Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/03

CHAPITRE III.



Ah ! sans doute, si nos solitaires n’avaient eu à souffrir que la médiocrité, ils pouvaient encore se dire heureux ; mais il est des maux auxquels nulle situation ne peut dérober ceux qui en sont atteints. Cet instant de jouissance fut chèrement payé. Charles devait partir le soir même pour Dumbar ; lui seul pouvait aller y chercher des lettres qu’on attendait avec impatience. Ce n’était jamais sans trouble que mistriss Belmour voyait partir son fils ; et cette fois, ce trouble fut plus violent, parce que les circonstances étaient devenues plus critiques. Elle voulait y aller à sa place ; Charles lui représenta que ce serait exiger de lui une marque de pusillanimité dont il était incapable ; elle en convint, mais alors elle voulait l’accompagner. « Eh ! ma mère, lui dit-il, n’est-ce pas à moi de vous garantir de tous les dangers, et pouvez-vous croire que je renverserai l’ordre de la nature en vous employant à me défendre ? » — Mistriss Belmour soupirait, fixait son fils avec des yeux baignés de larmes, et sentait bien qu’il avait raison. Elle le laissa enfin partir, mais avec un serrement de cœur dont elle ne pouvait déduire aucune cause réelle. Caroline, non moins pénétrée du chagrin qu’inspire toujours l’absence, prit sur elle de le dissimuler, et chercha tous les moyens propres à soulager l’âme de sa mère adoptive. L’amitié lui fit atteindre ce but autant qu’il était possible, et mistriss Belmour se trouva moins agitée au déclin du jour. Montant dans sa chambre, elle fut étonnée de trouver sur une natte, auprès de son lit, la couche agreste de Caroline. Celle-ci lui déclara que, n’ayant jamais été si affligée du départ de Charles, elle ne voulait pas coucher seule. « Dites plutôt, excellente fille, que vous ne voulez pas me laisser seule moi-même. Ah ! croyez que je lis dans votre cœur ! » Caroline sourit, lui baisa la main, et commença une conversation qu’elle sut amener et soutenir avec tant de naïveté, qu’enfin mistriss Belmour s’endormit en l’écoutant. C’était justement ce que voulait Caroline, qui alors s’abandonna elle-même aux charmes du sommeil.

Les premiers rayons du jour les trouvèrent encore profondément assoupies ; Caroline s’éveilla la première, et mistriss Belmour longtemps après. Caroline s’était hâtée de remplir sa tâche de chaque jour ; et pour abréger la journée, elle engagea une promenade au dehors jusqu’à l’heure du dîner. Le repas fut assez paisible ; la jeune fille parlait beaucoup, variait ses sujets, et fixant toujours l’attention de sa mère, parvenait à la distraire de sa pensée dominante. Vers le soir, elles s’assirent dans la petite cour, auprès de la maison, occupées toutes deux d’un ouvrage à l’aiguille, lorsqu’un coup donné à la porte les fit tressaillir. Ce ne pouvait être Charles ; on ne l’attendait pas ce soir ; d’ailleurs il appelait et ne frappait jamais. Tomy ouvre ; un homme enveloppé d’un manteau, la tête couverte d’un casque, entre, reconnaît mistriss Belmour, et lui présente une lettre ; elle ouvre, un anneau tombe !… Il est mort, s’écrie-t-elle, et penchant sa tête sur le sein de Caroline, elle s’évanouit. Caroline interdite, se sent à peine la force de la soutenir ; elle appèle Brigitte, Tomy la seconde ; on emporte l’infortunée dans sa maison, et l’étranger veut sortir ; Caroline éperdue, privée de tout secours dans une si étrange conjoncture, se précipite vers lui, l’arrête par son manteau, sans savoir encore si c’est un ami ou un ennemi. « Je ne puis, lui dit-il ; il y va de ma vie si je restais un moment de plus ; allez, jeune fille, prenez soin d’elle ; elle est bien à plaindre ! » À ces mots, il s’éloigne, et Caroline, un instant immobile et sans idée, sort de cet état de stupeur pour voler au secours de son amie. Qu’on eut de peine à la faire revenir ! Et dans quel état ouvrit-elle les yeux à la lumière ! Dix fois dans cette affreuse nuit, Caroline, Brigitte et Tomy désespérèrent de sa vie ou de sa raison. Ces deux derniers ne savaient pas quel était l’objet de tant d’affliction ; et si le tableau avait donné quelques lumières à Caroline elles étaient faibles encore, et ne fournissaient à son esprit nul moyen de calmer ou de partager des mouvements si violents. Au point du jour, l’arrivée de Charles vint accroître le tourment de sa sensible amie ; il parut sous les habits d’un montagnard écossais. Son front était couvert des plus noirs soucis ; son œil était fixe ; sa bouche s’entr’ouvrait à peine pour articuler quelques mots. « Où est ma mère, dit-il à Tomy d’un ton farouche ? « Tomy épouvanté lui fit signe de monter. Il entre ; mistriss Belmour ne le voit point ; il ne voit point Caroline ; il contemple sa mère, et s’assied près de son lit sans prononcer une parole. Caroline, immobile devant eux, ne trouve pas en elle le courage d’interrompre cet affreux silence. Heureusement Charles n’était pas revenu seul ; un étranger se présente, et, s’adressant à Caroline, demande à pénétrer dans la chambre ; elle lui montre le lit de douleur sans lui parler, mais bientôt il offre d’aller lui-même chercher un médecin. Caroline joints ses mains en signe de prière, et l’étranger part à cheval. Pendant son absence, Charles appercevant enfin Caroline, lui tendit la main, et lui montrant sa mère : « Comment a-t-elle appris… ? — J’ignore ce qu’elle a su : un homme… Une lettre… Un anneau… — Où est-il ? — Le voilà. » Charles le prend, le presse de ses lèvres, le pose sur son cœur… Ô mon père ne pourrai-je te venger ! À ce mot, mistriss Belmour semble sortir des bras de la mort, et se jetant presque dans ceux de Charles : « Que parlez-vous de vengeance ? voulez-vous m’enlever mon fils ? arrêtez, Charles, arrêtez… » Charles n’eut pas le temps de lui répondre ; ce mouvement violent avait épuisé le peu de force qui l’avait ranimée ; elle retomba dans son accablement, et Charles dans ses réflexions, ou plutôt dans ce labyrinthe d’idées confuses, dont le résultat est une absence momentanée de raison. Caroline en avait entendu assez ; le portrait était celui d’un père et d’un époux ; cet époux n’était plus, et sans doute il venait d’être sacrifié au parti dominant. « Charles, dit-elle avec un accent si doux et si pénétré ! — Caroline, répondit Charles !… — Charles, vous avez du courage. — Il n’en est point à l’épreuve d’un malheur que rien ne peut réparer. — Voyez votre mère, et songez qu’elle va nous échapper si vous l’abandonnez. Malheureuse mère, elle n’est qu’une ombre fugitive prête à s’évanouir, si elle ne retrouve en vous un appui ; vous seul lui restez… — Vous avez raison, Caroline, mais mon père est mort ; il est mort sans honneur et sans gloire ! — Mais votre mère vit encore. — Caroline, un moment laissez-moi respirer ; ô nature ! ô mort ! — que vos décrets sont terribles ! Caroline se tut, et mistriss Belmour ne donnait que de faibles marques de vie, lorsque l’étranger reparut avec un médecin. Celui-ci vit un danger pressant dans l’état de la malade. Il la saigna promptement, et les prières de Charles et de Caroline l’engagèrent à passer une nuit auprès de leur mère. L’étranger était cet ami de Dumbar qui n’avait pas laissé revenir Charles avec cette affreuse nouvelle ; il avait craint le désespoir du fils et celui de la mère ; et la circonstance exigeant sur toutes choses que Charles demeurât inconnu, ils avaient tout deux pris le vêtement des montagnards, sous lequel ils n’avaient rien à craindre.

Le médecin étant dans la chambre de mistriss Belmour, Caroline, Charles et M. Tillotson se retirèrent dans celle de Caroline, qui était immédiatement à côté. Là, Charles prenant la main de son amie, la tint long-temps serrée entre les siennes sans pouvoir encore ouvrir la bouche ; mais enfin quelques larmes vinrent diminuer le poids énorme qui oppressait son cœur. « Caroline, dit-il, vous savez tout ; pardonnez si on vous a fait un mystère de notre sort ; alors nous croyions qu’il importait au salut… M. Tillotson, instruisez-la ; moi… je ne puis ni me taire ni parler.

L’étranger prit alors la parole : « Vous savez, Madame[1], dit-il, en s’adressant à Caroline, quels sont les maux qui accablent depuis si long-temps les îles britanniques. Les fureurs de parti nous ont livrés à toute l’horreur des guerres civiles. Je ne ferai point cet horrible tableau, dans lequel on verrait les familles combattre les unes contre les autres sur le même sol qui les vit naître ; le fils et le père, et les frères verser leur propre sang, combattre et mourir plutôt en assassins qu’en soldats. Mais ce que vous ignorez au milieu de toutes ces horreurs, c’est la part qui en a été réservée à mistriss Belmour. Son nom ne vous est point connu. Vous voyez en elle lady Goring, depuis peu comtesse de Norwick. Elle est fille du malheureux comte de Strafford, lâchement abandonné par Charles Ier, au commencement des troubles publics, et mort sur l’échafaud, en attestant des ordres donnés par ce prince faible et irrésolu. Le lord Goring osa cependant s’attacher à sa personne, et n’a été victime que de son zèle, dans le temps où l’Angleterre reconnaissait l’autorité du roi. Lord Goring était beau-frère de la comtesse de Derby, née française, de la maison de la Trémouille, qui, assiégée dans sa maison de Latham, au comté de Lancastre, soutint en 1644 un siège de deux mois avec un courage étonnant. Dès le commencement des troubles, lord Goring avait envoyé son épouse et son fils auprès d’elle ; il eut le bonheur de les délivrer sous le commandement du prince Robert[2], avant la bataille de Marston-Moor, et une partie des troupes de la comtesse servit à renforcer la garnison de Bolton. Mais cet avantage fut de si peu de durée ! bientôt, par l’imprudence du prince Robert, sa hauteur vis-à-vis du comte de Newcastle, beau-frère du lord Goring, habile général, et honnête homme, et son obstination à livrer bataille dans un état inférieur de forces et de position, Charles Ier se vit arracher le fruit de la victoire. L’aile droite de l’armée du parlement fut d’abord mise en déroute, mais l’aile gauche, commandée par Olivier Crumwel, se battit avec une fureur incroyable ; et lorsque l’aile droite des troupes du roi revenait de la poursuite, Crumwel l’attaqua avec une telle impétuosité, qu’elle fut entièrement rompue et dispersée, ainsi que le reste de l’armée. Le prince pouvait se retirer à Yorck ; mais effrayé de sa faute, et découragé par ce revers, il passa dans le Shropshire ; et le comte de Newcastle, indigné de sa conduite imprévoyante, quitta l’Angleterre. Lord Goring, pressentant les malheurs d’un parti si mal dirigé, se hâta d’écrire à la comtesse de fuir en Écosse avec son fils ; d’y chercher une retraite obscure, où sous un nom emprunté elle pût attendre les événements. Simple particulier, témoin et non acteur dans cette terrible scène, attaché à la maison de Goring, à celle de Newcastle, à celle de Derby, je fus chargé de diriger la marche de la comtesse, et de lui chercher un asile. Je lui proposai de passer sur le continent avec le comte de Newcastle, mais elle ne voulut jamais quitter la terre sur laquelle respirait son époux. Elle eut encore la satisfaction, si c’en est une, de l’embrasser avant de quitter la ville d’Yorck ; là, il lui promit de me faire passer souvent des nouvelles de sa situation ; il l’assura que, tant qu’il existerait, il ne songerait qu’à elle et à l’unique fruit de leur amour ; la prévenant que, s’il perdait la vie dans les combats, elle recevrait de sa part un anneau qu’il tenait d’elle, et qui serait remis entre ses mains par un jeune page qui leur était extrêmement attaché. J’eus le bonheur de guider les pas de cette famille fugitive ; de lui assurer une retraite, où elle est inconnue même à ceux qui l’entourent et la servent ; et je me suis établi à Dumbar, où, sous le prétexte d’une espèce de négoce, j’ai pu former quelques correspondances qui m’ont instruit de tous les événements.

L’année suivante, la perte totale de la bataille de Naseby, présagea les suites funestes du parti. À la tête de trois mille hommes de cavalerie, lord Goring y fit, mais en vain, des prodiges de valeur. Il fut encore défait à Lamport. Bristol fut pris encore par la faute du prince Robert ; et lord Goring, qui avait joint l’armée que le prince de Galles avait rassemblée en Cornouailles, passa en France chargé d’une mission secrette. À cette époque il m’écrivit, et me défendit d’en instruire sa famille. L’infortuné ! il se flattait d’obtenir des secours qui lui assureraient la victoire. Pourquoi ai-je obéi à ses ordres, et gardé ce funeste secret ? lady Goring aurait suivi son époux. Eh ! que ne peuvent sur un homme de bien, la présence d’un fils et celle de sa mère ! La comtesse l’aurait éclairé sur le danger d’une entreprise inutile, et d’un retour dangereux ; quelques ressources, et du courage, et l’on vit partout avec les objets de son amour. Il revint en Angleterre avec Montreuil, envoyé de France, dont la mission insignifiante ne produisit rien de favorable pour Charles Ier, il osa même, avec son courage accoutumé, venir chercher le prince de Galles, errant et fugitif dans les rochers arides du Scilly ; il lui porta quelques secours, et lui donna des conseils. Mais les Écossais ayant abandonné la défense de Charles Ier, il n’osa venir voir sa femme et son fils, quoiqu’il fût à Barwick. « C’est à Barwick que je l’ai vu, s’écria Caroline ; il eut un long entretien avec M. Melvil, et nous donna quelques personnes de sa suite pour nous escorter. »

« Lorsqu’enfin en 1647, le roi fut livré à ses ennemis par les commissaires écossais, la conduite de Crumwell envers lui laissa naître quelques espérances. La permission qu’il lui donna de voir ses enfants, les honneurs qu’il lui fit rendre, les promesses de le rétablir dans sa première dignité en imposèrent aux esprits crédules ; on ne voyait pas que plusieurs factions s’étant formées dans son parti même, par le fanatisme des diverses sectes religieuses, il n’avait point assez d’audace pour les vaincre, et que, hors de la tête des armées, Crumwell ne peut opposer aux obstacles que l’artifice et la duplicité. Cet homme ambitieux n’a point l’esprit de son caractère : plutôt altier qu’audacieux, il aura des moments d’emportement, et non de vrai courage. Ces moments passés, il sera faible et craintif ; toujours embarrassé des petites choses, il s’occupe d’écarter les plus légers obstacles ; on leur donne de la consistance à mesure qu’on s’en occupe, et on perd du temps à se rendre plus méprisable ou plus odieux. Charles Ier fut trompé ; il devait l’être dans cette lutte où il a succombé ; il n’a pas joué un rôle propre à honorer sa mémoire, ni à justifier l’attachement de quelques hommes dignes d’une meilleure cause. Le lord Goring avait facilité l’évasion du prince de Galles en France ; il fit encore une tentative dans les comtés de Kent et d’Essex ; mais Crumwell et Fairfax la rendirent vaine ; son parti fut détruit, et lui-même fait prisonnier. Enfin, Madame, le 30 janvier dernier, Charles Ier a subi son sort ; et après lui, on a condamné à mort tous ceux qui avaient porté les armes contre le parlement. Lord Goring, qui avait été créé comte de Norwick au milieu des camps était du nombre, et mistriss Belmour pleure actuellement un époux, et Charles un père. » — Eh ! moi aussi, je donne des larmes à son sort, s’écria Caroline, mais plus encore à celui de sa veuve et de son fils. » Charles lui prit les mains, les serra avec tendresse, et retomba dans le profond accablement qui l’avait empêché d’entendre le récit de M. Tillotson.

Il en fut bientôt tiré par un soupir qu’on entendit pousser à la malade ; elle parut sortir d’un profond accablement, et demanda son fils. On entoura son lit ; elle regarda très-attentivement tous ceux qui parurent, mais surtout M. Tillotson ; elle fit signe qu’on lui expliquât pourquoi il était là. On fut embarrassé de lui répondre ; on craignait de lui rappeler une idée qui ne semblait pas présente à son esprit. Le médecin vint au secours de l’amitié ; il lui défendit de parler, et même d’écouter ; elle fit encore un soupir ; et, après quelques instants, elle appela Caroline, et lui fit quelques questions sans suite. On voyait que la mémoire cherchait à ressaisir l’usage de ses facultés. La douleur revint avec elle ; la perte de son époux lui retraça celle de son père ; tous deux lui avaient été enlevés par le même genre de mort, tous deux avaient disparu ; son malheur se retraça tout entier ; et si on eut, à force de soins, le bonheur de lui conserver la vie, on avait lieu de craindre que sa santé ne fût pour toujours altérée par des revers aussi effrayants. M. Tillotson resta plusieurs jours, et il fut heureux pour Charles qu’un ami si prudent fût chargé de réprimer les transports dont son âme était agitée. Il ne respirait que haine et vengeance ; il voulait partir pour Londres, pour l’armée ; il voulait venger son père, rendre à sa mère ce qu’elle était loin de regretter, ses titres et ses biens. Lui-même en était peu jaloux, mais il voulait rendre à la mémoire de son père l’honneur que lui arrachait le nom infâmant de traître à sa patrie. M. Tillotson sentait que tous ces mouvements étaient dans la nature ; que la nature est toujours là, et qu’il ne dépend d’aucun homme d’arrêter sa marche. Il laissa un libre cours à sa direction actuelle, mais il tâcha de la faire varier, et de la ramener insensiblement du côté de sa mère ; sans autre appui que son fils, fallait-il ajouter un nouveau supplice à celui qu’elle endurait ! « Que pouvez-vous seul, lui dit-il enfin, contre un parti dominant, assuré de la victoire, et pourvu de tous les moyens de se maintenir quelque temps ? Irez-vous combattre des armées triomphantes ? et quand vous auriez encore des soldats, sur qui vengeriez-vous le père que vous pleurez ? Sur ceux qui n’ont pas ordonné sa mort ? Ainsi, dans tous les cas, vous vous immolerez sans fruit en sacrifiant une mère qui n’existe plus qu’en vous. Si des vaisseaux étrangers apportaient au sein de l’Angleterre une armée ennemie ; si toute la patrie se réunissait alors pour la repousser, alors il ne vous serait pas permis d’être spectateur dans la querelle générale ; vos bras et votre vie appartiendraient à votre patrie, fallût-il aller sur des bords lointains pour écarter à jamais l’étranger. Mais ici, pour ne pas devancer les temps, pourquoi ne pas attendre que les factions se détruisent les unes par les autres, et pourquoi vous exposer à être détruit par elles ? Ce sont elles qui, n’agissant que par convulsion, renversent les projets, perdent les états et quelle gloire y a-t-il à seconder leur délire ? Rien ne peut vous rendre votre père, mon jeune ami, et votre mère est un legs que vous tenez en ce jour de lui et de la nature. À qui l’oseriez-vous confier ? qui, dans ce désert, peut veiller sur elle, la garantir des recherches, fuir peut-être avec elle, satisfaire à ses besoins, la consoler enfin d’une perte dont les jours, les mois, les années ne peuvent effacer la profonde impression ? N’écoutez ni l’extrême douleur qui se forge des devoirs, ni la passion qui excite à les remplir : il vous en reste assez ; ils ne seront pas de ceux qui excitent l’admiration des hommes, mais de ceux qui inspirent à de belles âmes la douce satisfaction d’elles-mêmes. « Ce fut, non sans beaucoup de peine, que le courroux du jeune homme fit place à la raison. Caroline ne disait rien, et Charles augurait de son silence qu’elle blâmait la prudence de M. Tillotson. « Il ne m’appartient pas, lui dit-elle, de vous donner des conseils ; de vous seul doit dépendre votre détermination ; mais je ne puis entendre M. Tillotson sans croire à sa sagesse. » Charles s’éloigna d’eux, et quelques heures de réflexions l’amenèrent à ne point abandonner sa mère à de nouvelles inquiétudes, à ne pas l’exposer sans appui aux dangers qui pouvaient la menacer personnellement. La vie obscure n’est jamais du choix de l’ardente jeunesse. Plus d’une fois Charles, bouillant d’impatience, aurait voulu combattre à côté de son père ; il ne fallait pas moins que les ordres paternels pour le retenir ; souvent, comptant que la victoire se fixerait sous les drapeaux du lord Goring, il avait soupiré après les mêmes honneurs qu’attendait le vainqueur. En ce moment où le désir de la vengeance s’unissait aux désirs belliqueux, son ardeur semblait ne pouvoir se calmer. Le sentiment de son impuissance et celui de la nature l’emportèrent ; il se laissa guider. Sa mère, inquiète et troublée, reçut de lui le serment de ne l’abandonner jamais, et du moins, pouvant espérer que les mains d’un fils fermeraient sa paupière, ses regrets furent désormais l’unique source d’une langueur qui semblait devoir consumer sa vie.

Quelques jours après, lorsqu’elle commençait à se lever, et à prendre quelque part à ce qui se passait autour d’elle, le ministre, qui la visitait quelquefois sans la connaître, mais par estime pour ses vertus, vint à la chaumière. On ignorait qu’elle eût eu aucun sujet de chagrin ; on savait seulement qu’un mal subit avait mis ses jours en danger. Elle se plaignit de sa santé, et comme on voyait sur son visage la trace évidente des larmes, elle feignit une crainte extrême de quitter la vie, son fils, et cette jeune parente, dit-elle, orpheline et sans fortune. Le pasteur essaya de la rassurer, et traitant adroitement de différents sujets, il lui demanda si elle était instruite que miļady Falcombridge faisait réparer le château de l’Hermitage, et qu’elle comptait venir y passer quelques mois de la belle saison avec lady Amelia sa belle-fille. Non, répondit mistriss Belmour, s’efforçant de cacher son trouble. Quelle fantaisie, répliqua M. Tillotson, peut amener en ce désert la fille de Crumwell, au moment du triomphe de son père ? — Vous ne savez pas, répondit le pasteur, que milord Falcombridge ne sert son beau-père que par politique. Il voit quel est le but de son astucieuse conduite, et leurs opinions ne sont plus d’accord. Milady est d’un caractère violent et hautain ; elle voudrait dominer son père comme son époux, et l’un est moins facile que l’autre. Crumwell employera tous les actes de violence nécessaires pour accroître et affermir un pouvoir encore incertain ; mais il désapprouve dans sa fille ce qui ne lui est pas utile à lui-même ; il la connaît trop bien pour ne s’en pas défier, et peut-être l’éloigne-t-il à dessein, de son mari, qu’on sait être gouverné par elle. On dit que lady Amélia, élevée par une maîtresse de pension habile et sage, est un ange de bonté ; elle n’a pu contracter ni les vices, ni les défauts de sa belle-mère, qui paraît cependant l’aimer avec une tendresse qu’on n’attendrait pas d’elle. — Elle fut, dit-on, l’amie de la première épouse de lord Falcombridge, dit le jeune Charles. — Son amie… ! reprit M. Tillotson avec un sourire un peu amer ; non pas son amie ! Alors, la fortune de miss Adelina et son éducation peu soignée ne lui permettaient pas de semblables liaisons d’amitié. — Miss Adelina, reprit le ministre, fut introduite dans la maison par Milord lui-même, sous le prétexte de veiller à la première éducation de lady Amélia. On remarqua dès lors qu’il régnait entre elle et Milord une familiarité contraire aux bonnes mœurs ; on en avertit milady Henriette Levelyn, son épouse ; mais Adelina témoigna une si grande tendresse pour l’enfant ; l’enfant lui paraissait si attachée, que cette habitude de part et d’autre servit de prétexte pour la retenir. Lady Henriette, languissante et affaiblie par une première couche, ne semblait pas promettre d’autres héritiers, et la famille de Levelyn, jalouse de conserver à la jeune Amélia les biens immenses de sa mère, ne voulait pas que cet enfant fût contrariée. Milord Falcombridge, son père, devait avoir pendant sa vie la jouissance de toute la fortune apportée par lady Henriette, si elle mourait sans enfants ; si, au contraire, elle laissait un ou plusieurs héritiers, Milord devait leur rendre compte de la totalité des biens, et n’en conserver qu’une part d’enfant dans la jouissance. Lady Henriette l’avait ainsi voulu, en épousant par inclination lord Falcombridge, et disposant des volontés de ses parents dont elle était adorée. On dit que ses jours furent abrégés par le chagrin de voir une rivale maîtresse du cœur de son mari ; on dit qu’Adelina fut coupable des artifices les plus incalculables pour rompre de lien qui unissait les deux époux. Elle mourut enfin, lorsque la jeune Amélia n’avait encore que dix-sept mois. Un an après, Adelina devint l’épouse de Lord Falcombridge, et l’on vit avec étonnement paraître une petite fille, cadette d’Amélia, qui fut reconnue comme sa fille et celle d’Adelina, et légitimée par ce mariage. La famille Levelyn ne s’en inquiéta point ; celle-ci n’avait de droits qu’au partage des biens du père ; et Amélia demeurait si riche du côté de sa mère, qu’on n’envia point pour elle ce que la naissance d’une autre fille lui enlevait. Au reste, cet enfant ne semblait avoir vécu que pour réparer l’honneur de sa mère, car elle mourut pendant un voyage que ses parents avaient fait à Londres, et Adelina ne put se consoler de la perte de sa propre fille qu’en embrassant Amélia qu’elle a depuis chérie comme son enfant, et semble en avoir tous les droits sur son cœur. Heureusement nul autre fruit de son union n’est venu étouffer cette amitié qu’elle a dû affecter d’abord, et qui en elle est devenue affaire d’habitude.

La conversation finit là. Le ministre sortit, et M. Tillotson s’occupa de rassurer mistriss Belmour sur les suites d’un voisinage aussi dangereux. Elle voulait fuir avec son fils, mais cette démarche parut imprudente à son ami ; elle lui sembla propre à éveiller les soupçons, à faire épier les démarches, à examiner mille petites circonstances, à conduire à la découverte d’un rang qu’il fallait cacher. Crumwell pouvait bien peut-être oublier une femme désormais sans appui, mais il ne pouvait laisser vivre paisiblement le fils et l’héritier du lord Goring, surtout en Écosse, où déjà l’on cherchait à rassembler les amis de Charles II, à lui former un parti, et à soutenir sa cause par la force des armes. Il conseilla la plus grande prudence, et promit au reste que sa vie entière serait consacrée au salut de lady Goring et de son fils.

Cependant trois mois se passèrent sans aucun événement. Mistriss Belmour ne mettait plus d’obstacles au penchant de ses jeunes enfants. Tous les prestiges étaient évanouis ; la mort du lord Goring avait effacé tous les préjugés, anéanti toutes les espérances : Charles paraissait condamné à une profonde obscurité. Dans cette situation, il lui fallait au moins une compagne de son choix ; une épouse capable de le dédommager, par un bonheur paisible, de cette autre espèce de bonheur dont on se détache avec peine. Les plaisirs domestiques sont comptés pour rien dans la splendeur. Mistriss Belmour crut qu’ils pouvaient constituer la félicité d’une vie agreste. Elle se rendit aux désirs de son fils ; elle sut lire dans le cœur de la modeste Caroline ; elle y chercha un aveu qu’on n’aurait osé lui faire et, sentant pour elle-même le prix d’une telle fille, elle avait promis de les unir au commencement de l’hiver suivant.



  1. En Angleterre et en Écosse les filles de qualité portent le titre de Lady ; en leur parlant, on les appèle toujours Madame ; en parlant d’elles on joint toujours aussi le nom de Lady à leur nom de baptême, que suit leur nom de famille quand il est nécessaire. Les filles de parents non titrés sont appelées Miss ; on les nomme ainsi en parlant d’elles ; mais dans la société, en leur parlant à elles-mêmes, on les appèle Madame ce serait un défaut d’usage et de politesse de leur adresser la parole sous le nom de Miss. Cette coutume qu’on apprend par la fréquentation des personnes de la bonne compagnie anglaise, semble ignorée de quelques auteurs modernes ; et ce défaut d’usage du monde qui blesse les personnes qui en sont instruites, et les étrangers chez qui on place le lieu de la scène, qui cependant est peu de chose en lui-même, prouve que l’on s’attache à blâmer des points de peu d’importance, plutôt que de s’attacher à d’autres qu’on devrait souvent applaudir.
  2. Neveu de Charles Ier.