudrait que tous s’y trompassent et surtout une certaine personne.

— Hem !… C’est bien difficile… ce que vous me demandez là… Comment parvenir à donner l’illusion de la vie ?…

— Cela est votre affaire !… Si vous êtes réellement le grand savant que tout le monde affirme…

— Comment, si je suis… Mais jeune homme… votre doute m’offense !… |

— Alors… je me confie à vous… Il s’agit de soigner un cas pathologique spécial, et cela concerne le médecin… Je vous demande de me faire confectionner sur mesure une peau de singe qui donne l’illusion.

— Cela regarde un naturaliste… un empailleur…

— Oui, mais auquel vous devez donner des indications que votre connaissance parfaite de la zoologie vous permet à vous seul de trouver !…

— Mais dans quel but ?

— Dans le but de guérir une jeune femme d’une passion hors nature.

Et Gaston raconta l’histoire d’Amélie sans nommer celle-ci.

— J’ai bien réfléchi, dit-il en terminant. Il n’y a qu’un moyen de la guérir : l’homéopathie…

— En lui faisant croire qu’elle a un singe pour amant. Et vous désirez entrer pour cela dans la peau du personnage… simiesque.

— Vous avez deviné juste, maître.

— Eh bien !… Je vais y réfléchir… Revenez me voir après-demain.

Lorsque Gaston fut parti, Valentin Troubelot se prit la tête dans les mains. Il resta longtemps, longtemps à méditer, en oublia de manger, de boire et de dormir…

Et, comme les premiers rayons du soleil levant venaient éclairer la fenêtre de son cabinet de travail, il se leva, s’écriant comme feu Archimède :

Eurêka ! J’ai trouvé !… Ce sera le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre.

Lorsque le surlendemain, Gaston Raboulet revint chez l’illustre professeur, celui-ci lui frappa sur l’épaule en lui disant :

— Soyez heureux, jeune homme, soyez heureux, vous serez un chimpanzé parfait !… Tout le monde s’y trompera…

Gaston n’était pas moins radieux que Valentin Troubelot. Il sortit joyeux ; il marchait dans la rue avec un petit air conquérant qui semblait dire :

— L’Univers est à moi !

En réalité, il pensait :

— Amélie est à moi !… Il ne faut pas contrarier la femme qu’on aime. Puisque celle-ci a du goût pour les chimpanzés, nous lui en présenterons un de derrière les fagots.

Et il se rendit chez Gisèle pour avoir des nouvelles de la dame de son cœur.

Or, les nouvelles qu’il allait apprendre étaient sensationnelles.

Bijou avait disparu !

Le petit singe, le lendemain du jour où il avait assisté aux démonstrations d’amour de Gisèle et de Gustave, était devenu subitement très triste. Il ne bondissait plus joyeusement sur les genoux de sa maîtresse, ne se pendait plus après les rideaux et ne lançait plus les coussins à travers la pièce. Rien ne l’intéressait. Il avait pris une attitude morose, mangeait à peine et se cachait dans les coins les plus reculés… d’où il ne sortait que s’il entendait sonner à la porte… Alors il accourait, mais rebroussait chemin dès qu’il avait vu le visiteur ; il s’attardait davantage seulement s’il s’agissait d’une femme, tournait autour d’elle, puis s’allait cacher de nouveau. Évidemment Bijou attendait le retour d’Amélie dont il était éperdument amoureux…

Et, le troisième jour, le petit singe, profitant de ce qu’une fenêtre était ouverte, s’était enfui sans qu’on pût le rejoindre. Il avait escaladé les gouttières, gagné les toits et s’était réfugié on ne savait où.

Bijou était certainement parti pour essayer de retrouver celle dont il avait été si brutalement séparé par l’arrivée inopinée de M. Alfred Camus, lequel eût, soyez-en persuadé, passé un vilain quart d’heure, si Bijou l’avait rencontré sur son chemin.

Mais ni M. Alfred Camus, ni personne n’avait rencontré Bijou sur son chemin. Bijou avait dû être recueilli par quelqu’un qui le retenait prisonnier, car on le rechercha en vain.

Gisèle était contrariée, mais en prenait son parti. Quant à Amélie, insouciante du trouble qu’elle avait causé dans le cœur de ce petit singe, elle n’avait déploré sa perte, lorsqu’elle l’apprit, que juste ce qu’il fallait. Nous connaissons son opinion : elle trouvait Bijou trop petit. Mais de l’avoir rencontré, sa passion pour les singes n’en était devenue que plus vive et elle se demandait comment elle ferait pour s’en procurer un qui fût de taille convenable…

Gaston apprit tout cela en rendant visite à la maîtresse de son ami,

Lorsqu’il sut que, plus que jamais, Amélie désirait un singe, il dit à Gisèle :

— Tout va bien !… Dites-lui seulement que vous savez où en trouver un et prévenez-moi… ou du moins prévenez Gustave… Il vous amènera le chimpanzé demandé.

— Comment, s’écria la jeune femme, c’est vous qui étiez si scandalisé l’autre jour, vous-même qui, à présent, voulez lui donner la possibilité de satisfaire son vice.

— Que voulez-vous ? Il le faut. J’ai consulté les plus grands médecins. Ils sont tous d’accord… il n’y a qu’un remède, l’homéopathie ! Alors, je préfère procurer moi-même le singe à votre amie… Au moins je le choisirai sain de corps et doux de caractère…

« Seulement, je ne paraîtrai pas. C’est mon ami Gustave qui fera tout. Moi, j’aime mieux ne pas la voir… pendant qu’elle aura le singe… Je reviendrai après, quand elle sera guérie…

— Ça, c’est vraiment épatant ! dit Gisèle… Vous me stupéfiez… Enfin… je ferai ce que vous me demandez.

— Oui, je compte sur vous. Vous n’avez qu’à prévenir Gustave…

Ayant accompli cette première démarche, Gaston alla trouver son ami afin qu’il pût jouer en connaissance de cause, le rôle qui allait lui échoir.

L’idée de Gaston de se transformer en chimpanzé pour devenir l’amant d’Amélie enthousiasma Gustave. Il jugea la trouvaille admirable.

— Bien joué mon vieux ! lui dit-il… On va rigoler !… Je me vois présentant à la brune Amélie le chimpanzé fabriqué par Valentin Troubelot.

— Surtout, ajouta-t-il, si tu te trouves nez à nez avec M. Alfred Camus, n’oublie pas de l’arroser d’eau de Cologne…

Gaston se mit à rire.

— D’eau de Cologne… ou d’autre chose… Ça dépendra de la bouteille qui tombera à portée de ma main… de singe !…

Deux jours plus tard, comme Amélie se trouvait chez son amie, celle-ci lui dit :

— Tu sais, j’ai ce qu’il te faut ! Gustave a trouvé un chimpanzé d’occasion.

— Vrai ? s’écria la jeune femme en battant des mains.

— Il paraît même que c’est un phénomène très bien dressé et très intelligent, un spécimen unique qui appartenait à une famille américaine.

— Et comment Gustave se l’est-il procuré ?

— Les Américains voulaient en faire cadeau au Jardin des Plantes. Mais il leur a dit qu’il serait malheureux et que s’ils voulaient le lui donner, il se chargeait de faire son bonheur.

— Il a eu raison ! Seulement c’est moi qui ferai son bonheur.

— Je n’en doute pas. Alors je peux dire à Gustave qu’il te l’amène.

— Ici ?… Chez toi… ?

— Oui.

— Quand ça ?

— Demain, si tu veux ?

— Oh oui ! Demain ! J’ai hâte de le voir ! Comme tu es gentille d’avoir pensé à moi ! Il faut que je t’embrasse !

Et Amélie, remplie d’allégresse, embrassa son amie Gisèle, qui ne se doutait pas, la pauvre, de la mystification dont elle se faisait complice.