Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/09

LÉOPOLD COLLIN, Libraire (2p. 196-292).

CHAPITRE IX.



Que faisait cependant la jeune Amélia, gardée à vue par sa belle-mère, à qui ses vertus faisaient ombrage. De retour à Londres avec elle, elle la faisait coucher dans sa chambre, et prenait toutes les précautions possibles pour ne lui laisser au dehors aucune communication. Amélia ne jouissait plus de la liberté à laquelle les jeunes anglaises sont accoutumées. Elle ne sortait de l’hôtel de son père qu’avec milady, ne recevait personne que milady ne fût présente. Sous un léger prétexte, elle l’avait séparée de Sarah, sa favorite ; et présidant elle-même à sa toilette, elle ne laissait que rarement approcher d’elle ses propres femmes. Amélia murmurait quelquefois de cet esclavage ; aussitôt milady attentive et caressante multipliait autour d’elle les fêtes et les plaisirs : ingénieuse à lui offrir tout ce qui pouvait lui plaire, elle la réduisait au silence par l’excès de ses soins ; mais elle ne pouvait empêcher à ses réflexions, et Amélia voyait bien qu’elle cherchait à lui dérober ses projets contre Charles Goring et Caroline. Crumwell triomphant, et désormais souverain en Angleterre, était aussi de retour à Londres. L’orateur de la chambre, le lord maire et tous les magistrats avaient été à sa rencontre, fort au delà de la ville, en habits de cérémonie. À son arrivée les exécutions commencèrent, et les amis de Charles II furent immolés comme l’avaient été ceux de son père. Le comte de Derby périt avec eux. La comtesse sa femme, sœur de milady Goring, retranchée dans son château de l’île de Man, le défendit encore, comme elle avait fait dans celui de Latham, mais ce fut inutilement ; et cette courageuse femme fut contrainte de fuir devant les troupes envoyées pour réduire l’île. Heureuse de se sauver de leur fureur, elle traîna une vie errante, livrée à l’indigence et à la douleur d’avoir perdu son époux. Crumwell abandonna au général Monk le soin de soumettre l’Écosse, qui fut bientôt réunie à l’Angleterre, malgré les efforts du clergé protestant. Le seul déplaisir que les circonstances firent éprouver au protecteur, fut d’apprendre que Charles II avait échappé. Malgré la vigilance de tous ceux du parti prétendu républicain, nul de ceux qui avaient contribué à la fuite du roi ne fut découvert. Le comte de Rochester qui était parti avec lui fut le seul accusé ; l’on supposa qu’il ne s’était servi que de personnages obscurs, et ceux de cette classe qui auraient pu faire découvrir les autres, gardèrent si bien leur secret que nul ne fut inquiété.

C’était au moment où l’on s’occupait le plus de cet événement, qu’un jour le capitaine des gardes de Crumwell, vint apporter à l’hôtel de milady Falcombridge l’ordre de conduire lady Amélia au palais de milord Protecteur. Lady Amélia obéit sans pouvoir se rendre raison d’un semblable message. Elle trouva, dans le cabinet de Crumwell, le lord Falcombridge son père, qu’elle ne savait point de retour d’Irlande. Tous deux avaient un maintien froid et mécontent. « C’est donc vous, Madame, lui dit le Protecteur d’un ton sévère, qui protégez la fuite des ennemis de Dieu et de l’État ? — Fille imprudente, ajouta milord, c’est donc ainsi que tu employes les sommes que tu tiens de la libéralité d’un père ? — J’ignore ce que vous voulez me dire, répondit-elle avec la noble assurance de quelqu’un qui ne se reproche pas même une faute. Daignez-vous expliquer, Milord, et vous, mon père, apprenez-moi de quel crime vous pouvez me croire capable ? Connaissez-vous cette lettre, répliqua Crumwell, en lui montrant celle qu’elle avait écrite à Caroline. — Oui, Milord. — Hé bien ! — Que peut-on inférer de cette lettre, qui ait rapport aux intérêts de l’État et de la religion ? — Quoi, reprit le lord, tu favorises l’évasion de Charles Stuart, tu lui envoyes de l’argent… — Moi, mon père ! — Oserais-tu le nier ? — Sans doute, je le nie, et certes je n’ai nullement pensé à Charles Stuart, et n’ai pris nul intérêt à sa fuite. — Cette femme à qui tu écris était avec lui… — Avec Charles Stuart ? Eh non ! mon père, on vous trompe. — Comment nous expliqueras-tu tes expressions ? Tu dis à cette femme que son compagnon est connu ; que ses périls sont pressants ; que sa liberté, ses jours sont menacés ; qu’il faut épargner un nouveau malheur à sa mère, et que tu veux les réunir jusqu’à ce que des événements plus heureux les ramènent en Angleterre triomphants et fortunés ! Quels événements espères-tu, dis-moi ? Explique-moi par quel hasard ma fille se trouve liée avec une femme perdue sans doute, avec la maîtresse de Charles Stuart ! Comment elle sépare ses intérêts de ceux de son père, de sa patrie et de sa religion ! — Mon père et vous, Milord, daignez m’entendre. Non, je ne sépare point des intérêts si chers, et certes, je dois me regarder comme bien étrangère à ceux de Charles Stuart. J’ai voulu garantir d’une haine injuste et redoutable deux personnes à qui j’ai voué une amitié réelle, mais qui ne sont ni les amis de Charles, ni les ennemis de la république, et dont le rang ne peut être ni suspect à ce gouvernement-ci, ni utile au parti opposé. Ils sont pauvres tous deux ; Caroline est inconnue, errante ; sa fortune la réduit à implorer des secours, et ne lui permet pas d’en offrir. — Mais comment vous croire, Madame, lorsque vous indiquez la route qu’on doit suivre ; lorsqu’en effet, Charles Stuart a suivi vos instructions, est passé à Bristol et à Lyme. — Comme cette route est la plus facile, il ne serait pas étonnant que dans les combinaisons qu’il a dû faire, Charles Stuart l’ait choisie comme moi. — Vous parlez d’un homme pauvre, dites-vous ? eh ! comment un homme sans moyens a-t-il des ennemis qui en veuillent à sa liberté ou à sa vie. Il est donc criminel ? Quel est son état ? Son nom ? Plus d’un rebelle, plus d’un proscrit, est aujourd’hui privé de fortune, et n’en est pas moins à craindre. — Celui à qui je m’intéresse est proscrit peut-être par un ressentiment particulier, mais il n’est point rebelle, et l’indigence fut son partage dès sa tendre jeunesse. — Son nom enfin ! — Il s’appèle Charles Belmour ; il est né en Écosse. — Et cette Caroline, quelle est-elle ? — Elle a été adoptée par la mère de Charles Belmour ; elle doit être l’épouse de son fils. — Quelle est-elle ? — Je l’ignore ; elle ne le sait pas elle-même : orpheline, abandonnée, recueillie dans sa misère par mistriss Belmour, elle lui est devenue extrêmement chère. — Quels sont donc ces ennemis si puissants qui persécutent ainsi des gens obscurs, dont l’existence est si peu importante ? « Amélia se tut, baissa les yeux, et son silence parut au soupçonneux Crumwell une preuve contre elle. « Lady Amélia, reprit-il, votre fable n’est pas conçue avec art. Tout y est incohérent, incroyable, et je vais vous donner une preuve que votre jeune homme obscur et pauvre est Charles Stuart ; que votre Caroline, orpheline et inconnue, est peut-être sa maîtresse, et sans doute fille de quelque rebelle comme lui. » À ces mots, il tira d’un coffret ; placé près de lui, des diamants séparés d’une riche parure. « On a trouvé chez cette femme ces pierreries qui ont été reconnues pour avoir fait partie de l’agraffe que Charles Stuart portait à son chapeau le jour de la bataille de Worcester. » Amélia demeura confondue ; cette énigme lui parut inexplicable. « Je ne sais où j’en suis, répondit-elle après un long silence. Mais non, Milord, on vous en impose, puisque la malheureuse Caroline est en votre pouvoir, interrogez-la ; je suis sûre… — Qui te dit qu’elle soit arrêtée, lui demanda son père ? — Comment sait-on que ces diamants étaient sur elle ? — Ceux entre les mains de qui elle a été quelques heures. — Elle a donc échappé ! Dieu soit béni, s’écria la jeune et bienfaisante fille ! On vous trompe, Milord ; ces diamants n’ont pas été dans ses mains ; encore une fois, Caroline ne trahit ni vous ni l’État. Mais enfin, reprit le lord Falcombridge, ne nous diras-tu point qui sont ceux qui poursuivent cette fille et son amant. Mon père… — Eh bien ! — Il vous souvient qu’au château de l’Hermitage… — Achève… Milady Falcombridge, séduite sans doute par de faux rapports, conçut des soupçons contre la jeune Caroline, la dénonça elle-même à milord Protecteur, et milord donna l’ordre de la faire arrêter !… Sans doute milady était trompée ; dans les temps de trouble il ne manque pas de délateurs, et peut-être il en est peu qui n’altèrent pas la vérité dans leurs rapports intéressés. Caroline eut le bonheur d’échapper ; et depuis milady, obstinée à croire sa liberté dangereuse, la poursuivit avec acharnement. Moi, qui la connais, qui l’aime d’autant plus que je la vois injustement persécutée, j’avoue que j’ai employé quelques soins à la garantir des pièges qu’on pourrait lui tendre. — Il me semble, reprit Crumwell, que vous vous intéressez plus à son compagnon qu’à elle-même. Est-ce encore milady Falcombridge qui en veut à cet ami de votre Caroline ? » Amélia ne répondit rien. « C’est trop, dit-il alors d’un air sombre et concentré, c’est trop écouter une justification aussi peu satisfaisante ; vous abusez, Amélia, de mes bontés pour votre père ; tout vous accuse, tout vous condamne ; et si je n’écoutais que ma juste indignation, des ordres rigoureux sortiraient à l’instant de ma bouche ; nais je vais au Conseil ; de là j’irai prier le Dieu qui donne la force à nos reins et la lumière à notre conscience : il me prescrira la conduite que je dois tenir pour la gloire de son saint-nom et le bien de l’État. » À ces mots il sortit, donnant ordre à ses gardes de veiller à la porte, et d’empêcher le père et la fille de sortir de son cabinet.

Un voile sombre était répandu sur l’imagination de lady Amélia ; elle ne concevait plus rien, elle n’avait pas une idée distincte et séparée de toutes celles qui s’accumulaient dans sa tête. Cette inculpation relative à Charles Stuart, et qui frappait sur elle et Caroline ; ces diamants saisis sur Caroline, qui cependant n’était pas arrêtée, et à qui l’on pouvait en imputer la possession, lorsque selon toute apparence, Charles Stuart les avait donnés à d’autres, ou que d’autres les lui avaient ravis ; le nouveau danger qui menaçait Caroline, accusée de trahison ; tout l’effrayait, tout la jetait dans l’incertitude. Ces pierreries, enfin, si Charles Stuart les avait données, pourquoi après les avoir acceptées, les avait-on rapportées à Crumwell ; elles n’avaient pas été reçues pour trahir le donateur, puisque sa fuite était réelle ! Si on les lui avait enlevées par fraude ou par violence, ce n’était pas non plus pour les rendre. Quant à Caroline, très-certainement elle ne connaissait pas Charles II, n’avait eu, ni pu avoir aucune relation avec lui. Que de conjectures ! que de raisonnements sans aucune base fixe, et par conséquent sans résultat ! Mais une autre genre de situation bien plus embarrassante pour lady Amélia, c’était de se trouver placée entre Crumwell et le lord Falcombridge. Que peut-elle dire ? Qu’a-t-elle à répondre ? Fera-t-elle rougir le front d’un père ? Lui fera-t-elle comprendre que sa femme le trahit ? Crumwell sera-t-il instruit par elle de la conduite de sa fille ? Livrera-t-elle le secret d’une femme qui lui a tenu lieu de mère, qui l’a élevée, qui lui a constamment prodigué les caresses, les bontés, les complaisances auxquelles son humeur hautaine semblait absolument étrangère. Elle aime Caroline ; elle s’intéresse au jeune Goring, mais elle respecte son père ; elle craint de manquer de reconnaissance envers milady, et elle redoute pour elle la sévérité politique du Protecteur. Jamais une jeune fille modeste et sensible ne se trouva dans une position où il fut plus difficile de choisir. Un profond silence régnait entre deux personnes qui avaient un besoin extrême de se parler, mais qui se sentaient captives dans un lieu où les paroles pouvaient être interprétées. — Mon père !… dit enfin Amélia à voix basse ; milord ne répond rien… Mon père !… répète Amélia… — Eh bien ! — Ô mon père, j’ai dit la vérité !… — Je suis tenté de te croire, mais le Protecteur ne le croira jamais. — Son jugement m’importe peu, si le vôtre m’est favorable. — Quoi ! tu ne sens donc pas le danger que tu cours ! — Quel danger ? — Eh ! malheureuse fille, il va te mettre en jugement ! — En jugement, moi !… Ô ciel ! il faudra donc me justifier ! s’écria-t-elle par un mouvement involontaire. — En as-tu d’autres moyens que ceux dont tu viens de parler… — Oh ! mon père… — Parle, mon enfant, ne me déguise rien… Parle-moi ! — Oh non ! mon père, non, je n’ai rien à dire, je suis innocente ! oh ! parfaitement innocente ;… mais… je serai sacrifiée ; n’importe, je ne puis,… non, je ne puis… Et en parlant, ou plutôt en bégayant ainsi, elle vint se précipiter sur son père, et cachant son visage sur son sein, elle y répandit un torrent de larmes. Ses sanglots attirèrent le capitaine des gardes ; cet homme n’était pas au nombre des farouches satellites du palais ; il leur fit observer qu’il n’était pas seul en ce lieu, et que la prudence leur ordonnait de se contenir. Demeurés ensemble, lady Amélia revint de cet instant d’égarement qui s’était emparé d’elle, et son père s’étant assis, l’attira doucement sur ses genoux, et la pria de lui dire en vérité, si elle avait donné des secours à Charles Stuart. Elle l’assura que non ; et son accent, et ses traits pleins de candeur, firent passer la conviction dans l’âme de son père. — Mais tant d’attachement pour cette Caroline, comment peux-tu me l’expliquer ? — Je vous l’ai dit, mon père ; elle est orpheline, abandonnée de tout l’univers, sans protecteur, sans asile, et poursuivie par une injuste prévention. — J’excuse cet aveugle mouvement d’humanité, quelque fatales que puissent en être les suites ; mais ce Charles Belmour ?… — Mon père ; il est malheureux aussi ! — Crois-tu pouvoir secourir tous les malheureux ! — Ah ! si je le pouvais ! — Enfin que peut craindre milady Falcombridge d’une fille aussi obscure que tu me dépeins cette Caroline ? En quoi peut-elle nuire à l’état ? — Je l’ignore, mon père, elle est trompée de faux rapports ; on a calomnié la fille la plus aimable et la plus vertueuse, et milady ne revient pas toujours sur elle-même. — Je le sais ; mais pourras-tu m’expliquer pourquoi Charles Belmour, aussi dénué de moyens que la jeune personne, est menacé comme elle ? pourquoi sa liberté, ses jours ne sont point en sûreté, car ce sont les termes de ta lettre ?… Est-ce encore milady Falcombridge qui dans sa haine enveloppe aussi l’époux prétendu de Caroline ? Parle ; Amélia, ne déguise rien à ton père… Ici, les terreurs d’Amélia recommencèrent, elle pâlit, sa voix tremblante ne pouvait plus articuler un mot… Non, mon père, dit-elle, c’est un secret que je ne dévoilerai jamais,… et s’arrachant des bras de son père, elle s’élance sur un fauteuil à l’autre bout du cabinet, son mouchoir et sa main sur ses yeux, dans un état de souffrance qui fit verser des larmes à milord ! Fille incompréhensible, s’écria-t-il ! ne peux-tu me confier ce secret important ? Je te jure de ne le point révéler s’il intéresse l’honneur et la vie de qui que ce puisse être ; mais ma prudence peut y trouver pour toi des moyens de salut que ton inexpérience te dérobe sans doute… — L’honneur… la vie… dit-elle avec un accent douloureux, puis après un moment de silence, elle reprit en se jetant à genoux : mon père, cessez de me presser… Elle en aurait dit davantage, mais la porte s’étant ouverte avec fracas, ils virent paraître milady Ealcombridge, pâle, échevelée, le trouble dans les yeux, la démarche égarée ; elle venait de forcer le cabinet de son père : le premier objet qui la frappe, est Amélia au pied du lord ; elle s’arrête immobile, attendant que l’un ou l’autre développent leur pensée. Elle comprend qu’Amélia n’a point parlé ; elle en conclut qu’elle ne connaît rien de ses projets et de sa conduite, et demande une explication de ce qu’on est venu lui apprendre. Lord Falcombridge lui présente le danger d’Amélia ; elle l’embrasse et s’évanouit. Ce fut dans cet état que Crumwel de retour les trouve dans son cabinet. Qui donc a laissé entrer cette femme, dit-il avec colère ? Puis reprenant aussitôt son maintien composé : « Dieu peut être offensé, dit-il, mais il est clément ; il est miséricordieux ; il excuse le pécheur, et surtout quand son entendement, jeune encore, a pu être obscurci par les ténèbres dans les voies obscures. Lady Amélia est coupable ; mais Jésus s’est manifesté à moi, et il ne veut point sa perte. Milady Falcombridge est chargée de la conduire sous une sûre garde au château d’Édimbourg ; je la confie au général Monk ou à ses lieutenants, tous me répondront de sa personne. Dieu ne m’a point révélé le temps qu’elle y demeurera prisonnière ; il défend qu’elle y ait nulle communication avec personne ; du reste, elle y sera bien traitée, visitée souvent par les ministres du vrai culte, et ramenée par eux, du moins c’est mon vœu, dans les voies de Dieu et dans la fidélité envers la république dont il m’a institué le protecteur. — Et moi, milord resterai-je aussi en prison ? — Non, fut la seule réponse ; et vous, Milord, ajouta-t-il, je vous défends de quitter Londres sans mon ordre, sortez tous. » On obéit, des gardes à cheval les accompagnèrent à leur hôtel, et se placèrent aux portes extérieures, et l’on établit à l’intérieur un piquet de fantassins qui rôdait perpétuellement dans l’enceinte.

Ce fut là que milady, seule avec son mari et sa belle-fille, instruite de ce qu’elle avait toujours soupçonné, convaincue par la teneur de la lettre que milord lui répéta, qu’elle avait toujours préservé Caroline de sa rage, et qu’enfin elle venait de faire évader Charles Goring, lui adressa les reproches les plus amers. — Quel est votre aveuglement, lui dit-elle avec fureur ! vous ignorez qui est cette Caroline ; vous ignorez qu’elle est votre ennemie ! — Caroline mon ennemie ! — Elle veut votre mort ; elle veut la mienne. — À coup sûr, Madame, répliqua milord, votre imagination vous égare, quelle apparence !… Adélina s’arrêta, puis reprenant avec assurance, mais d’un ton moins animé… Oui, Amélia, cette fille que vous croyez innocente et vertueuse sait que Charles, sensible à vos charmes, a osé jeter les yeux sur vous ; transportée de jalousie, elle vous a voué une haine implacable ; et quand j’ai voulu m’assurer d’elle, elle ne formait pas moins que le projet de vous assassiner. — Grand Dieu, s’écria milord ! — Oui, Milord, et quand vous saurez qui est ce jeune homme… ce jeune insensé qui ose prétendre à votre fille… Il est plus redoutable que vous ne pensez… Tous deux entretenaient en Écosse de criminelles correspondances avec les rebelles ; tous deux ont fomenté les troubles ; Charles enfin est tel qu’il y a en lui de la folie à prétendre que nos deux maisons puissent s’allier ; mais son nom est d’un prix inestimable pour une mendiante, une vagabonde, reçue. par pitié ; c’est en un mot le fils du lord Goring, le neveu de la comtesse de Derby. Moi seule instruite de leurs complots, des funestes projets de cette misérable, j’ai voulu m’y opposer ; j’ai voulu sauver votre fille ; et pour récompense de mes soins, l’ingrate se ligue avec ses propres ennemis, et avec ceux de mon père ; elle compromet sa gloire ; elle m’accuse de cruauté… Ah ! je suis bien malheureuse ! À ces mots, la sensible milady appelant à son secours ces larmes perfides qu’ont à leur commandement les femmes artificieuses, tomba dans un fauteuil comme anéantie par la douleur. Milord, qui le moment d’auparavant, venait de voir couler des pleurs plus réels, ne fut pas moins complètement dupe de ceux-ci, et consolant affectueusement son épousé des chagrins qu’elle ne ressentait pas, fit tomber également le reproche sur Amélia, immobile, et considérant cette scène dans l’attitude de l’étonnement. « Venez donc, lui dit son père, et par vos soins caressants, cherchez à tarir la source des peines que vous causez. « Amélia ne répondit, ni ne quitta la place où elle était assise. Milord s’irrita. » Croyez-vous, dit-il, que je ne partage pas le courroux de milady ? Croyez-vous que je laisse moi-même un fils de lord Goring, et cette coupable fille poursuivre contre le Protecteur et contre vous des trames odieuses ?… Je vais moi-même les dénoncer tous deux, tout déclarer à Crumwell ; et puisqu’en effet c’est Charles Goring que vous avez protégé, j’obtiendrai peut-être votre grâce ; le personnage est d’une moindre importance que Charles Stuart… De grâce, mon père, s’écrie alors Amélia, si vous m’aimez, laissez-moi subir mon sort. — Une étroite prison me sera plus douce que… Elle n’acheva pas ; mais se jetant dans les bras de son père : oui, si vous m’aimez, laissez en proie à sa destinée, cette malheureuse fille qu’on calomnie, faible roseau que nul protecteur au monde ne garantit de la tempête. Qu’au moins dans mon exil, dans ma captivité, j’emporte la consolation de toujours aimer et respecter mon père… Qu’osez-vous dire, Amélia ?… prononça milady avec un gémissement douloureux qui effraya milord, et le fit courir à sa femme… Que mon père n’est pas fait pour se rendre même involontairement le persécuteur de l’innocence, et que ce serait un tourment dont il m’est permis de l’affranchir. Une véritable pâleur couvrit à ces mots le visage de milady ; laissez-moi seule avec elle, se hâta-t-elle de dire à son époux. Milord, je pourrai peut-être détruire ses préventions ; accoutumée depuis son enfance à parler à son cœur, peut-être il ne m’est pas fermé pour toujours. Milord fit un mouvement pour sortir, mais Amélia courant au devant de lui, en arracha la promesse de ne pas se déclarer contre Caroline avant d’avoir eu avec elle un entretien plus calme. Accoutumée à obéir aux volontés de sa femme et à céder aux désirs de sa fille, faible époux et bon père, il ne savait à quoi se déterminer ; mais l’adroite milady vit qu’il fallait le décider à donner cette satisfaction momentanée à un enfant malheureux et souffrant ; il le promit, et les laissa ensemble.

Milady avait désiré se trouver seule avec Amélia ; elle n’y fut pas plutôt, qu’elle se trouva embarrassée de sa contenance ; plus embarrassée encore à trouver des mots qui exprimassent quelque pensée, car elle n’en avait pas une qu’elle osât avouer. Le silence de sa belle-fille lui imposait une gêne insupportable. Amélia venait de reprendre une place à côté de la porte par laquelle son père était sorti. Elle avait la tête appuyée sur sa main, le regard fixé sur un tableau placé en face d’elle. Le calme renaissait par degrés sur sa charmante figure ; on voyait qu’elle se réconciliait avec une situation qu’elle n’avait point méritée, et que ses réflexions ne portaient pas dans son âme le trouble d’une conscience agitée. Elle avait même oublié la présence de sa belle-mère, car lorsque celle-ci lui adressa enfin une question insignifiante, elle tressaillit, et le son de sa voix parut l’affecter désagréablement. « Vous ne me dites rien, Amélia ? — Non madame. — Eh quoi ! n’avez-vous rien en effet à me dire ? — Non. — Amélia, vous n’êtes pas convaincue des crimes de… — Que vous importe ce que je pense ? Vous avez persuadé mon père ; vous avez rempli le seul but que vous puissiez avoir ; quant à moi, je ne pense pas que vous ayiez prétendu me convaincre. Vous pouvez à présent poursuivre vos projets de vengeance ; je vais être réduite à l’impuissance, et Caroline est sans appui. Ma perte et la sienne ne vous suffisent-elles pas ! — Votre perte, grand Dieu, est-ce moi que vous en accusez ? — Ah ! si milady Adélina n’avait pas juré la ruine de deux êtres innocents, je n’aurais pas été forcée de céder au cri de l’humanité, de les défendre, de les dérober aux maux dont ils étaient menacés, et je ne me trouverais pas enveloppée dans je ne sais quel incident qui vient d’exposer ma vie, et de me ravir ma liberté. — Eh ! que sais-je, ajouta-t-elle, si en effet Caroline n’est pas déjà dans vos mains, puisque ma lettre se trouve dans celles de votre père ? on a besoin quelquefois d’écarter des témoins dangereux. — Où en sommes-nous, s’écria milady hors d’elle-même, si vous me soupçonnez d’avoir remis cette lettre aux mains de mon père ! Amélia ne répondit point. — Votre silence est un coup de poignard ; moi, moi, je vous aurais accusée ! je vous aurais perdue ! ah ! si vous saviez !… — Quoi ?… — Combien je vous aime, c’est ce que je veux dire et persuader à la cruelle fille dont le reproche me déchire. Même silence de la part d’Amélia. Il la rendit furieuse… — Abominable Caroline, se dit-elle à elle-même, tu payeras cher un traitement semblable ! — Infortunée Caroline… dit Amélia ! — Il faut qu’elle meure, proféra l’insensée milady. — Qu’elle meure, elle, Caroline ! — Oui, qu’elle périsse !… Il y va de ma vie et de la vôtre ; je ne serai pas vaincue par elle… Elle périra !… — Et Charles est aussi condamné à la mort ; aimer Caroline, c’est un crime sans doute irrémissible ! Milady cette fois ne jouait point la colère qui la possédait ; elle se promenait à grands pas ; elle ne pouvait plus articuler un mot ; elle ne poussait que des sons en croyant prononcer des mots ; elle ne joua pas davantage l’accablement qui suivit cet accès de rage. Amélia n’éprouvait aucune pitié pour elle tant qu’il avait duré ; mais, quand elle tomba sans force et sans couleur sur un fauteuil, elle se sentit émue par l’habitude et la reconnaissance ; elle vint s’asseoir près d’elle. » Madame, lui dit-elle, écoutez-moi ; pardonnez un langage qui passe un peu les bornes que m’imposent ma jeunesse et mon respect pour mon père et son épouse. Une erreur n’est pas un crime, mais elle y peut conduire ; préservez-vous de ce danger ; il en est temps encore… Je ne m’expliquerai pas… tout me le défend… Mais daignez m’en croire… Laissez en France Charles Belmour, si effectivement il y est passé ; laissez-le chercher les moyens de s’y rendre, s’il est encore en Angleterre ; laissez Caroline traîner sa vie errante, et retrouver s’il se peut les objets de son amour. Un instant de faiblesse tient à l’humanité ; le regret s’en efface avec le temps ; mais les remords… Ah ! Madame, que je ne voye jamais l’épouse de mon père en proie aux remords déchirants ! Que feriez-vous alors que votre vengeance serait assouvie, si vous poursuivant jusques dans le sommeil, l’image sanglante de Charles et de Caroline venait vous demander compte de leurs tourments, et celle de mistriss Belmour de ses larmes ? Épargnez-vous le désespoir de ne repousser jamais ces visions funèbres : très-chère milady, au nom de cet amour de mère que j’ai trouvé en vous ; au nom de vous-même, accordez-moi la grâce de Caroline ; à ce prix, Amélia devient encore une fois votre fille… Milady tressaillit, Amélia redoubla ses caresses, et sa candeur, crut avoir enfin pénétré dans une âme inaccessible à la vertu. Milady s’était recueillie pendant ce discours ; elle avait compris qu’on ne savait et ne soupçonnerait rien au-delà de son amour pour le jeune Charles ; ce n’était pas là de quoi la faire rougir ; elle le feignit cependant en jouant un rôle muet qu’Amélia devait attribuer à sa secrète confusion. Elle se garda bien de revenir trop tôt sur elle-même ; elle donna le temps à l’aimable fille de répéter les mêmes prières, les mêmes exhortations ; de donner à ses accents, à ses caresses plus de douceur encore, et finit enfin par la laisser triompher, disait-elle, du plus vif ressentiment qui eût jamais existé. Elle y mit cependant encore la condition qu’elle engagerait Caroline à quitter l’Angleterre, et à n’y reparaître jamais tant qu’elle vivrait. Persuadée d’après la lettre d’Amélia qu’elle connaissait son asile, c’était pour lui notifier cette intention qu’elle voulait en avoir connaissance ; mais les circonstances étaient devenues telles, que l’amie de Caroline ignorait son sort, et qu’elle en était à savoir si la lettre qui l’accusait aux yeux de Crumwel, avait été dérobée avant ou après avoir été reçue. Milady convaincue qu’elle n’apprendrait rien par elle, lui fit comprendre que sa colère ne pouvant se calmer que par l’absence éternelle de Charles Goring et de Caroline, il fallait qu’elle fit des recherches, qu’elle essayât de la retrouver ; et comme elle ne se flattait pas, dit-elle, de lui inspirer beaucoup de confiance ; elle voulut engager la crédule Amélia à écrire à son amie, qu’elle revînt se mettre sans crainte dans les mains de sa belle-mère. Mais elle pensa se déceler par cette demande indiscrète. Amélia répondit qu’elle risquerait beaucoup en écrivant encore à la même personne à laquelle déjà elle paraissait avoir donné des avis suspects au gouvernement. Milady sentit l’imprudence qu’elle venait de faire ; il lui avait paru facile d’entraîner Caroline dans ce piège, et de se faire livrer sa victime par celle qui voulait la lui dérober ; mais un mot de plus aurait éclairé Amélia sur sa perfidie ; elle se replia promptement sur elle-même, et sut se faire remercier comme ayant été emportée par son zèle à remplir ses désirs ; il lui restait cependant encore un doute à éclaircir. La lettre annonçait que la vie et la liberté de Charles étaient menacées. Elle aurait voulu savoir jusqu’à quel point Amélia était instruite de ses projets ; mais c’était le secret d’une autre, et Amélia ne voulant pas trahir celle qui l’en avait informée, éluda toutes les questions de manière à les rendre inutiles. Elle se contenta donc de lui promettre solennellement de ne plus persécuter son amie, et termina l’entretien. Elle se sentait lasse de dissimuler vis-à-vis d’une personne très-éclairée, en qui la connaissance de son caractère pouvait entretenir la méfiance ; elle craignait enfin de la trouver moins crédule. Il fallait songer au départ, et le capitaine des gardes avait déjà dit aux femmes de la maison de faire penser leurs maîtresses aux préparatifs nécessaires. Milord Falcombridge vint retrouver sa fille ; son exil était déjà su de toute la cour du Protecteur ; ceux qui tenaient à son parti, semblaient très-irrités contre Amélia ; on était convaincu comme lui qu’elle avait favorisé le départ de Charles Stuart. Elle savait bien qu’elle n’y avait pas songé ; milady Falcombridge l’affirmait comme elle ; mais dans les affaires de parti, il est impossible de poser des bornes à la crédulité comme à l’intérêt personnel. La circonstance la plus étonnante, c’était celle des diamants ; c’était toujours là que s’égarait l’imagination ; il semblait inexplicable que cette découverte fût liée aux aventures de Caroline, et à cette lettre qui déposait si faussement contre Amélia. Celle-ci était désespérée de se voir traiter en criminelle, de voir son père exposé peut-être aux froideurs du chef de l’état, de penser qu’elle s’était perdue pour Caroline sans pouvoir la sauver, et d’ignorer même si Charles Goring avait pu s’échapper. À son âge, un exil sans terme fixe, une dure captivité dont rien ne lui promettait d’adoucir l’ennui, l’absence de sir Henry, qui seul peut-être aurait pu la défendre ; que de maux auxquels l’âme la plus courageuse résisterait à peine ! Du moins, elle profita de son malheur pour obtenir de son père que Sarah lui fût rendue. Milord prononça sur-le-champ, qu’on eût à la faire revenir auprès de sa fille. Il avait donné cet ordre avant d’avoir consulté milady ; et ses femmes, peu empressées de s’enfermer dans un château-fort, se hâtèrent de répondre qu’elle était retirée chez Fenny Claypole, mère de sir Henry. « On n’aura peut-être pas le temps d’aller chez ma sœur, répliqua Milady ; je vais écrire à mistriss Claypole ; j’enverrai une voiture, dirent à la fois Aurélia et son père. « Milady ne répliqua pas en présence de sa belle-fille ; mais elle sortit pour empêcher l’exécution des ordres de son époux ; quelle fut sa surprise de trouver dans une seconde pièce Fenny elle-même, qui par hasard étant venue à Londres ce jour-là, venait d’apprendre l’infortune d’Amélia, et se hâtait de venir l’embrasser, et prier sa sœur et son mari de lui rendre Sarah, qui l’accompagnait, et dont l’attachement demandait à partager le sort de sa jeune maîtresse ! Adélina frémit de colère ; mais comme depuis longtemps ces deux femmes ne s’aimaient pas, Amélia n’attribua son trouble qu’à la présence inattendue de sa sœur, et profitant de sa bonté, elle embrassa tendrement Sarah, et déclara qu’elle l’emmènerait avec elle. Fenny ne pouvait croire qu’Amélia eût commis l’action que sa famille eût été en droit de lui reprocher. Crumwel la craignait, parce qu’il était forcé de respecter ses vertus ; et sans exagérer l’ascendant qu’elles ont sur le vice, sans leur attribuer celui qui n’est que théâtral ou purement romanesque, il est certain qu’elles en imposent à tout homme public, qui a toujours des mesures à prendre, une réputation à garder, et un crédit à perdre. Fenny avait cru d’abord que son père voulait changer la forme du gouvernement ; son opinion était d’accord ; depuis il avait prouvé qu’il n’avait renversé Charles Ier que pour se mettre à sa place, et ne pouvant applaudir à des vues qu’il avait couvertes avec art, elle s’était retirée de sa cour. Elle ne l’aurait ni contrarié ni trahi ; mais sa franchise et l’austérité de ses principes ne lui permettant pas de déguiser sa pensée, elle ne le voyait jamais que pour lui demander la grâce de quelqu’un, et lui épargner quelque injustice. Crumwell accordait presque toujours, pour ne pas entamer de discussion avec la sévère probité de sa fille. Comme il s’agissait ici d’un fait, elle ne jugea point à propos de se présenter à son père. Ce n’est pas la grâce de votre fille qu’il faut obtenir, dit-elle à son beau-frère, c’est la justice qui doit prononcer son rappel, et il faut se mettre en état de la réclamer. En attendant, l’obéissance est le premier parti à suivre. Nous chercherons à éclaircir son affaire ; et je me charge de démêler pourquoi on la croit coupable. « Mistriss Claypole, lui dit alors sa sœur, vous connaissez mal la Cour, et vous n’apporterez pas à ces recherches l’adresse nécessaire. » — Aussi n’est-ce pas à la Cour que sir Claypole bornera ses vues. On saura d’abord par qui Charles Stuart a été secouru, accompagné, conduit au vaisseau qui l’a transporté en France ; nous saurons, dit-elle en regardant sa sœur, ce que c’est que cette Caroline, ce Charles Belmour que personne ne connaît, et qui jouent pourtant un rôle dans cette aventure ; on les engagera à dire la vérité, et la vérité ne peut être ni au désavantage d’Amélia, ni à celui de ces deux personnes qui, m’a-t-on dit, sont d’étranges victimes du malheur. Adelina ne répondit rien, mais son agitation était visible ; elle cherchait à distraire son mari, en s’inquiétant sans sujet des préparatifs du voyage ; et enfin, appelant tous ses gens, elle l’accéléra tellement, que les voitures étaient prêtes, et qu’elle enleva sa belle-fille aux embrassements de son père et de Fenny, plus promptement que Crumwel ne l’eût exigé lui-même. Sarah partit avec sa maîtresse, malgré les regards irrités que lui lançait milady. Amélia ne voyait rien ; les yeux baignés de larmes, elle était toute entière à sa douleur, et plusieurs lieues se trouvaient déjà traversées sans qu’elle eût rompu un silence affligeant pour tout autre qu’une femme à qui ses propres pensée donnaient assez d’occupation. D’ailleurs elle méditait son rôle, et se préparait à en jouer un nouveau.

La voiture était accompagnée par quatre officiers et douze soldats à cheval ; les premiers étaient constamment à côté des portières ; la moitié de l’escorte était devant les chevaux, et l’autre suivait ; de sorte qu’il était impossible que nul pût arriver jusqu’auprès d’Amélia. Les stores étaient baissés, les glaces levées ; et quoiqu’on fût dans une saison où ces précautions devaient garantir du froid, milady se plaignait de la chaleur, et tenait un flacon de sels dont elle se servait souvent. Enfin, à peu près à huit mille de Londres, le jeu des évanouissements commença. Amélia qui n’en concevait pas la nécessité dans ce moment, crut à leur réalité ; elle s’effraya, appela les officiers, et les conjura de permettre qu’on donnât de l’air, et qu’on arrêtât un moment. Bientôt on se remit en chemin, et au bout de quelque temps on s’arrêta encore pour la même cause. À chaque fois, on aurait dit que cette femme allait expirer, et son état forçant à une lenteur qui ne pouvait s’accorder avec les ordres qu’on avait reçus, l’un des deux officiers lui dit qu’il était chargé de la personne d’Amélia, mais non de la sienne ; et qu’il prenait la liberté de lui conseiller le retour à Londres, puisqu’elle pouvait laisser à sa belle prisonnière sa première femme, dont l’âge était pour elle une garde décente ; qu’il prendrait soin de la lui faire reconduire d’Édimbourg, puisqu’alors Sarah serait suffisante à sa maîtresse. Milady rejeta bien loin cette proposition, et serrant sa belle-fille dans ses bras, elle jura que, dût-elle en mourir, elle la conduirait à sa prison, l’y recommanderait aux soins du gouverneur, verrait le général Monk, et obtiendrait de lui qu’il fût indulgent et généreux. Amélia inquiète, alarmée d’un état dont les symptômes devenaient effrayants, crut devoir renoncer à sa protection, et la supplier de retourner sur ses pas. Après beaucoup d’instances, la célérité de la marche étant dictée à la petite troupe, le commandant en chef déclara qu’il fallait absolument que milady prit le parti de s’arrêter au premier endroit où elle pourrait loger, et de prendre la voiture de suite pour se rendre à Londres, ou dans tout autre lieu. Amélia redoubla ses prières, lui protestant qu’elle aimait mieux être moins bien traitée au château d’Édimbourg, que de la voir risquer sa vie. Le commandant répondit qu’Amélia ne paraissant pas disposée à donner d’inquiétude à ses conducteurs, il la recommanderait de manière à lui procurer toute la douceur qu’on pouvait espérer dans un château-fort, sous la surveillance d’un militaire humain et sensible. Enfin, milady se soumit à la nécessité, et arrosant Amélia de ses larmes, supplia l’officier de tenir sa parole, et passa d’une voiture dans l’autre, laissant prendre sa place à mistriss Madely, sa première femme de chambre. Amélia sentait bien que, pour la décence, cette femme âgée de cinquante et quelques années, lui était nécessaire. Mais elle et Sarah surtout connaissaient bien la nécessité de s’observer beaucoup avec elle, et le voyage ne fut pas plus agréable pour elle, qu’en présence de milady Falcombridge.

Les officiers avaient ordre de prendre des chemins détournés, et de ne suivre les grandes routes que par une extrême nécessité. Ils avaient en même temps une commission importante pour le comté de Shrop, et pour l’armée d’observation postée le long de la Severn, Cette marche singulièrement détournée, conduisit Amélia justement sur les mêmes lieux que Charles II et Caroline avaient parcourus. Elle n’en avait pas une idée précise, et nul souvenir ne se présentait à sa pensée. Mais mistriss Madely ne l’ignorait pas ; et comme il est rare qu’une femme de son état ne s’enorgueillisse pas d’un instant de pouvoir, elle dit à Sarah : « nous approchons de Desborough ; c’est ici qu’on prétend que cette petite écossaise a conduit Charles Stuart, et qu’on dit aussi qu’elle a perdu sa trace. — D’où savez-vous cela, je vous prie, lui demanda lady Amélia ?… Un peu déconcertée du ton sévère de sa maîtresse, elle répondit qu’elle en avait entendu faire le rapport. — À qui ? Par qui ? — Un des gens de milord votre père le disait l’autre jour en ma présence au secrétaire de milord Protecteur. — Comment pouviez-vous être présente à un entretien de quelqu’importance ? Et comment un secrétaire de milord Protecteur a-t-il des entretiens avec les gens de mon père ? — Ma foi, madame, je ne sais pas trop… Mais je l’ai entendu dire, et du reste je ne me mêle pas d’une fille de cette espèce… — Mistriss Madely, je vous défends de parler de miss Caroline en ces termes : — Ah ! vraiment, je ne savais pas qu’il fallût la respecter. — Je vous défends de la nommer devant moi. — Milady ma maîtresse n’exige pas tant de précautions à son égard, et vraiment, Madame, elle vous coûte assez cher pour que vous pussiez bien la haïr comme elle. — Encore une fois, mistriss Madely, je vous ordonne un silence absolu, et je ne veux plus vous entendre. À ces mots, un peu échauffée par l’impertinence de cette femme, elle baissa une des glaces quoique la nuit fut froide, nébuleuse, et que le vent du nord fût élevé. Les officiers assidus auprès de sa voiture, lui laissaient la liberté d’ouvrir et de fermer à sa volonté. Dans ce moment, elle remarqua comme eux, des nuages enflammés comme ils le sont au coucher d’un soleil d’été, lorsque le temps est orageux. Plus on avançait, plus ils prenaient une teinte colorée ; la montagne se détachait de dessus un horizon d’un rouge plus vif encore. Bientôt à ce spectacle singulier, se joignit dans l’éloignement le son d’une cloche, dont les tintements précipités se mêlaient au bruit des tambours, et malgré le bruit de la voiture qui roulait sur un terrain rocailleux, on croyait par fois entendre aussi des cris. Ils semblaient approcher, et en effet, peu de moments après, on apperçut des groupes fuyant à travers la campagne ; plusieurs voulant tourner la montagne, prirent le chemin de la voiture ; la clarté augmentant sans relâche, faisait aisément distinguer les objets. Amélia vit un jeune homme emportant son père sur ses épaules ; des mères chargées du précieux dépôt de leurs enfants ; de jeunes filles se partageant le fardeau d’une mère effrayée. Frappée de terreur elle-même, Amélia considérait ce tableau sans oser ouvrir la bouche, lorsque, la voiture arrivée à l’angle de la montagne, on découvrit la cause d’un pareil tumulte ; un village entier semblait être la proie des flammes ; on voyait au travers des chaumières incendiées passer et repasser, et les malheureux habitants, et ceux qui cherchaient à les sauver. Dès que la voiture parut avec son escorte, les malheureux se précipitèrent vers les hommes armés pour leur demander du secours. Pressés par l’humanité, retenus par le devoir, les militaires n’osaient se déterminer ; les cris redoublaient ; enfin, lady Amélia déchirée par cet horrible spectacle, conjura les officiers d’employer leurs forces et leur courage ; « j’engage ma parole, leur dit-elle, de ne pas bouger d’ici. Prenez ma vie, si je manque à cette loi de l’honneur. » À peine eut-elle prononcé ces mots qu’ils furent entourés de manière à ne pouvoir se défendre, et entraînés sur le lieu de la scène. La voiture avançait lentement afin de trouver un lieu où l’on pût la mettre à l’abri : car ne voulant point donner d’inquiétude au commandant, lady Amélia avait ordonné à ses postillons de se tenir toujours à portée de la vue. Cependant, arrivée vis-à-vis d’un bâtiment plus considérable, et où le feu manifestait aussi plus de violence, elle apperçut auprès de la voiture une paysanne assise à terre, les bras croisés sur ses genoux, ne faisant aucun mouvement, et regardant l’incendie comme une personne absolument stupide. Amélia se disait à elle-même : « Pauvre femme, elle a tout perdu, elle est dans un état d’insensibilité ! Quel affreux moment, quand elle retrouvera l’usage de la pensée ! » Dans ce moment, la chute d’une maison, redoublant l’activité des flammes, et faisant écarter au loin des étincelles et des charbons enflammés, effraya les chevaux au point que l’un des postillons fut renversé par eux, et foulé à leurs pieds. L’autre plus adroit ou plus heureux, cria aux femmes de descendre, tandis qu’il les arrêterait peut-être pour un instant. Un paysan se présente à la portière, l’ouvre, et prend dans ses bras lady Amélia. Elle avait à peine mis le pied à terre, que la paysanne assise, sur laquelle elle avait toujours les yeux, se lève par un mouvemen très-vif, et prenant à la gorge un homme qui passait : « misérable, cria-t-elle en pleurant, rends-la moi, qu’en as tu fait ? » Cet homme au même instant la frappe avec une arme tranchante ; elle chancèle, son sang jaillit sur les vêtements blancs d’Amélia, et l’infortunée vient tomber à ses pieds. Amélia recule, et porte les deux mains sur ses yeux en poussant un cri perçant ; les chevaux s’effrayent encore, partent sans pouvoir être arrêtés, et Amélia soutenue à peine par Sarah qui fait retentir l’air de ses plaintes, allait être entraînée par la voiture contre laquelle elles étaient appuyées, lorsqu’un jeune officier fendant la presse, s’approche, la saisit en s’écriant : « ma bien aimée Amélia, que faites-vous donc ici ! Ô sir Henry, lui dit-elle, faites arrêter un assassin ! cette femme… Plusieurs habitants s’étaient déjà saisis du coupable. Sir Henry voyant à ses pieds la malheureuse victime : Ciel, dit-il, quelle horreur ! monstre, qui t’a porté à cet accès de rage ? « C’est elle qui a mis le feu, dit l’assassin sans s’émouvoir. À ces mots, tous les assistants plongés dans la stupéfaction abandonnent cet homme, et la rage succédant à ce premier moment de surprise, ils étaient prêts à la tourner contre l’infortunée qui respirait encore… Mais sir Henry tirant son épée : « le premier qui s’avance est mort, leur dit-il ; conduisez cet homme à l’abbaye, nous l’interrogerons. » Il dit, on regarde ; il était parti, et où le retrouver dans un pareil tumulte » ? Ce qu’il dit n’est pas vrai, dit la pauvre femme expirante ; j’en atteste le Dieu qui va recevoir mon âme ; il nous a volés, dépouillés de tout ; il y a plus de quinze jours qu’il nous guette ; et enfin quand le feu a pris, il a enlevé… Elle ne put achever. Madame, s’écria Sarah, en se précipitant sur le corps, c’est Déborah ; Amélia se baisse, la reconnaît, jète un cri, et se précipitant dans les bras de sir Henry ; malheureuse Caroline, la voilà perdue ! Elle s’évanouit, et sir Henry aurait été bien embarrassé de lui trouver du secours, si le ministre du lieu ne se fût approché du groupe où il se trouvait avec elle ; l’incendie n’avait épargné aucune maison, excepté celle du pasteur, bâtie à l’écart et proche des ruines d’une ancienne abbaye. Lui et sir Henry enlevèrent donc lady Amélia du milieu de la foule, et se mirent en chemin pour son habitation. Sarah et mistriss Madely la suivirent, laissant la pauvre Déborah couchée sur la poussière, seulement recommandée par le pasteur à la religion de deux vieillards qui offrirent aussi de la faire transporter dans le cimetière où l’on placerait les corps des habitants qui avaient péri, en attendant qu’on leur rendît les derniers devoirs.

Les soins du commandant de l’escorte avaient eu pour but de sauver les habitants encore renfermés dans les maisons en flammes ; ils s’étaient réunis à la troupe que commandait sir Henry, et qui était arrivée en même temps qu’eux par un autre chemin. Peu de personnes avaient péri ; quelques soldats victimes de leur généreux dévouement étaient blessés ; deux avaient disparu dans la chute des maisons. Le commandant dégagé des soins de l’humanité cherchait sa prisonnière. Il la rencontra presqu’inanimée, et la suivit au presbytère. Elle avait perdu son chapeau. Ses beaux cheveux épars flottaient sur son sein : sa robe était tachée de sang, sa figure tout à fait décolorée ; sir Henry éperdu la croyait environnée des ombres de la mort.

On eut, en effet, beaucoup de peine à la rappeler à la vie. Caroline, malheureuse Caroline ! Ce furent les premiers mots qu’elle prononça. On la plaça sur un lit, et le commandant ordonna qu’on lui laissât quelques heures de repos. Henry apprit par lui la situation où elle se trouvait. Quel coup de foudre pour ce jeune homme ! Son Amélia soupçonnée de trahison ! son Amélia conduite à un château fort, tandis que lui se hâtant de reprendre la route de Londres, n’aspirait qu’au moment de l’y rejoindre ! Amélia couverte du sang innocent, témoin de la mort de Déborah, qu’Henry connaissait comme elle ; convaincue de celle de Caroline, comme il l’était lui-même d’après cet événement ! Henry était valeureux, les dangers d’une action ne pouvaient l’effrayer ; mais en ce moment, faible et abattu, il ne cherchait à cacher ni son trouble, ni même ses larmes. Le commandant le plaignit et le consola. Sans connaître ce que la mort de Déborah présentait de sinistre, sans savoir ce qu’était cette Caroline au sort de laquelle cette mort semblait liée, il était plus disposé à plaindre Amélia, qu’à la blâmer, et n’avait point adopté l’opinion qu’elle eût trahi sa famille et son pays. Henry voulait suivre son amie ; le commandant était trop sage pour ne pas lui faire observer qu’un officier ne doit pas quitter le poste où l’honneur l’a placé ; il était trop éclairé pour ne pas lui démontrer qu’à Londres, il serait plus utile à lady Amélia ; et enfin, il fut assez adroit pour ramener le calme dans une tête égarée. Amélia venait de s’éveiller après deux heures d’un sommeil agité, mais se sentant plus tranquille, elle fit appeler le commandant.

« Partons, lui dit-elle, je suis en état de voyager, et je ne me consolerais pas de vous exposer à quelques désagréments. Vos devoirs sont austères, et je dois m’y conformer. Permettez-moi seulement de parler en votre présence au pasteur qui nous a donné un asile. Le ministre parut ; elle lui fit des questions sur la malheureuse Déborah. Elle apprit de lui qu’un sergent nommé Hydes, avait recueilli chez lui un jeune montagnard qui se disait Écossais, conduit par une vivandière et son mari, soldat dans un régiment de cavalerie, et à qui le colonel avait permis de s’arrêter vers Salisbury, pour soigner sa femme accouchée en route ; que le sergent avait reçu ce jeune homme malade, et l’avait soigné comme son enfant ; que peu de jours après son arrivée, une paysane Galloise avait paru dans ce village, cherchant ce même jeune homme qu’elle appelait son fils, et qu’elle voulait, disait-elle, ramener dans son pays ; qu’après deux ou trois jours, cette femme et le sergent Hydes, s’étaient plaints d’avoir été volés, sans qu’on eût pu découvrir comment et par qui ; que la femme avait donné une lettre au fils du sergent pour la porter au loin, et qu’elle semblait attendre sa réponse pour passer dans les montagnes ; qu’enfin, cette nuit même, le feu s’était manifesté dans la maison du sergent, et que le vent du nord soufflant avec violence, avait rendu l’incendie général et consumé tout le village ; qu’a l’égard de l’assassinat commis sur cette même femme, qu’on appelait en effet Déborah, il n’avait encore acquis aucune lumière, si ce n’est qu’à la faveur du désordre universel, le criminel avait sans doute arraché des bras de sa mère ce jeune homme qui ne se retrouvait point, et qu’il semblait l’avoir frappée pour l’empêcher de parler. Il ajouta que cependant ce n’étaient là que des conjectures, car le jeune étranger pouvait avoir péri dans la maison embrasée, ou avoir fui le village et le danger ; que le lieutenant de sir Henry avait envoyé à la poursuite du meurtrier, qui ne pouvait pas avoir fait beaucoup de chemin au milieu de la nuit. C’était tout ce qu’il avait appris.

» Ah ! Monsieur, dit alors Amélia, je sais quelle est cette malheureuse Déborah ! Je sais mieux encore quel est ce prétendu jeune homme qu’elle appelait son fils ! C’est une jeune fille que des malheurs, dont la cause est inexplicable, forcent à emprunter un déguisement. Je pénètre tout ce que renferme cette aventure ; l’événement sans doute est affreux, mais enveloppée moi-même dans une affaire aussi obscure que celle de la malheureuse fille dont je plains le triste sort, je ne puis lui être d’aucune utilité. Je ne sais quelle confiance méritent de ma part des promesses solennelles, et je prévois que vous ne reverrez point l’infortunée Caroline ; cependant, si vous la retrouviez, je vous demande pour elle asile et protection, et je me crois en état de vous dédommager de vos bontés pour elle. En ce moment, je vous prie de rendre à Déborah les derniers devoirs que prescrivent la religion et l’humanité, en vous remettant au surplus quelques secours pour les misérables victimes de l’incendie. Partons, M. le Commandant, les moments vous sont chers, et il me tarde de quitter ce théâtre de crimes et de désolation. Adieu, sir Henry, et ce mot d’adieu ne fut pas prononcé d’une voix ferme. Des larmes s’avancèrent au bord des paupières, on cherchait en vain à les retenir, et le nom de Fenny Claypole vint se placer sur ses lèvres tremblantes. Il était bien permis de s’attendrir en parlant d’une femme respectable et chérie qui était la mère de Henry. Les parents d’un objet aimé sont d’un si grand secours quand on veut dérober un sentiment délicat et qui redoute les regards étrangers ! Le commandant était pressé de partir, il donna la main à sa prisonnière, serra celle de sir Henry, et se hâta de reprendre la route du château d’Édimbourg, où ils arrivèrent sans accident, et où se trouva renfermée la protectrice de Caroline. »



FIN DU SECOND VOLUME.