Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/08

LÉOPOLD COLLIN, Libraire (2p. 115-195).

CHAPITRE VII.



Revenons à Caroline qui, près d’arriver au terme de son voyage, apperçut devant la grille du château quelques soldats, avec un homme dont elle crut reconnaître la démarche. Elle s’arrête, se cache derrière un arbre de l’avenue ; en les voyant venir à sa rencontre, elle veut se jeter dans le parc, mais une muraille l’en sépare ; elle craint d’être vue, elle cherche et apperçoit une petite porte à claire voie, dont les barreaux de bois, à moitié brisés, pouvaient céder à un léger effort ; elle l’emploie, et s’introduit dans le bois qui lui offre plusieurs asiles. Elle en choisit un au fond d’une grotte formée par la nature et embellie par l’art. L’entrée en était difficile ; il fallait se courber sous les branches des jeunes arbres qui croissaient à l’entour, et rompre les filets déliés et entrelacés du polypodium qui rampait le long des pierres, et venait reposer sa tête chevelue sur le bord du ruisseau. L’herbe dérobée aux rayons brûlants du soleil, et entretenue dans sa fraîcheur, tapissait les bords d’une onde qui, roulant sur des cailloux adroitement disposés, faisait entendre un agréable murmure.

Caroline entra dans la grotte ; une statue d’albâtre, placée à côté de l’entrée intérieure, représentait le dieu du mystère ; elle était tapissée de mousse et de coquillages ; des bancs de gazon l’environnaient, et le charme de cette retraite porta tout à coup le calme dans l’âme de notre fugitive : elle s’assit épuisée de fatigue et de chaleur. Il régnait d’abord sous la voûte une obscurité, qui, diminuant à mesure que l’œil s’y accoutumait, laissait pénétrer un jour très-doux, et au moyen duquel on pouvait distinguer les objets. D’abord Caroline apperçut, presqu’à ses côtés, un panier d’osier qui contenait des fruits, du pain et un flacon de vin. À côté du panier était un chapeau d’homme orné d’une très-belle plume brisée, et d’un ruban souillé par la poussière ; un magnifique diamant en fixait le nœud, et tenait à une agraffe de pierreries.

Qu’est ceci, s’écria Caroline dans le premier mouvement de la surprise ! En même temps du fond de la grotte, sort une voix mâle, et cependant craintive. « Est-ce vous, Pendrell, demande-t-on sans se montrer ? Caroline ne répond rien. Comment aurait-elle pu parler ? Plongée dans la stupeur, elle était sans mouvement et sans idée. On ne réitère point la question ; le silence règne dans la grotte, lorsque, revenant à elle-même, et sans penser au danger qui la menace dehors, elle veut sortir, tant il est vrai que l’imagination égarée par un péril imaginaire, perd de vue les maux dont elle a une idée fixe, et croit plutôt leur échapper ! Caroline s’élançait donc vers l’entrée, lorsqu’elle se sent retenue par le bras, et glacée par une question cependant bien simple. « Qui êtes-vous, lui demande-t-on d’une voix aussi mal assurée qu’aurait pu être la sienne ? Elle cède parce qu’elle n’a pas la force de résister, et ne peut proférer un mot. À la seconde question prononcée d’un ton presque suppliant : « Hélas ! dit-elle, je suis un enfant qui ne veut faire de mal à personne. — Parlez, lui répond celui qui la soutient, je ne vous en veux pas non plus. Qui vous amène ici ? — Les dangers, le hasard… Voilà tout. — Les dangers, le hasard ! n’êtes-vous pas victime de ceux de la guerre ? — Non, je ne porte point les armes. — Eh ! à votre âge, quels autres périls peuvent vous atteindre ? Peut-être avez-vous perdu vos parents ? votre habitation aura été ravagée ? jeune encore, quelle pitié ! — Caroline, à ces mots, prend l’assurance de considérer celui qui lui parle. Elle l’envisage, et faisant un cri, Ciel ! dit-elle, vous êtes Charles II ? — Je suis perdu, s’écria-t-il à son tour, en portant les deux mains sur son visage ! malheureux, vous allez me livrer à mes ennemis ! — Moi, reprit-elle, ah ! si vous me connaissiez, vous sauriez que rien n’est plus loin de ma pensée ; rassurez-vous. — Quoi ! vous n’êtes pas venu dans ce lieu pour m’y découvrir ? vous ignoriez que c’était mon asile ? — Oui certainement, et lorsque poursuivie moi-même, je suis venue m’y cacher, si j’avais su cette grotte habitée, j’aurais évité d’y entrer. — Cela est-il vrai ? — Je vous l’atteste, et je vous préviens même que ni vous ni moi n’y sommes peut-être pas en sûreté. — Quoi ! que voulez-vous dire ? — Que le motif qui m’a conduite ici est la crainte que m’ont inspirée des hommes en partie armés qui m’ont semblé en observation près du château ; je me dérobais à leurs regards : j’ai apperçu une porte usée par le temps ; elle a cédé à mes efforts ; je me suis jetée dans le bois, et j’ai découvert cet asile, où d’autres pouvaient également pénétrer. »

Comme elle parlait ainsi, une ombre vint obscurcir la faible lumière qui régnait dans la grotte, et un homme se présenta tout à coup devant eux. Caroline le reconnut pour un valet de milady Falcombrigde. C’était en effet le second émissaire de sa persécutrice ; il fut bientôt suivi d’un autre, et ensuite d’un troisième. « C’est à moi qu’on en veut, dit-elle à Charles II, en se cachant derrière lui. » Charles aussitôt la tenant par un bras, s’avança vers le premier, et tirant un pistolet de sa ceinture ; « Arrête, dit-il, ou tu es mort. — Quoi ! dit cet homme, Charles avec Caroline ! » Il eut à peine prononcé ce peu de paroles, que le coup part, l’atteint, le renverse sur la poussière, et les deux autres épouvantés prènent la fuite. « Ah ! Prince, s’écrie Caroline, fuyons, si nous le pouvons. Fuyons, répond Charles, car ils m’ont nommé ; ils vont revenir avec les soldats de Çrumwell. » Caroline lisait mieux que le roi dans la pensée de son ennemi, mais, elle ne crut pas devoir le dire à un homme dont les dangers, plus grands que les siens, ne pouvaient qu’absorber toutes ses pensées. « Fuyons, répéta Charles II, je connais les détours qui aboutissent dans cette grotte ; mais que vais-je devenir ? Les frères Pendrell m’ont laissé ici ; ils ne m’y retrouveront pas. — Madame, ajouta-t-il, car votre secret vient de m’être dévoilé, vous proposer de suivre la fortune d’un prince fugitif et désarmé, n’est peut-être que vous inviter à de plus grands dangers ; cependant je puis du moins vous défendre encore, et si je trouve un asile, je puis vous le faire partager. Ma fortune est bien mauvaise ; votre sexe peut rendre la vôtre plus mauvaise encore. Partons ensemble. » Caroline ne se croyait pas très en sûreté avec Charles ; mais enfin c’était un homme ; il était brave ; il paraissait généreux ; quoique détrôné, proscrit, poursuivi, il pouvait avoir des partisans qui lui donneraient des secours et sauraient le dérober à ses ennemis ; ils étaient tous deux seuls et malheureux. Les roseaux s’entrelacent pour résister à la tempête ; on ne se quitte point dans une position semblable. Elle lui conseilla d’arracher de son chapeau cette parure désormais superflue, et dangereuse dans les circonstances, se saisit du panier, et tous deux, descendant quelques marches au fond de la grotte, se trouvèrent dans un passage long et obscur, qui, venant à s’élargir après de longs détours, leur laissa revoir la lumière, et les conduisit dans les ruines factices d’un temple. Des colonnes tronquées, des chapiteaux brisés, l’apparence des ravages du temps, firent soupirer profondément un homme qui lisait dans ces tristes débris, ceux de sa propre grandeur. La faim pressait les deux fugitifs ; ils s’assirent sur un fût de colonne renversé, et firent usage de la corbeille dont Caroline s’était chargée. Caroline ne savait pas comment on parlait à un roi, environné de l’éclat du trône, et du faste d’une Cour ; aussi elle savait comment on parle aux malheureux, et son accent cherchait à consoler celui-ci ; mais elle n’excitait pas dans son cœur le sentiment qu’elle éprouvait elle-même. Elle oubliait l’horreur de sa propre situation pour ne s’occuper que de la sienne, et lui faire toutes sortes de questions sur ses dangers, ses espérances et ses ressources, tandis qu’il ne lui témoignait nulle curiosité sur son sort, et sur l’abandon dans lequel elle se trouvait. Caroline cherchait dans son esprit les moyens de le cacher ; il ne lui faisait aucune demande relative à elle. Cependant il devait lui sembler extraordinaire qu’une fille, qui s’exprimait si bien, dont les traits étaient délicats, fût destinée à des courses vagabondes sans réclamer aucun protecteur. Caroline se demandait à elle-même si c’était elle ou lui qu’il avait défendu à l’entrée de la grotte. Mais quoi ! sa chute était si grande, ses périls si imminents, qu’elle lui faisait grâce de sa froide insensibilité pour elle, en songeant combien il devait être absorbé par les regrets et la crainte. À mesure que le soleil avançait dans son cours, les inquiétudes augmentaient de part et d’autre, et le silence n’était plus interrompu que par des soupirs. Caroline pensait à Charles, à Mme Belmour, et prenait en elle-même la résolution de les aller retrouver, puisque milady Falcombridge allait à Londres. Cependant cette Déborah qui la connaissait, qui avait nommé M. Melvil, dont la vue avait fait une si terrible impression sur une femme audacieuse ; cette Déborah, comment quitter son voisinage sans la revoir ? Cette lettre de Law, elle pouvait la porter au château, et attendre les secours promis par le vieillard. Elle délibérait sur le meilleur conseil à prendre, et celui de revoir Law et Déborah lui paraissait préférable à celui de traverser encore l’Angleterre seule et sans argent ; car John Barclay avait emporté avec son trésor la lettre de lady Amélia à Éliza Harlay. Peut-être lady Amélia avait-elle parlé à Law, à Déborah ! Peut-être savait-elle la fuite ou le malheur arrivé à John, car cette séparation était inexplicable ; il fallait revoir Law, et Caroline était déterminée à reprendre, dès le soir même, le chemin de sa maison, si elle ne pouvait être reçue au château de Rochester. Charles II, de son côté, réfléchissait profondément ; il déplorait la perte de ses espérances, et frémissait du sort qui lui était préparé, dans le lieu même de sa défaite ; plus d’amis, plus de soldats pour soutenir sa cause, plus d’asile, et pas un moyen de se dérober à la mort ou à une détention plus cruelle encore ! La situation de ces deux êtres assis ensemble, était presque semblable ; cependant Caroline avait moins à regréter. Un coin de terre, une cabane, et Charles Goring, elle était heureuse ; elle était au dessus des grandeurs et de la fortune ; mais à celui qui est né dans un palais, il lui faut un trône, des courtisans ; de l’or ; il lui faut tout ce qui n’est point lui-même ; car il ne saurait ni se suffire, ni se consoler. C’est bien pis encore, quand il faut se dérober à tous les yeux, et considérer en ennemi tous les hommes dont on apperçoit seulement la trace imprimée sur le sable.

Le soleil penchait vers son déclin, lorsque tirant de son sein les diamants qui le matin relevaient son chapeau, il demanda à Caroline s’il n’y avait pas dans le voisinage une ville où elle pût les vendre, et fournir au moins à leur subsistance ? « Je connais peu le pays, lui répondit-elle ; mais pensez-vous que, sous les misérables habits qui me couvrent, je pusse me présenter munie de semblables effets ? Je serais au moins soupçonnée de vol, arrêtée en conséquence, et si ces effets étaient reconnus, accusée de trahison envers la puissance victorieuse ; j’oserais à peine me servir d’un billet de banque trop au dessus de mes facultés apparentes. Mais, si vos habits, quoiqu’en désordre, étaient moins magnifiques, j’ai encore assez de petite monnaie pour chercher un abri au moins pour cette nuit. » En parlant ainsi, elle mit la main dans son sac où Law et Déborah avaient renfermé un peu de linge, et où elle même avait mis quelqu’argent ; elle s’apperçut alors que cette précaution n’avait été qu’un prétexte, et que l’artiste généreux y avait mis une bourse qui renfermait vingt pièces d’or. « Voilà, dit-elle avec joie, en l’offrant au roi, de quoi pourvoir à vos besoins les plus pressants. » Charles la prit, et l’élevant vers le ciel : « Ô Dieu ! s’écria-t-il, une jeune fille fugitive est donc le seul appui du roi d’Angleterre ! » Il lui demanda alors de qui elle tenait cette bourse ? Caroline nomma son bienfaiteur ; il n’était pas inconnu au prince, qui dans son enfance l’avait vu à la cour de son père. « Pourriez-vous me ramener chez lui ? sans doute, il me donnerait un asile ! — J’en avais trouvé un dans ses foyers, mais j’y ai été rencontrée par milady Falcombridge, qui est mon ennemie, qui me poursuit partout, qui en veut à ma liberté, peut-être à ma vie ; et sans doute cette femme, fille de Crumwell, est au moins aussi redoutable pour vous que pour moi. D’ailleurs Law vivait avec Cowlay, et hier matin, Cowlay fut arrêté chez lui, sur le simple soupçon d’avoir agi pour vos intérêts. — Cowlay arrêté, s’écria Charles ! tous mes amis !… Que faire ! que devenir ! vous-même vous craignez le même sort ! — Oui, mais je puis risquer de sortir de ce bois, découvrir un village, un bourg, où je puis vous acheter des habits semblables aux miens, et sous ce déguisement, nous pourrons sortir d’ici. — Quoi ! vous vous exposeriez ? — N’êtes-vous pas malheureux, et mes propres infortunes ne doivent-elles pas m’apprendre à offrir les secours que je voudrais trouver ! — Vous n’avez donc point été élevée parmi mes ennemis ? — Non, mais un homme souffrant ne serait jamais mon ennemi. — Ce n’est pas au roi d’Angleterre que vous prêtez un appui ? nul intérêt à venir ne vous porte à me secourir ? — Non, je ne suis poursuivie que par une seule personne ; vous l’êtes par tous ceux qui vous entourent ; votre péril est plus imminent que mien, et quand vous en serez tiré, Charles II, roi d’Angleterre peut-être, ne reverra jamais Caroline. Mais, croyez-moi, songeons à vous, et profitons de la bienfaisance de Law. » Ils délibérèrent, et l’avis de Caroline fut de retourner à la grotte où peut-être Pendrell serait de retour. Charles lui ayant appris que quatre frères, laboureurs aux environs de Worcester, l’avaient secouru, et conduit dans ce parc, en attendant qu’ils pussent le mettre en sûreté, ou le faire passer en France. Ce conseil était en effet le meilleur ; ils ne trouvèrent point le jeune homme qu’ils cherchaient ; cependant il y était revenu ; car dans l’obscurité ils rencontrèrent sous leur main de nouvelles provisions, et un paquet qui leur parut être des habits grossiers. Ils n’avaient pas attendu long-temps, quand une lumière vacillante brilla sous les arbres, et leur annonça le retour de Pendrell. C’était en effet lui ; il était venu vers les trois heures de l’après-midi, et avait été effrayé en appercevant un homme étendu et gravement blessé à l’entrée de la grotte ; il s’en était approché après avoir caché son paquet et sa corbeille dans les broussailles, et lui avait demandé ce qui l’avait réduit à cet état. Le blessé n’avait pu proférer que quelques mots, et avait seulement fait entendre que, cherchant une jeune fille de ses parentes, qui lui avait échappé, il l’avait trouvée avec son amant, et que celui-ci l’avait assassiné. Voyant qu’il n’était nullement question du roi, Pendrell avait conduit ce malheureux dans l’avenue, où deux autres hommes qui semblaient l’attendre l’avaient emporté, disaient-ils, vers la maison du musicien Law. Caroline se rappela que son ennemi devait lui avoir entendu prononcer le nom de Charles, et c’est en effet, dit-elle très-bas au roi, le nom de celui qui serait à présent mon époux, si milady Falcombridge ne nous avait séparés. S’ils me croyent avec Charles Belmour, dit-elle, ils ne reviendront pas ; Charles est aussi courageux que vous, et ils le craindront sans doute. Pendrell fit revêtir le roi du costume d’un paysan, enfouit ses riches habits sous la terre, et lui proposa de venir dans une maison où un seigneur de sa cour l’attendait ; c’était le colonel Careless, échappé aussi de la bataille de Worcester. Ce fut un moment de joie pour le prince, qui ne songea qu’à rejoindre cet officier, espérant qu’il pourrait lui donner des moyens de passer en France. C’était désormais le seul objet de ses désirs. Pendrell lui dit que le colonel était sans moyens pécuniaires : Caroline offrit de nouveau son petit trésor. Le roi ne l’accepta qu’aux conditions qu’elle voudrait le suivre. Elle réfléchit que l’excès des précautions qu’on prendrait pour dérober aux dangers un personnage aussi important, lui servirait de sauvegarde à elle-même, et que, si elle pouvait aussi se trouver en France, elle écrirait à Charles, à sa mère, à Tillotson, et pourrait enfin se réunir à eux. N’espérant rien de lady Amélia, puisque la perte de Barclay rompait toute communication, elle se rendit aux prières de Charles II, sous sa parole royale qu’il ne trahirait pas le secret de son sexe.

La voilà donc de nouveau engagée dans des routes désertes, non plus avec Barclay, attentif à lui épargner les fatigues et les privations, mais avec un homme dont le danger extrême absorbait toutes les pensées, et renfermait toutes les précautions dans la sûreté de sa personne. Tant qu’il eut assez de force pour résister à une marche forcée, il s’inquiéta peu si Caroline pouvait le suivre au travers des halliers, des terres labourées ; si elle pouvait franchir les fossés, et souvent marcher dans l’eau et la vase des ruisseaux fangeux. Il leur fallut passer tout un jour dans le creux d’un chêne, où à peine Charles et Pendrell avaient-ils la place de respirer ; tandis qu’elle, assise entre deux branches inférieures, n’avait pour la garantir que le feuillage, qu’un coup de vent pouvait écarter. Enfin ils joignirent le colonel Careless qui, se jetant aux pieds de Charles II, apprit à Caroline ce qu’elle aurait dû faire selon les usages qui lui étaient inconnus ; elle ne se repentit point cependant de l’avoir ignoré. Ces frivoles respects peuvent amuser l’orgueil, et varier le jeu des situations dans une cour ; mais Charles ne pouvait se livrer à des prestiges, lorsque dans la réalité son salut dépendait de fuir tous ceux qui avaient été ses sujets. Il était accablé de fatigue en arrivant dans la misérable chaumière, où un pauvre paysan, catholique romain, et connu du colonel, le reçut, non comme Charles II, mais comme un cavalier échappé de la bataille de Worcester. Caroline était bien plus abattue encore que lui. Le paysan n’avait à leur offrir que du pain noir et du lait de beurre ; il ne pouvait les faire coucher que dans une grange et sur du foin. Quel embarras pour la triste Caroline ! Charles y songea comme elle ; et ne pouvant la trahir, il demanda au paysan de faire coucher son jeune compagnon dans un mauvais grenier au dessus de l’unique chambre qui composait la cabane. « Il n’est pas militaire, dit-il ? et si quelquefois on venait demander si vous n’en avez pas chez vous, il serait plus à portée d’entendre et de nous avertir. » Le paysan y consentit, et Caroline fut rassurée. Tandis que la flamme de quelques branches sèches ranimait leurs forces, Careless demanda qui était cet enfant dont le roi prenait soin. Charles répondit qu’il avait juré de taire son nom, mais qu’il en avait été secouru, et qu’il désirait qu’on lui rendît les mêmes services qu’à lui-même. Il ressemble beaucoup, reprit Careless, à une jeune fille que j’ai vue à Barwick, chez un digne vieillard, appelé Melvil. J’ai su qu’il était mort assassiné, et que sa pupille a vécu quelque temps dans les montagnes d’Écosse, non loin de Jedburg, chez une femme qui s’y était retirée, et qui depuis est passée en France. En France, s’écria Caroline ! quoi, en France !… mistriss Belmour ?… — Oui, justement ce nom-là… Elle a dû passer en France presqu’au même temps où nous sommes entrés en Angleterre. Caroline ne répondit rien ; mais son agitation était visible. Careless lui demanda si elle connaissait cette dame. « Oui, répondit-elle, je l’ai vue en Écosse. — Seriez-vous son fils ? — Non. — Quelle étonnante ressemblance avec cette jeune personne ! » Caroline se contint assez pour éloigner toute idée plus approfondie ; et tous quatre allèrent chercher un repos dont ils avaient grand besoin.

Caroline était plus déterminée que jamais à suivre la fortune de Charles II, et à passer en France avec lui ; elle regardait la rencontre qu’elle en avait faite comme le plus heureux événement de sa vie, et se proposait de demander au colonel le lieu où s’était fixée mistriss Belmour. D’ailleurs, une fois en France, avec quelques moyens de subsistance, elle s’adresserait au bienfaisant Law, pour faire passer des lettres à lady Amélia, car certainement mistriss Belmour n’aurait pas caché le lieu de sa retraite à cette aimable fille ; et par cette voie elle lui serait bientôt connue.

Les premières heures de la nuit se passèrent en projets qui offraient la perspective la plus riante ; elle s’endormit ; des songes flatteurs, reproduisant l’image que sa jeune et fertile imagination lui avait tracée, là bercèrent encore dans son sommeil ; elle se crut heureuse. À son réveil, elle éprouva encore le même sentiment, mais bientôt une réflexion lui fit mesurer la distance qui la séparait du bonheur ; la difficulté d’y atteindre se présenta ; les obstacles s’offraient en foule ; les ressources n’étaient pas égales en nombre ; la principale était déjà diminuée, c’était la force, et Caroline se sentait épuisée par la fatigue des jours précédents. Elle se rendit auprès du roi, et la première atteinte du chagrin qu’elle prévoyait l’attendait à cette entrevue. Charles lui dit qu’il s’était séparé du colonel Careless, dans la crainte que deux fugitifs, marchant ensemble, ne fussent exposés à un double danger ; et qu’il attendrait dans ce lieu un homme sûr qui lui servirait de guide, s’il lui trouvait un asile. Caroline avait résolu de faire à cet officier des questions relatives à la résidence de mistriss Belmour : elle tomba dans le découragement, lorsqu’elle comprit qu’il était douteux qu’elle pût le rejoindre. Charles II s’en apperçut, et lui fit des questions sur son sort. Elle n’osait d’abord se livrer à lui ; et lorsqu’elle y fut déterminée par ses instances, elle ne lui dit qu’une partie de ses aventures. Charles espérait peu de sa fortune à venir ; et le danger était si extrême et si présent, qu’il ne pouvait lui donner que bien peu de consolation : il en avait si grand besoin lui-même ! « Que pourrais-je vous promettre en l’état où je suis, disait-il ? vous êtes plus riche que moi, et je me vois réduit à profiter de vos bontés. Si je puis passer en France, que vous veniez avec moi, j’aurai bien peu de crédit auprès de la reine ma mère, si du moins je ne puis vous placer auprès d’elle ; et j’aurai bien peu de moyens, si je ne viens à bout de découvrir mistriss Belmour, et l’heureux époux auquel vous êtes promise. Mais passer en France ! qui m’assurera que nous le pourrons ? »

Comme ils s’entretenaient ainsi en mangeant le pain noir et le lait de beurre que leur avait apportés leur hôte, celui-ci accourut, et les avertissant que deux hommes, dont l’un avait un bras en écharpe, approchaient de la cabane, il leur fit un retranchement derrière des bottes de foin, et les en couvrit absolument, leur recommandant de ne pas remuer. À peine avait-il fini, qu’ils entendirent des voix rauques et discordantes qui demandaient leur chemin, et en même temps un lieu pour se reposer, et quelque chose à manger ! Le paysan leur offrit de les mener à sa chaumière ; mais ils s’assirent sur le foin, et s’obstinèrent à demeurer dans la grange. L’hôte déconcerté fut obligé de les laisser là, et d’aller leur chercher les uniques mets qu’il pouvait offrir. À son retour, ils lui demandèrent s’il n’avait pas vu passer un jeune homme, bien vêtu, et un petit paysan, qui devaient faire route ensemble. — Non. — Tu ne dis pas la vérité. — Pourquoi voulez-vous que je mente ? est-ce que je prends intérêt aux passants ? — Il y va de ton intérêt de le dire, car s’ils sont chez toi !… — Oh parbleu ! chez moi, Messieurs, vous pouvez y voir, la revue sera bientôt faite. Venez, de la porte Vous aurez tout examiné. — Je veux croire, reprit un d’eux, qu’ils ne sont pas restés, mais si tu veux dire quel chemin ils ont pris, nous te donnerons de l’or !… En même temps il fit en effet sonner quelques pièces. — Je n’ai pas besoin d’or ; il n’est passé personne. — Oh ! c’est que ta fortune serait faite. — Vraiment ? — Sans doute. — Ce sont donc des gens bien considérables ? — Le petit paysan n’est qu’une fille déguisée ; le jeune homme est son amant, et nous avons des ordres de les prendre tous deux… Mais des ordres qui viènent de bien haut. Il y a une puissance qui donnera des trésors à ceux qui les auront découverts. — Tout de bon ! — Tout de bon ! — Eh bien ! tenez, Messieurs, ce ne sera pas moi qui aurai ces trésors là, car je n’ai vu ni garçon ni fille. — Le garçon s’appèle Charles. — Qu’il s’appèle comme il veut, je ne m’en soucie guère. — Tu ne veux pas nous livrer ces jeunes gens. — Comment vous livrerai-je ce que je n’ai pas ? — Eh bien ! nous sommes sûrs que Charles est chez toi, qu’il y a couché. — Vous. — Oui, nous, et nous allons te le prouver. — Ils se lèvent ; et l’un parcourant la grange, et l’autre la cabane, tous deux se réunirent pour déplacer le foin et la paille, menaçant le paysan de l’entraîner avec leurs prisonniers. Ils y étaient occupés, lorsque l’homme que le colonel avait promis d’envoyer au roi, porta ses pas vers la chaumière ; le paysan, qui n’avait osé résister à deux hommes, appela celui-ci à son aide contre des brigands, disait-il, qui voulaient le voler ; et tous deux, armés de bâtons, tombèrent sur les inconnus. Charles sentit qu’on pouvait alors opposer la force à la force ; son chapeau enfoncé sur ses yeux, il sortit de dessous le foin, au moment où il allait être apperçu ; et s’élançant sur le premier qu’il rencontre, il le perce d’une dague, cachée sous ses habits de paysan. Cet homme tombe, et Charles II, lui tenant la pointe de son arme sur la gorge, allait achever, lorsqu’il s’écrie d’une voix mourante : « La vie, M. Charles, la vie, je vous en conjure, et je vais vous remettre un paquet important. Parle, reprit le roi en se levant, mais sois vrai, et je te fais grâce. Prenez mes habits, dit-il, il y a un porte-feuille qui contient des choses dont je crois que je n’ai plus besoin. » Charles s’en saisit aussitôt, et le remit à la tremblante Caroline. Elle l’ouvrit, et les larmes aux yeux, porta à ses lèvres une lettre de la bienfaisante Amélia.

« Je sais avec qui vous êtes, ma bien aimée Caroline, et je ne comprends pas comment vous vous êtes rencontrés. Mais vous ne savez pas que votre compagnon est également connu, et vous ignorez combien ses périls sont pressants. Comme il ne souscrirait pas aux conditions qu’on veut lui imposer, sa liberté, ses jours peut-être sont menacés. Qu’il se rende à Bristol ! qu’il s’embarque à Lyme ! qu’il aille chercher un asile dans le sein maternel ! Si votre délicatesse est un obstacle à la célérité de sa marche, abandonnez-le plutôt à sa destinée ; la fuite est le seul obstacle aux maux qu’on lui prépare ; chère Caroline ; votre devoir est de conserver son unique espérance à une mère infortunée, qui n’a que trop gémi des pertes qu’elle a faites, et pour qui cette dernière serait un arrêt de mort. Je n’ai à vous offrir que les moyens qui doivent vous manquer depuis que vous avez perdu votre premier guide ; celle que je charge de ce porte-feuille s’intéresse à vous ; et si vous êtes forcée de vous séparer de celui qui vous accompagne, elle saura vous dérober pour un temps à toutes les recherches ; et ses amis et les vôtres trouveront des moyens de vous conduire en France, jusqu’à ce que des événements plus heureux vous ramènent en Angleterre triomphants et fortunés. Aujourd’hui, Caroline, il faut qu’il parte, qu’il se dérobe à la vigilance de ses ennemis ; le savoir en sûreté est le plus ardent des vœux de votre amie, lady Amélia. »

« Parles, reprit Charles II au mourant, de qui tiens-tu ce portefeuille ? — Il fut envoyé à Déborah, la gouvernante du musicien Law. C’était moi qui suivais les traces de miss Caroline, et qui vous trouvai avec elle dans le parc de Rochester ; vous me cassâtes un bras, et je fus reporté dans cet état à la maison du musicien, chez qui je devais attendre les ordres de milady Falcombridge qui n’était qu’à trois lieues de là. Mon camarade partit pour lui rendre compte de ma découverte. Dans l’intervalle, ma jeune maîtresse envoya cette lettre et ce porte-feuille à Déborah, qui ne les a pas reçus ; je m’en étais emparé pour les remettre à milady. Celle-ci me renvoya les ordres les plus pressants de vous suivre, et de ne pas vous perdre de vue jusqu’à la première ville, si toutefois nous ne nous sentions pas assez forts pour nous saisir de vous, et vous entraîner vers les premières gardes à qui nous devions vous remettre comme gens attachés au parti du roi que l’on cherche aussi de tous côtés. Tout malade que j’étais, il a fallu partir ; pour la seconde fois, je suis tombé dans vos mains ; et à cette heure il n’y a plus de fortune, je n’en relèverai pas. Mais prenez garde à vous, car mon compagnon Wil vous est échappé. » En disant ces mots, il lui prit une faiblesse qui fut la dernière, et il expira quelques minutes après.

« Il y a une erreur, dit tout bas Caroline au roi ; ces misérables, me voyant avec vous, vous ont pris pour Charles Belmour. Votre âge, votre taille, la même couleur de cheveux, les mêmes carnations, tout a pu les jeter dans l’erreur. Prince, vous n’êtes point connu ; mais quoique lady Amélia soit trompée comme les agents de sa belle-mère, je dois suivre ses conseils. Partez ; cette femme acharnée à me poursuivre, et croyant trouver en vous celui qu’elle persécute ainsi que moi, va peut-être nous atteindre de nouveau ; moi j’irai trouver le respectable Law ; et cette Déborah qui, dit-on, me connaît et s’intéresse à moi… Non, lui dit Charles II ; il en arrivera ce qu’il pourra, ne nous abandonnons point l’un et l’autre. Ma force et mon courage peuvent encore vous servir, et votre entretien a tant de charmes ! Votre raison est si consolante ! ne m’en privez point. Si vous ne pouviez en effet accompagner ma fuite, je ne veux pas du moins vous quitter errante dans les bois, et sous le toit d’une misérable chaumière. Je laisserai des amis en Angleterre, et je veux vous recommander à eux. Depuis quelques jours, vous jugez ce que vous devez attendre de mon respect pour votre sexe ; il égale mon admiration pour vos vertus. » Caroline n’osa refuser, quoique ce ne fût pas un avis très-prudent, et ils examinèrent ensemble le porte-feuille qui était fort riche, relativement à leur situation. Caroline força Charles II à prendre sur lui la moitié de ce qu’il contenait ; et après avoir aidé à l’hôte et au guide à cacher sous la terre le corps du malheureux agent des vices de milady Adelina, il changea encore d’habits avec le paysan, et reçut de lui, au lieu de bottes, une vieille paire de souliers. Ils partirent, et dans la route Charles fit à Caroline des questions sur son jeune ami, son nom, son rang, et sur les causes de l’inimitié de cette femme. Caroline, incertaine si elle pourrait passer avec le roi sur les bords où elle comptait retrouver sa famille, espérant que lui n’oublierait pas les services qu’elle lui avait rendus, pourrait connaître le lieu de leur retraite, et l’en informer, ne crut pas devoir lui déguiser plus long-temps le vrai nom de sa mère adoptive. Charles avait connu lord Goring ; il versa des larmes à son souvenir, et promit à Caroline de la placer auprès de la reine sa mère, et d’attacher Charles Goring à son service, s’il avait le bonheur de mettre le pied sur les côtes de France, et de retrouver ces personnages intéressants pour le fils de Charles Ier. Lady Amélia, convaincue que Caroline était avec son amant, ne faisait nul doute qu’elle ne sût ou rejoindre sa mère ; et cette fatale erreur la laissait dans une cruelle incertitude. Elle informa Charles II des motifs de la haine de milady ; et jugeant par la lettre d’Amélia que le nom de Goring lui était connu, elle comprenait trop que ce nom pouvait conduire le fils à l’échafaud, sur lequel on avait immolé le père.

Toutes les réflexions que les événements faisaient naître auraient adouci les fatigues du voyage, si le malheureux roi n’avait pas souffert de la petitesse des souliers que le paysan lui avait donnés. Il le blessèrent tellement, qu’au bout de trois milles, il fut obligé de les ôter et de marcher pieds nus. Bientôt les haies par dessus lesquelles il fallait passer eurent déchiré ses bas ; les terres labourées et les pierres tranchantes finirent par lui faire de cuisantes blessures. Caroline soutenait sa constance avec un soin infatigable. Quand ils trouvaient un ruisseau, elle lavait ses plaies, entortillait ses pieds avec de larges feuilles des plantes grasses qui croissent autour de marécages ; et quoiqu’elles fussent presqu’au même instant déchirées par la marche, elles rafraîchissaient un peu les chairs meurtries et entamées. À tout moment Charles II s’arrêtait et protestait qu’il allait demeurer en chemin, et qu’il préférait tomber dans les mains de ses ennemis aux tourments qu’il endurait. Caroline souffrait moins que lui, mais elle était accablée de lassitude, et cependant elle ne se plaignait pas. La constance est une vertu particulière des femmes ; en tout, elles la portent plus loin que les hommes. Elle consolait, elle encourageait, elle faisait par fois briller l’espoir, souvent en exaltant le courage qu’on avait perdu ; elle en faisait renaître une étincelle : ce que n’eût pas fait l’austère raison d’un ami, une jeune fille savait l’obtenir par des soins tendres et caressants. Enfin, après un demi-jour et une nuit, on arriva dans un lieu aussi misérable que le premier. Point de nourriture restaurante, point de liqueur bienfaisante ; un lit de paille, à peine du feu. Quelle situation pour un homme élevé dans la mollesse, et même pour une jeune femme à qui jusque-là rien n’avait manqué ! Mais le sommeil est un bien qui suit toujours l’excès des fatigues, quelle que soit leur cause. Sans cela tant d’infortunés en jouiraient-ils ! Leurs forces succomberaient à sa privation totale, et les premières atteintes du malheur dépeupleraient la terre. Charles et Caroline en jouirent pendant une journée, après qu’elle eut d’une main légère appliqué sur les plaies de son compagnon des herbes émollientes qu’elle connaissait, et qu’elle avait ramassées pendant sa route.

Le lendemain on sut procurer au roi des bas et des souliers en meilleur état que la veille ; les soins de Caroline empêchaient seuls l’effet dangereux des marches forcées ; car pendant quelques jours leur guide les conduisit d’une habitation à l’autre, toujours chez de pauvres catholiques, dont les facultés ne répondaient pas à leurs désirs obligeants. Enfin ils arrivèrent chez un ministre catholique aussi, nommé Huddelstone, chez lequel ils furent mieux couchés, mieux nourris, et qui rendit au roi des services inestimables dans sa position. D’abord il lui donna des vêtements ; les siens étaient déchirés par les épines ; son linge était en lambeaux. Il lui procura un cheval et le conduisit chez le lord Wilmot, comte de Rochester le même pour qui Caroline avait encore une lettre de Law. Le comte était caché aux environs de la maison de M. Huddelstone, dans le comté de Straffort ; il introduisit Charles II chez M. Laney, gentilhomme de cette province, et là il prit du repos, et retrouva toutes les commodités de la vie. Là, on délibéra sur la manière de le conduire à un port de mer, et de le faire embarquer ; il n’y avait pas de temps à perdre, car devant la porte de la maison, était affichée la proclamation du parlement qui mettait à prix la tête du fugitif pour une somme de mille livres sterlings, et déclarait coupable de haute trahison quiconque lui donnerait asile. Le fils de M. Laney, colonel au service de Charles, ouvrit l’avis de conduire le roi vers Bristol ; et afin qu’il pût échapper aux regards curieux, il lui proposa de courir à cheval devant la chaise de miss Jenny Laney, sa sœur, qui allait dans cette ville, chez une de ses parentes. Charles II consentit, mais alors il déclara quelle était la personne qui l’accompagnait, et que, dit-il, il ne voulait pas abandonner. Caroline remit au comte de Rochester la lettre de Law ; celui-ci la considérant avec le plus vif intérêt, d’après la recommandation de son vieil ami, et la reconnaissance de Charles, la conduisit à la jeune miss qui l’accueillit avec grâce ; et lui faisant reprendre des habits de femme, la plaça dans sa propre voiture sous le simple aspect d’une femme de chambre, ce qu’elle ne proposa pas sans lui en faire mille tendres excuses. Milord Wilmot n’en pouvait faire davantage ; obligé lui-même de se cacher et d’attendre que des amis lui rendissent la liberté de reparaître, le lieu de sa retraite n’aurait pas été très-sûr pour Caroline. Il était déjà assez embarrassé de la situation fâcheuse de sa femme qui, le jour de la bataille de Worcester, était accouchée de ce comte de Rochester, célèbre sous le véritable règne de Charles II, par ses talents et par les folies qui le conduisirent si jeune à la misère et au tombeau. D’ailleurs Caroline avait toujours l’espoir de s’embarquer avec le roi ; elle accepta donc les offres de miss Jenny ; et Charles II, métamorphosé en coureur, devançait la chaise de ces deux femmes. Pendant le voyage, miss Jenny disait, dans les endroits où elle couchait, que Williams, c’était le nom qu’elle donnait au roi, était un jeune fermier de son père qui n’allait avec elle que pour se remettre d’une fièvre-quarte dont il était atteint depuis plusieurs mois. Elle lui faisait donner une chambre à lui seul ; l’attentive Caroline avait soin de lui porter à souper ; et lorsque tout le monde était couché dans les auberges, elle et miss Jenny venaient passer quelques heures avec lui. Arrivés enfin à Bristol, chez mistriss Norton, on lui fit encore donner un logement décent, car on était convenu de ne pas l’y découvrir. Mais miss Jenny ayant recommandé qu’on lui portât un bouillon, le sommelier se chargea lui-même de ce soin ; et le regardant, il le reconnut, mit un genou en terre, et lui baisa la main. Charles II l’embrassa, lui recommanda le secret, et pria Caroline et Jenny de le lui faire jurer, les maîtres de la maison n’étant pas d’un caractère assez ferme pour s’exposer aux peines énoncées dans toutes les proclamations. Le bon homme observa la prudence qui lui était recommandée ; et après quelques jours de retraite, le comte de Rochester vint chercher Charles II et le conduisit chez sir Francis Windham, où il fut reçu avec une généreuse hospitalité. Là, Caroline, obligée de le suivre, fut reçue comme une parente de mistriss Windham, qui allait passer sur le continent pour des intérêts de famille. M. Ellison, ami de sir Windham, se chargea de trouver une barque à Lyme pour transporter en France deux passagers. Un patron s’offrit, fut bien payé d’avance, et indiqua sur le rivage, et près de la ville, un lieu où il promit de venir les prendre. Le roi, miss Caroline, lord Wilmot et sir Windham se rendirent dans une mauvaise auberge à l’entrée de la nuit. Inutile attente ! personne ne parut. Les heures s’écoulèrent dans une pénible anxiété, et dans la crainte d’être trahis. La femme du patron, zélée protestante, soupçonnant son mari de quelque projet dangereux, l’avait menacé de le dénoncer aux magistrats s’il sortait du port avant le jour. Elle n’avait aucun indice de la vérité, mais ses alarmes n’en exposèrent pas moins le roi au plus grand danger. Le jour parut ; c’était celui d’une fête solennelle ; un fougueux presbytérien qui avait servi dans l’armée du parlement contre Charles Ier, prêchait dans une petite chapelle, vis-à-vis l’auberge où étaient encore le roi et ses amis. Un nombreux concours de peuple l’empêchait de risquer son départ, quoiqu’il fût dangereux de rester. Un maréchal de la secte du prédicant s’approcha des chevaux, préparés pour les étrangers qui ne se montraient pas ; en examinant celui du roi qu’il tenait de M. Huddelstone, il dit à l’aubergiste que cet animal venait des provinces septentrionales, et qu’il le reconnaissait à la nature des fers. Celui-ci, ayant sans doute conçu des soupçons d’après les propos de la femme du patron, se rendit dans l’église, parla bas à plusieurs de ses amis ; ses discours parvinrent aux oreilles du prédicant, qui se hâta d’annoncer que Charles Stuart était dans l’auberge. Heureusement Caroline était près d’une fenêtre ; elle entendit prononcer ce nom dans la foule ; elle avertit le roi et ses amis, et tous ensemble, sentant qu’il ne fallait pas attendre la force publique, descendirent, montèrent à cheval, et s’éloignèrent au grand galop, sans que personne osât les arrêter, tant l’audace en impose à la foule. On avait cependant été chercher le constable qui, arrivant après leur départ, prit aussi des chevaux pour courir après eux, mais ils profitèrent de l’avance qu’ils avaient prise, et on les perdit de vue après quelques pas. Le roi n’osa pas cependant retourner chez sir Vindham, et dirigea sa marche sur Héales, près Salisbury. Vers Desborough, en tournant au pied d’une hauteur, il rencontra, sans aucun moyen de l’éviter, un régiment de cavalerie, qui défilait aussi du côté de cette ville. Quelle extrémité ! il est obligé de côtoyer la colline avec quelques officiers qui lui parlent, lui font des questions, et lui apprènent qu’ils cherchent Charles Stuart, et qu’ils se promettent de le rencontrer. Nul ne le connaissait ; ils se quittent, et en arrivant à Heales, le roi s’apperçoit qu’ils n’ont plus Caroline avec eux. Il se désespère de cette circonstance qui n’influait cependant en rien sur sa destinée. Mais l’habitude de quelques jours d’un malheur commun avait attaché ce prince à l’infortunée ; il admirait cette modestie naturelle et sans art, qui lui semblait une garde suffisante, et ne laissait pas entrer dans son âme le soupçon qu’on pût en passer les bornes : sa franchise, sa générosité, c’étaient des vertus dont un roi fait rarement l’expérience. Charles II n’avait encore rien vu qui ressemblât à Caroline ; et dans son ignorance des usages du monde, elle déployait un caractère si naïf, qu’il avait à ses yeux une teinte d’originalité singulièrement attachante. Il montra une douleur si vive, que sir Francis Windham repartit sur l’heure, et courut vers la hauteur où ils avaient rencontré les troupes, présumant que la frayeur l’avait détournée du chemin ; mais ses recherches furent vaines ; et pour mettre Charles Stuart en sûreté, il n’y avait pas un moment à perdre. Un prêtre de la cathédrale de Salisbury se chargeait de lui procurer le passage sur un vaisseau. Un officier des troupes royales, sous Charles Ier, promit de lui faire trouver une barque à Brigthelmsted ; il lui fallut donc quitter sa retraite d’Heales, où il avait été reçu chez un sergent nommé Hydes, sans être informé du sort de Caroline. « Le souvenir de cette jeune fille, dit-il à sir Francis, m’arrache des larmes ; je frémis à l’image de ses dangers. Windham, au nom de l’humanité ! au nom de votre roi malheureux et fugitif, suivez ses traces ; informez-vous de cette aimable fille, de cet être sensible, que sa bonté naturelle a porté à me secourir, à soulager mes ennuis, à soutenir mon courage ; dont la compatissante générosité s’est dépouillée en ma faveur. Mon cher Windham, nulle femme peut-être ne peut m’inspirer de semblables mouvements ; je la respecte et l’admire ; cherchez-la, protégez-la ; qu’elle trouve par vos soins un asile qui la dérobe à son odieuse ennemie ; traitez-la comme la sœur de votre roi. » Windham le promit ; Charles en exigea le serment. « Tenez, ajouta-t-il, en tirant de son sein une partie de la brillante agraffe de son chapeau, j’ai brisé ces ornements superflus ; que cette portion serve aux besoins de cette infortunée, jusqu’à ce qu’en sûreté dans un autre climat, je puisse assurer son bonheur en la rendant à ses amis. Et vous, mes enfants, qui m’avez accueilli au péril de votre vie, prenez ce diamant dont le prix peut améliorer votre sort ; et si Caroline venait se réfugier chez vous, qu’elle y trouve l’hospitalité que vous m’avez accordée. » À ces mots il les quitta ; cette fois il n’éprouva point d’obstacles à son départ, et vint aborder à Fécamp, où il se reposa de tant d’inquiétudes et de fatigues.