Éditions Prima (Collection gauloise ; no 11p. 7-16).

ii

Un rival inattendu.


Amélie rentra chez elle, ne pensant pas à autre chose qu’au plaisir qu’elle allait se procurer avec son nouveau pensionnaire.

— Petit mignon, lui disait-elle, je te garderai… Tant pis pour Gisèle. Tu seras bien plus heureux chez moi qu’avec elle qui ne te considère pas plus qu’un chien, ou un chat !… Non, mais, voyez-vous ça…

La femme de chambre n’accueillit pas le nouveau venu avec des transports de joie.

Au contraire, lorsqu’elle vit sa patronne arriver avec cet animal, elle s’écria :

— En voilà une sale bête !… Où Madame est-elle allée chercher ça ?…

Mais Amélie la reprit tout de suite :

— Voulez-vous parler mieux que cela de mon singe. Apprenez que je veux que vous le traitiez très gentiment. Ce n’est pas une sale bête, c’est un gentil petit Bijou… Vous allez mettre son couvert, à table, à côté du mien.

La camériste haussa les épaules.

— Il ne manquerait plus que ça ! Il va tout casser ! Les singes, c’est des animaux malfaïsants, d’abord… Ah bien ! Je vous promets de l’agrément ! Madame en sera vite dégoûtée !

Bijou n’était pas, depuis assez longtemps, arrivé de Bornéo pour avoir encore acquis des manières civilisées et il ne sut pas se tenir à table aussi bien que sa maîtresse le croyait. Il se livra même à quelques facéties, de son cru, s’emparant des fruits qui se trouvaient dans une coupe et les mangeant à lui tout seul, sans en laisser un à Amélie. Celle-ci le lui pardonna d’ailleurs, trouvant charmant tout ce qu’il faisait.

Lorsque vint l’heure de se retirer dans sa chambre, la servante demanda :

— Où voulez-vous qu’on le couche ?… Si on l’enferme dans la cuisine, il va sûrement tout abîmer…

— Comment, dans la cuisine ! fit Amélie indignée… Mais je le garde avec moi, dans ma chambre…

— Avec Madame ?… Dans sa chambre ?…

— Bien sûr !…

Amélie passa dans son cabinet de toilette. Bijou la regardait faire sa toilette de nuit. Et naturellement, il voulut toucher à tous les flacons, si bien qu’il renversa sur lui une bouteille d’eau de Cologne, ce qui mit sa maîtresse momentanée dans une joie folle…

Il était furieux et sautait de tous les côtés. Amélie eut beaucoup de peine à s’emparer de lui.

Pourtant, il se calma lorsqu’elle le caressa. Évidemment, il goûtait une joie au moins égale à celle de sa maîtresse au contact de la main fine et blanche qui passait doucement sur son corps velu.

Elle lui parlait gentiment :

— Voyons, petit Bijou. De quoi te plains-tu ?… D’être inondé d’eau de Cologne ! Eh mais ! Ce n’est pas une catastrophe, au contraire. Tu sens bon comme tout, maintenant, petit monstre…

« Qu’est-ce qui va venir se coucher avec sa maîtresse dans le beau lit bien moelleux, là ?… C’est le petit Bijou !… Qui est-ce qui va être bien cajolé ? C’est encore le petit


…il se renversa une bouteille d’eau de cologne (page 8).

Bijou !… Tu ne te doutes pas de ton bonheur, sacripant !… Sais-tu bien qu’il y a des hommes qui t’envieraient ce bonheur…

Et Amélie se dirigea vers le lit, tenant Bijou dans ses bras nus.

Mais à ce moment, on frappa discrètement à la porte de la chambre.

— Qu’y a-t-il ? demanda Amélie.

— C’est Monsieur qui vient d’arriver et qui veut voir Madame.

Monsieur, c’était, on s’en doute, Alfred Camus.

Contre-temps fâcheux, mais qu’il fallait accepter. Amélie ne pouvait renvoyer son protecteur.

— Comment, c’est toi, mon ami, dit-elle. Quelle bonne surprise ?

Et, se composant une mine souriante, elle ouvrit la porte.

Alfred Camus s’élança :

— Chère amie, dit-il… déjà couchée ?…

— Oui… J’avais la migraine…

— Et moi qui venais te chercher pour sortir.

— C’est bien ennuyeux !

— Mais non ! Mais non !… Puisque tu es déshabillée, je vais rest er au contraire.

Et, coulant un œil vers le lit, Alfred ajouta :

— On se couchera tous les deux…

En même temps, il s’avança vers Amélie et l’embrassa.

Geste bien naturel. Si quelqu’un croyait avoir le droit d’embrasser Amélie, c’était évidemment son ami…

Mais il avait compté sans Bijou… d’autant plus qu’il ignorait complètement l’existence de cet intrus qu’il n’avait pas aperçu. Amélie, en effet, avait fourré le singe sous son édredon, où Bijou était resté jusque-là bien sagement, se cachant, plein de méfiance’envers l’inconnu qui survenaïit.

Pourtant, le singe avait sorti à demi sa tête pour voir ce qui se passait

Et ce qui se passait le plongea dans une violente colère…

En apercevant Amélie dans les bras d’Alfred, il poussa un petit cri guttural qui devait être l’indice d’une grande excitation… et il bondit… Il bondit sur la toilette, saisit la bouteille d’eau de Cologne à demi-vide et sautant sur les épaules de la jeune femme, il se mit à asperger Alfred… lequel recula, effaré…

Bijou maintenant crachait vers l’insolent qui avait osé embrasser sa maîtresse… Celle-ci avait la plus grande peine à le retenir et à l’empêcher de sauter sur Alfred pour le mordre… Bijou était jaloux !…

Revenu de sa stupeur, Alfred s’écria :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?… D’où sort cet animal ?

Amélie calmait le singe en le caressant.

— C’est une amie qui me l’a confié. Il n’est pas méchant du tout…

— Il n’est pas méchant !… Tu le dis… mais il n’en a pas l’air.

— Bijou, fit Amélie, dis bonjour au Monsieur !…

Mais Bijou ne voulait rien entendre. Et chaque fois qu’Alfred s’approchait, il se dressait menaçant vers son rival…

— Il faut l’enfermer !… s’écria Alfred.

Et appelant la femme de chambre, il lui dit :

— Emmenez donc cet animal…

— Voyons, mon ami, implora Amélie, puisque je te dis qu’il n’est pas méchant. Il va être sage maintenant. N’est-ce pas, Bijou !

Mais Alfred n’était pas rassuré :

— Il pourrait me mordre !… Tu sais, la morsure d’un singe, c’est quelquefois mortel… C’est arrivé à un roi…

Amélie comprit qu’il ne fallait pas mécontenter son ami :

— C’est parce qu’il ne te connaît pas encore… dit-elle… Tu vois, Bijou… ce que c’est que de ne pas être convenable… Tu vas être enfermé…

— À moins qu’on ne le reporte tout de suite à cette amie à qui il appartient, proposa Alfred.

Amélie se dit qu’après tout, c’était provisoirement la meilleure solution. Elle en serait quitte pour demander à Gisèle de lui prêter son singe une autre fois.

Elle poussa un soupir et confia Bijou à la femme de chambre avec mission de le reconduire chez son amie. Ce ne fut pas sans peine ; le petit singe se débattait tant qu’il pouvait ; il ne voulait pas abandonner la femme qui savait si bien le caresser et il roulait des yeux furibonds vers Alfred.

Pourtant il dut se soumettre et abandonner le terrain à son rival.

Ledit rival n’était pas très content.

— Par exemple ! dit-il. En voilà une aventure. Ton amie aurait mieux fait de garder son animal. J’espère que tu ne le ramèneras plus ici… D’abord, le singe, c’est une bête qui me dégoûte !…

— Si tu lui fais peur, parbleu !

— Comment ! je lui fais peur ? Imagine-t-on cela, ce sale macaque qui voulait m’empêcher de t’embrasser… me priver des baisers de ma petite Amélie… Il ferait beau voir qu’il revînt ici !… Je lui tordrais le cou comme à un poulet…

— Si tu pouvais !… Tu avais plutôt l’air d’en avoir peur ! Et pourtant, il est tout petit…

— Ma chérie, si tu veux bien, ne parlons plus de cet animal !…

« Couchons-nous, ça vaudra mieux !

Ce disant, Alfred caressait Amélie qui se laissa entraîner vers le lit en soupirant. Soupir qu’Alfred ne comprit pas, heureusement pour lui, car il signifiait : « J’aurais préféré le singe ! »

Ah oui ! Elle aurait préféré le singe ! Cette nuit s’achevait pour elle d’une toute autre façon qu’elle l’avait escomptée.

Pourtant, elle voulut se donner encore l’illusion qui lui tenait tant au cœur. Et elle ferma les yeux en se figurant qu’Alfred était un chimpanzé, voire un gorille qui l’avait enlevée et entraînée au fond d’une forêt vierge pour en faire sa compagne.

Mais Alfred ne remplit pas à la satisfaction de sa maîtresse le rôle du chimpanzé et Amélie fut complètement désenchantée.

Pendant ce temps, Bijou que la femme de chambre avait attaché afin qu’il se tint tranquille, Bijou qui continuait à être furieux, était embarqué dans un taxi et reconduit chez Gisèle.

Nous avons laissé celle-ci au moment où Gustave arrivait chez elle en compagnie de son ami Gaston.

Le jeune étudiant, après avoir échangé les baisers coutumiers avec sa maîtresse, lui dit :

— C’est à toi le petit singe qu’Amélie emportait ?

— Oui, c’est à moi. Je l’ai depuis hier.

— Et pourquoi l’as-tu donné à ton amie ?

— Je ne le lui ai pas donné, C’est elle qui me l’a demandé jusqu’à demain.

— Caprice de femme !… Figure-toi que Gaston en était jaloux.

— Oh ! Jaloux ! fit Gaston en riant.

Mais Gisèle l’arrêta :

— Ne riez pas, monsieur Gaston, ne riez pas. Si vous êtes amoureux d’Amélie, vous avez toutes les raisons d’être jaloux de Bijou… et même des singes du Jardin des Plantes !

— Que me dites-vous là ? Je ne comprends pas.

— Amélie à la passion des singes. Vous ne savez pas ce qu’elle me disait tout à l’heure, avant que vous n’arriviez ?

— Non.

— Elle me disait qu’elle avait envie d’un chimpanzé…

— Un chimpanzé, c’est plus embarrassant que votre petit singe. Elle ne le porterait pas dans ses bras…

— Oui, mais lui la porterait peut-être dans les siens. Et c’est ce qui la tente…

— C’est monstrueux ! Vous plaisantez…

— Je ne plaisante pas. Amélie veut absolument un singe, un grand singe pour… parfaitement, comme elle l’affirmait il n’y a qu’un instant.

— Et vous lui avez prêté le vôtre… mais vous êtes aussi coupable qu’elle… Je vais courir chez elle le reprendre, lui dire que vous regrettez de le lui avoir confié… Vous ne pouvez pas laisser faire une chose pareille.

— Oh ! Avec Bijou il n’y a pas de danger… Il est trop petit !…

Gaston ne tenait plus en place.

— C’est inconcevable, disait-il… Une femme comme elle avoir des goûts pareils !…

— Tous les goûts sont dans la nature ! déclara Gisèle en riant.

— Ne dites pas ça, vous me faites mal…

— Vous êtes donc si amoureux d’elle ?

— Oui, j’en suis amoureux, vous le savez bien. Quoique jusqu’ici je n’aie pas obtenu grand chose.

— Mon vieux, à ta place, tu sais, j’y renoncerais… Une femme qui a la passion des singes, ça ne me tenterait pas…

Mais Gaston interrompit son ami :

— Ne me parle pas ainsi. C’est une aberration qu’elle regrettera elle-même. Il faut l’en guérir…

— Ce sera difficile, dit Gisèle… C’est une romanesque qui a des idées extraordinaires.

— Ça ne prouve rien, on peut la préserver d’elle-même… à Je vais aller la trouver… Je lui parlerai.

— Laisse-la donc tranquille, déclara Gustave, tu n’y gagnerais rien. Elle serait furieuse après toi, et voilà tout.

— Si j’avais su, reprit Gaston, je l’aurais tué, ce singe !…

— Merci ! s’écria Gisèle… Tuer Bijou ! Mais je ne veux pas, moi… C’est un petit animal très amusant. Ce n’est pas de sa faute si Amélie est amoureuse de lui…

— Écoute, dit Gustave, calme-toi… Viens plutôt dîner avec nous. Après, si le cœur t’en dit, tu iras faire une scène à Amélie, bien que, comme tu le disais tout à l’heure, tu n’aies encore aucun droit pour cela.

Cédant aux instances de son camarade et de l’amie de celui-ci, Gaston consentit à ne pas aller troubler le tête-à-tête d’Amélie avec Bijou. Et tous trois s’en furent dîner.

Mais Gisèle et son amant essayèrent en vain de distraire leur compagnon. Il était maussade et ne pensait qu’à cette fantaisie extraordinaire de la femme dont il était épris et qui le dédaignait pour un singe…

Il monologuait tout seul :

— Je la sauverai ! disait-il… Je l’empêcherai de faire une chose pareille !…

Le dîner terminé, tous trois revenaient, Gaston ayant accepté de reconduire Gustave et Gisèle jusqu’à la porte de cette dernière.

Les deux amants étaient très gais. Ils savouraient égoïstement le plaisir de se trouver ensemble, et, dans l’auto qui les ramenait tous les trois, tandis que Gaston seul était absorbé dans ses pensées, Gustave et Gisèle se tenaient enlacés, échangeant des baisers.

De temps en temps, Gisèle, compatissante, essayait encore d’arracher le jeune homme à son obsession.

— Vous avez tort de vous entêter, lui disait-elle. Laissez donc Amélie à ses singes. Vous trouverez bien une autre petite femme qui vous plaira et qui vous aimera mieux.

Mais Gaston ne voulait pas se laisser consoler. Il ne voulait pas céder la place à Bijou ni à aucun autre de ses congénères.

Comme ils arrivaient, une auto s’arrêtait devant la maison en même temps que la leur. C’était celle dans laquelle avait pris place la servante qui ramenait Bijou au bercail.

Apercevant sa maîtresse véritable, le petit singe sauta sur elle avec de grandes démonstrations de joie. Sans doute essayait-il de lui raconter à sa manière les évènements extraordinaires qui lui étaient arrivés.

— Bijou ! s’écriait Gisèle… Bijou ! Par exemple ! Comment se fait-il qu’Amélie l’a renvoyé…

— Ah ! Madame, ne m’en parlez pas ! dit la femme de chambre. Il a causé toute une révolution !

— Une révolution ! Lui qui est doux comme un mouton !

— Ah bien ! Si Madame l’avait vu, tout à l’heure, comme il était en colère, elle ne dirait pas ça !…

Et la camériste mit Gisèle au courant de ce qui s’était passé.

Les deux jeunes gens et la femme s’amusèrent beaucoup en se représentant Alfred Camus aspergé d’eau de Cologne par Bijou…

— Heureusement que ce n’était pas autre chose, dit Gustave en riant… Pour un peu, il l’aurait vitriolé.

Quant à Gaston, il était rasséréné,

— Cette histoire me réjouit, dit-il, au moins il n’y a rien eu de grave encore entre Bijou et Amélie… Mais surtout ne lui prêtez plus votre singe… Je vous en conjure !…

— Non ! insista la femme de chambre, ne le prêtez plus à Madame. M. Alfred a dit que s’il le revoyait, il l’étranglerait.

— C’est bon, dit Gisèle, Je le garderai. Je ne tiens pas du tout à ce qu’on me l’étrangle.

Gaston était rentré chez lui plus à son aise. Il méditait sur la façon qu’il employerait pour guérir Amélie de son goût dépravé pour les singes.

Bijou n’empêcha nullement Gustave et Gisèle de s’embrasser… Tandis qu’ils se déshabillaient pour se coucher le singe s’était perché sur le haut d’une armoire, et il les regardait sans bouger…

— Il a tout de même un drôle d’air ! fit Gisèle.

— Bah ! répondit Gustave, ne t’en inquiète pas… il n’est pas encore remis de son aventure.

Gisèle ne s’en inquiéta pas. D’ailleurs Gisèle n’avait pas de passion amoureuse pour son singe. Elle préférait les joies sensuelles qu’elle goûtait entre les bras de son amant, et elle fut bientôt couchée dans le lit à côté de Gustave…

Un instant après, les deux jeunes gens s’aimaient sans plus se soucier de la présence de Bijou. Ils étaient en pleine folie amoureuse, lorsqu’un petit cri plaintif se fit entendre… Revenu à lui, Gustave tourna le commutateur pour faire de la lumière. Alors ils virent le singe, assis devant le lit et qui les regardait… Il avait un air triste qui les surprit.

— Bijou, appela Gisèle…

Mais, au lieu de venir, Bijou s’alla cacher dans un coin, d’où il ne voulait plus sortir. Bijou, encore une fois, était jaloux… Mais il n’osait pas troubler les épanchements de Gisèle ; il comprenait qu’elle ne lui en avait pas donné le droit. Peut-être, après tout, pensait-il de son côté, à la brune Amélie !